Le 8 de la lune de Zilcadé
Uzbek à Rhedi,
Aux dernières nouvelles, la marche fatale d'Israël vers Massada a commencé. La Russie l'a compris avec regret, car en 1948 elle avait reconnu l'Etat hébreu la première ; mais puisque la situation anthropologique au Moyen-Orient est insoluble et puisque la science historique actuelle ne dispose pas des méthodes d'analyse qui lui permettraient de l'interpréter, M. Poutine estime qu'il est plus sage de laisser les masques de Tartuffe tomber tout seuls que de se lancer dans des négociations vouées à l' échec. Le dernier coup de force de l'empire - il vient, sans consulter l'Europe , d'imposer au monde la désignation de M. Tony Blair au poste de pseudo négociateur entre Israël et le Fatah - a été accueilli avec un haussement d'épaule au Kremlin, tellement cette provocation irrationnelle a aussitôt déclenché la fureur d'une grande partie de la presse britannique et arabe. On ne pouvait mieux commencer de faire tomber les écailles des yeux au monde entier.
Mais si toutes les chancelleries savent que Machiavel est de retour et si le génie diplomatique se ressource à l'école des doges de Venise, il est de bonne guerre de laisser le héros de Molière entrer à coups de canon dans la maison d'Orgon - celle que la sainteté de la démocratie est devenue à l'échelle de la planète . L'Occident se trouve donc à la croisée des chemins : ou bien elle rédige son cogito ergo sum cartésien les yeux fermés - son " Je pense, donc je suis " - ou bien elle se pose au préalable la question de savoir non seulement quelle est son identité cérébrale quand elle croit penser, mais à quelles conditions il sera encore possible à l'Europe de la raison de soutenir qu'elle sera demeurée un roseau pensant.
C'est pourquoi l'école juge indispensable d'apprendre à peser l'âme et l'esprit des héros de la liberté, et d'abord des tyrannicides illustres, qui se trouvent bizarrement absents de la littérature mondiale, à l'exception de Guillaume Tell, le célèbre arbalétrier auquel Schiller a accordé la grâce d'en faire un élu de sa plume. Mais si ce personnage vivra à jamais au paradis de son immortalité littéraire, la biographie ne réserve pas toujours aux acteurs dignes d'Eschyle et de Shakespeare un sort à la hauteur de la noblesse de leur sang: le destin de l'enveloppe charnelle du tireur légendaire fait un cruel contraste avec l' éternité de sa mémoire, puisque ce symbole de la révolte des vassaux mourut cloué à son bureau de receveur de l'Eglise du bourg de Burglen. Le continent vassalisé dont je t'ai raconté hier les mésaventures mi tragiques, mi poussives fera-t-il, lui aussi, déménager Schiller à Burglen?
Pour éclairer un drame si bien domicilié entre la croix du temporel et le paradis de la parole, il faut peser les trois pommes mi-réelles, mi-irréelles de leur servitude que le créateur de la Genèse avait posées sur la tête de ses créatures de l'époque , la théologie des saint Thomas, le géocentrisme cosmologique et la psychologie biblique du Moyen-Age . Les Guillaume Tell modernes perceront-ils de leurs flèches les fruits tentateurs qui alourdissaient les branches du pommier de la connaissance dans l'Eden ou bien l'Europe des Newton, des Darwin, des Freud, des Einstein est-elle tout entière devenue la civilisation de l'araignée et du tourteau dont je t'ai décrit la marche en crabe dans ma précédente missive ?
L'Ecole des simianthropologues de Paris est consternée par le destin parallèle de Guillaume Tell et de l'Europe rudimentaire des enfants de chœur de la politique; mais elle pense tirer d'utiles leçons des orages qu'elle entend gronder dans les souterrains de l'histoire. Car, d'un côté , tu remarqueras que l'empire américain se sert de ses armes de destruction massive afin de fractionner le monde en cantons suisses . Aux dernières nouvelles, Washington a réussi à scinder la Palestine entre deux sacristies, celle du Hamas et celle du Fatah, l'Irak entre trois régions aux théologies rivales , la Yougoslavie entre la Serbie, la Croatie, la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, dans lequel une phalange de nobliaux nés de la dernière pluie se parent des blasons de leurs ancêtres. Mais nous sommes loin du compte : l'empire rêve de scinder le Liban en principautés ethno-religieuses, de diviser l'Arabie Saoudite en de multiples sultanats , de découper l'Iran en provinces , d'enlever à la Turquie le tiers de son territoire afin d'y fonder un Etat kurde ; quant à l'Europe des arbalètes, elle se partage entre ses vassaux et les Guillaume Tell qui voudraient bien percer d'une flèche la pomme de l'OTAN posée sur la tête des sacristains du Vieux Monde.
Nous laisserons-nous réduire à un caravansérail de nations privées de toute volonté propre, donc dépossédées de destin politique par les institutions de curie que nous nous serons données ? Car si nous entendons jouer des coudes au milieu des géants dont les saints sièges nous entourent , nous nous dresserons nécessairement en rivaux face à l'empire des théologiens de la démocratie d'outre-Atlantique , ce qui nous interdira de nous ligoter à une Constitution fédérale apeurée et ectoplasmique , puisque nos nains cantonaux ne joueront jamais avec vaillance la carte des retrouvailles de l'Europe avec la grandeur de l'ex-empire romain. La densité en héros est faible parmi les Pygmées.
Mais si la stratégie de l'helvétisation systématique du globe terrestre est la clé de la vassalisation poussinière du monde moderne et de son enrégimentement catéchétique sous les faisceaux d'une démocratie impériale, n'oublie pas que cette ambition se trouve favorisée par la régionalisation de la planète des cerveaux : les Basques prennent les armes afin de s'exprimer dans leur dialecte, la Corse fonde son identité réelle sur un idiome infra-littéraire, la Catalogne est fière de disposer d'un dictionnaire et d'une grammaire à elle, l'Ukraine ne veut pas donner de la voix en russe, la Mongolie veut parler le mongol, la Georgie le géorgien , l'Arménie l'arménien. Quant à la République helvétique, même le Conseil fédéral y parle un patois germanique et chaque canton dispose du sien. On distingue un Zurichois d'un Bâlois, un Bernois d'un Lucernois aux tonalité particulières de leurs dialectes.
L'exemple helvétique devient plus paradigmatique encore si tu songes que, les conjurés helvètes de 1291 ne sont jamais parvenus à forger une véritable identité nationale, et cela précisément en raison de leur tragique déchirement entre leur identité linguistique et leur identité politique . Sept siècles après Guillaume Tell , deux grands écrivains de langue allemande , Fritsch et Dürrenmatt ont paru à Zurich et à Berne , et un Vaudois, C.F. Ramuz à Lausanne : mais les premiers sont édités en Allemagne et le second a fait connaître à Paris ses efforts de rendre épique la langue de son canton. On ne fait pas une nation avec des expatriés linguistiques. Un pays divisé entre Goethe, Molière et Dante ne fera jamais qu'une société anonyme dirigée par un Conseil d'administration. Encore les Helvètes tentent-ils d'apprendre au moins deux langues sur les trois qui se partagent leur territoire, alors que les Européens s'efforcent de balbutier une seule langue, mais étrangère à leur génie. C'est pourquoi les descendants de Guillaume Tell illustrent le destin éclaté de la civilisation européenne : comment échapper à la neutralisation politique sur un globe terrestre en marche vers la tour de Babel de son émiettement culturel ?
M. Giscard d'Estaing vient de proposer à l'Angleterre qu'elle quitte l'Union européenne, ce qu'elle n'acceptera évidemment jamais, puisque c'est demander à cette île de renoncer à la fois à sa volonté d'helvétiser l'Europe et aux ambitions industrielles et commerciales indispensables à la survie politique de son insularité. Le crabe européen continuera donc d'avancer latéralement . Mais si le décapode se trouve réduit à quatre pattes, la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne, parce que trois arbalétriers tardifs se seront décidés à chasser l'occupant en imitateurs du Guillaume Tell de la France, un certain Charles de Gaulle, quel sera le poids de ces quatre mousquetaires dans le monde de demain? En seront-ils réduits au rôle d'administrateurs de leur minusculité à Burglen ?
Dis-toi bien que l'histoire du crustacé résigné dont je t'ai raconté la marche en crabe ne va pas s'arrêter en si bon chemin . Songe que les descendants de Guillaume Tell ont payé les exploits de leur ancêtre par la réduction de leur Etat à une neutralité perpétuelle, donc par leur éjection pure et simple de l'histoire du monde. Quel profit politique ont-ils retiré de l'assassinat de leur tyran, un certain Gessler qui avait ordonné à la population de saluer son chapeau élevé dans les airs sur la place d'Altorf, qu'ont-ils fait de leur victoire à Morgarten, qu'ont-ils fait de leur serment de fonder la première démocratie de l'Europe moderne ? Un demi millénaire plus tard, ils avaient affiné les doigts de leurs rudes vachers jusqu'à fonder la première industrie horlogère mondiale, puis au XIXème siècle la première hôtellerie de luxe de la planète, puis le premier système bancaire protégé par le secret au sein des démocraties tentaculaires. L'Europe se proclamera-t-elle, elle aussi, horlogère , hôtelière et bancaire entre la Chine montante, la Russie de l'avenir , un monde hispano-américain sur le point de briser les chaînes de son asservissement au dollar, une Afrique que l'Asie ne laissera pas tomber dans l'escarcelle du Nouveau Monde et un ex-empire des Indes sur le point de rejoindre le club des puissances thermonucléaires ? Dans l'ouragan de l'histoire, l'Europe proclamera-t-elle sa neutralité perpétuelle ou bien se mettra-t-elle à l'école de son génie des tempêtes?
Dans ce cas, de quelle arbalète de la pensée transhelvétique le Continent des grands inventeurs devra-t-il épointer les flèches? De celle de la connaissance du sang des héros. Tu sais que les prophètes sont des guerriers-nés : ils voient tout de suite que le sang du ciel diffère de celui des peuples et des nations d'esclaves . Mais si la couleur du sang de la servitude est la même que celle du sang de la liberté, quelle alchimie nous apprendra-t-elle à connaître la substance, la transparence, la légèreté du sang des âmes ?
Les simianthropologues français ont longtemps cherché la méthode qui leur a permis de séparer en laboratoire les molécules du sang de l'immortalité de celles du sang animal ; mais ils n'ont pas tardé à découvrir que l'hémoglobine de " Dieu " ne donne jamais à ses créatures que le sang d'une grâce qu'elles possèdent déjà. Ils ont donc consulté les auteurs du premier traité du sang de la parole ; et ils ont découvert que " Dieu " boit le néant d'une seule gorgée, tellement il se confond aussitôt à la parole de chair et de sang qui le fait reconnaître à la souveraineté de son pas. Puis l'Ecole s'est demandé comment les prophètes incarnent leur esprit ; car ils servent un pain et un vin singuliers à leur table, et ils disent aux convives : " Voici ma chair, voici mon sang, mangez et buvez ", ce qui provoque une dispute violente parmi leurs invités, parce que les uns se jettent avec vocacité sur ce pain et ce vin, tandis que quelques-uns se disent les uns aux autres : " Ce pain et ce vin-là seraient-ils d'une autre nature ? Ce pain et ce vin-là seraient-ils ceux des héros et des dieux ? "
Alors l'Ecole est parvenue à se demander quelle chair et quel sang Schiller avait lancé dans l'histoire du monde ; et c'est ainsi qu'elle a réussi à construire le premier pont qui ait jamais été lancé vers le vrai sang des hommes. Car elle a tenté de se mettre à l'école de l'enseignement anthropologique des Guillaume Tell de l'Europe ; et elle s'est demandé comment le sang des esclaves coule dans leurs veines, et comment le Vieux Continent a été contaminé par ce sang, et comment ce sang a commencé de se transmettre d'une génération à l'autre depuis 1945, et comment les géniteurs élevés à l'école des esclaves le transmettent dès le berceau à leur progéniture, et comment l'école et le livre présentent le relais de la mise en esclavage des cerveaux et des corps, et comment le chapeau des Gessler de la démocratie se dresse au sommet d'une pique sur toutes les places publiques de l'Europe, et comment les Guillaume Tell de demain profiteront d'une tempête de l'histoire pour repousser du pied la barque du tyran, et comment quelques archers se cacheront dans les chemins creux et perceront d'une flèche les rois de la servitude du monde.
Mais l'Ecole est allée encore plus loin dans ses analyses du sang de la servitude. Car elle vient tout juste d'inaugurer rue des Ecoles le premier laboratoire de la connaissance anthropologique du sang des vassaux, ce qu'elle n'a évidemment pu réussir que par l'observation des composantes chimiques du sang de Dieu . Pour cela, il lui a fallu s'initier aux mystères de l'hémoglobine du ciel et de l'hémoglobine des esclaves ; et elle a découvert que Schiller avait fait débarquer son héros à la manière de tous les créateurs, qui reproduisent , comme je te l'ai déjà écrit, le scénario de la Genèse en ce qu'ils débarquent dans la parole qu'ils incarnent et dont ils donnent la chair à manger et le sang à boire aux vainqueurs de la nuit et de la mort.
Alors seulement l'Ecole est parvenue à observer la composition du sang de Guillaume Tell dans le laboratoire, demeuré, pour l'instant unique au monde, dans lequel les premiers simianthropologues de la planète étudient la symbolique des âmes saignantes. Je ne doute pas que leurs travaux livreront un jour à l'Europe les ultimes secrets de l'étoffe du chapeau de Gessler.
La petite Europe de l'araignée et du tourteau, la petite Europe qui marche en crabe, la petite Europe de Burglen attend ses prophètes. Le Vieux Continent inventera-t-il l'arbalète dont la flèche percera les pommes de la servitude sur la tête des fils d'Euclide et de Copernic, d'Eschyle et de Darwin, de Sophocle et de Schiller ? L'Ecole pense que l'Europe des esclaves a besoin de la chair et du sang des tyrannicides. Elle soutient que ces poètes-là font ramer le monde dans le vent d'une parole incarnée .
Le 8 juillet 2007