Le 7 de la lune de Zilcadé
Usbek à Rhedi,
L'Ecole m'a fait découvrir un grand secret de la politique : l'histoire marche en crabe. Est-il possible de la faire courir comme un lévrier ? Le crabe de Varsovie voulait que l'Europe fît un pas de côté: tu l'as vue se mettre à l'écart de la route suivie par ses compagnons de chaîne, tu l'as vue se placer seule sous le joug de l'étranger. Du coup, le crabe entier s'est trouvé fort étonné de voir une partie de sa carapace infortunée trottiner à ses côtés sur un chemin plus amer encore de sa servitude; et il s'est demandé si cette déviation de son itinéraire de galérien allait demeurer parallèle à l'empêtrement de ses pattes dans sa propre vassalité ou entraîner toute la carcasse sous un sceptre dont l'acier serait mieux trempé que le précédent. Alors une pâle lueur s'est allumée un instant sous l'os frontal de l'Europe des esclaves et des dupes, tandis que l'autre moitié du crustacé décapode brandissait fièrement l'emblème de sa servitude sur les bords de la Vistule.
Cet événement a donné un coup de pouce inespéré à l'Europe des laquais, puisqu'elle s'est aperçue que la route empruntée par le traité de Rome se trouvait prise au piège qu'elle avait sottement tenté d'éviter: car l'empire américain était à ce point dominant au sortir de la guerre de 1940 à 1945 qu'il avait conduit la France et l'Angleterre au naufrage politique et militaire à Suez en 1956. Face à l'alliance atomique un instant retrouvée entre Washington et Moscou, Paris et Londres avaient songé qu'il serait possible de remédier au désastre de la capitulation des armes de l'Europe et au naufrage politique qu'entraîne la défaite des armes si l'on conduisait les citoyens sur des routes bucoliques qui leur permettraient de tourner la difficulté politique : la communauté européenne du charbon et de l'acier, puis l'union économique du Vieux Continent, autant de chemins pastoraux fort utiles et qui gagneraient du temps. Puis, à l'heure convenue, on sonnerait le tocsin et l'on cesserait d'un seul coup de cacher aux corps électoraux ignorants et effarouchés les motivations et la finalité réelles du Traité de la résurrection du Grand Trépassé.
Mais un demi siècle plus tard, cet anesthésiant de la défaite avait si bien endormi deux générations de l'Europe de Clochemerle que huit peuples bercés et bernés par le mythe d'un Eden commercial se sont ruées sous le drapeau de l'empire de la Liberté et de la Justice universelles ; et elles ont courbé l'échine sous un commandement césarien arc-bouté aux saints évangiles de la foi démocratique. Par malheur, le conquérant a échoué dans son entreprise d'étendre jusqu'en Irak les félicités et le blindage de son paradis truqué et l'Europe des enfants de chœur du suffrage universel s'est trouvé complice du carnage d'une population dont le tyran présentait l'avantage, aux yeux de l'agresseur, de disposer d'un immense trésor de guerre: des puits de pétrole inépuisables. Mais tu n'imagines pas, mon cher Rhedi, combien la marche de côté des crabes de l'or noir a besoin de se répéter sous des formes toujours changeantes pour que les dix pattes du crustacé se trouvent alertées : il a fallu attendre le mois de juin 2007 pour voir la Pologne et la République Tchèque, qui s'étaient montrées les mercenaires les plus ardents et les plus joyeux de César en Irak, faire un second pas de côté.
Alors seulement, l'Europe de l'infantilisme politique a semblé ouvrir un œil et découvrir que le traité de Rome n'était qu'un gigantesque attrape-nigauds, parce que la politique et l'économie font la paire et qu'il faut que l'un porte les armes et l'autre l'escarcelle pour que les deux compères incarnent le personnage qu'on appelle l'Histoire blasonnée d'une majuscule. Mais tu sais que la plupart des crabes décapodes sont comestibles, notamment le crabe tourteau et le crabe araignée, et que l'Europe paraît réunir les deux espèces en une seule ; car si le crabe bureaucratique est une araignée indestructible, le Vieux Monde n'en converge pas moins de toutes ses pattes vers le crabe tourteau, qui permet aux souverainetés, aux identités et aux traditions de se fondre dans le creuset d'une identité anonyme et informe.
Mais la grande innovation qu'illustre la démarche de biais de la Pologne et de la République tchèque a été d'allumer dans les neurones du crustacé une lueur d'intelligence certes encore imperceptible, mais qui pourrait suffire à faire comprendre aux foules catéchisées par la révélation de la 1789 que la politique demeure l'affaire des grands fauves et qu'il n'est pas d'empire dont le sceptre ne soit aussi un poignard. L'Europe devra donc choisir entre son allégeance à un empire aux glaives aiguisés sur les champs de bataille et sa disparition de l'arène de l'histoire. Or, un indice précieux du mûrissement des esprits démocratiques n'est autre que les progrès de la réflexion sur les raisons fort peu dévotes du zèle de l'empire du Nouveau Monde et de la Grande Bretagne de faire entrer la Turquie dans l'Europe pieusement invertébrée du tourteau et de l'araignée. Car Washington et Londres ont mis en observation dans un bocal une cervelle-type du crabe pluricellulaire afin de vérifier sur cet échantillon qu'une Europe-magma n'aura jamais d'armure, donc d'identité politique, mais que si, par malheur, il naissait une classe dirigeante suffisamment courageuse pour expliquer aux spécimens de l'espèce les conditions de leur survie dans une histoire désanesthésiée, cette élite politique commencerait pas demander aux dirigeants du Vieux Monde de n'accepter dans l'Union que des Etats bien décidés à renouveler le serment des trois cantons suisses qui, en 1291, jurèrent de s'unir et de croiser le fer tout seuls avec le puissant duc d'Autriche.
Quel immense défi que celui de la folie du courage ! La vie est un rendez-vous avec la mort ; mais la politique est un rendez-vous des phalanges de leur poussière avec la vaillance d'un destin. Quel destin que de donner un élan politique au gigantesque crustacé européen, alors que la Suède, la Finlande, la Hollande, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie et surtout l'Angleterre et la Turquie ne réduiront jamais l'araignée administrative qu'à une Europe-tourteau.
Mais si trois minuscules conjurés helvètes ont pu défier avec une arbalète le géant politique de l'Europe de la fin du XIIIe siècle et le vaincre dans plusieurs batailles épiques à seulement faire rouler du haut de leurs montagnes des pierres sur les armées de l'époque, on se dit que l'Europe des Helvètes du XXIe siècle ne restera pas l'arme au pied face à l'empire qui dit tranquillement à la France : " Nous ne croyons pas que votre Président aura l'audace et l'effronterie de faire de l'Europe un contrepoids à notre puissance. Nous lui demandons seulement de nous prêter main-forte dans notre conquête de tout le pétrole du monde. Notre Iran, notre Darfour, notre Irak vous attendent. "
Le 7 juillet 2007
perso.orange.fr