Une sage décision accueillie par des calomnies, de l'obstructionnisme, de la pensée impériale et de la russophobie.
Par Stephen F. Cohen - Le 9 janvier 2018 - The Nation
Le président Trump a tort d'affirmer que les États-Unis ont détruit État islamique dans la grande zone du nord-est syrien qu'il tenait - c'est la Russie et ses alliés qui l'ont fait - mais il a raison de proposer de retirer les 2 000 militaires étasuniens stationnés dans ce pays ravagé par la guerre. Ce petit contingent américain n'a aucune utilité pour un combat ou un objectif stratégique positif à moins qu'il ne serve à contrecarrer les négociations de paix actuellement en cours sous la direction de la Russie ou à servir de tête de pont pour une guerre américaine contre l'Iran. Pire encore, sa présence représente un risque constant que des militaires étasuniens soient tués par des forces russes opérant également dans cette zone relativement restreinte, risquant ainsi de transformer la nouvelle guerre froide en un conflit très chaud, même par inadvertance. Que Trump comprenne ou non ce danger, sa décision, si elle est réellement mise en œuvre - on y résiste farouchement à Washington - rendra les relations américano-russes, et donc le monde, un peu plus sûres.
Néanmoins, cette décision de Trump, de même que son ordre de réduire de moitié les forces américaines en Afghanistan, a été « condamnée », comme l'a rapporté le New York Times, autant par « la gauche que la droite, par tout le spectre idéologique ». L'analyse de ces condamnations, en particulier celles du New York Times et du Washington Post, qui façonnent l'opinion publique, et sur les interminables infos (très peu informées) de MSNBC et de CNN, révèle une fois de plus la pensée alarmante qui est profondément ancrée dans l'establishment politique et médiatique bipartisan américain.
Premièrement, aucune initiative de politique étrangère entreprise par le président Trump, aussi sage soit-elle au regard des intérêts nationaux américains, ne sera acceptée par cet establishment. Toute personnalité politique éminente qui le ferait serait rapidement et faussement qualifiée, dans l'esprit malveillant du Russiagate, de « pro-Poutine » ou, comme le sénateur Rand Paul, sans doute le seul homme d'État en politique étrangère du Sénat aujourd'hui, d'« isolationniste ». C'est sans précédent dans l'histoire américaine moderne. Même Richard Nixon n'a pas été soumis à de telles contraintes sur sa capacité à mener une politique de sécurité nationale pendant le scandale du Watergate.
Deuxièmement, il n'est pas surprenant que les condamnations de la décision de Trump s'accompagnent d'allégations de style Russiagate de plus en plus nombreuses, même si non encore prouvées, concernant une « collusion » du président avec le Kremlin. Ainsi, de manière tout aussi prévisible, le Times a trouvé une source moscovite pour dire de ces retraits : « Trump est un don de Dieu qui n'en finit pas de tout donner » à Poutine. (En fait, il n'est pas sûr que le Kremlin soit impatient de voir les États-Unis se retirer de Syrie ou d'Afghanistan, car cela laisserait la Russie seule avec ce qu'elle considère être des ennemis terroristes communs). Plus près de nous, il y a la nouvelle présidente réélue de la Chambre, Nancy Pelosi, qui, interrogée sur la politique de Trump et du président russe Poutine, a déclaré à Joy Reid de MSNBC : « Je pense que la relation du président avec les voyous du monde entier est épouvantable. Vladimir Poutine, vraiment ? Vraiment ? Je pense que c'est dangereux. » Selon ce raisonnement de « dirigeant », Trump devrait être le premier président américain depuis FDR à n'avoir aucune « relation » avec un dirigeant du Kremlin. Et dans la mesure où Pelosi parle au nom du parti Démocrate, celui-ci ne peut plus être considéré comme un parti favorisant la sécurité nationale étasunienne.
Mais, troisièmement, quelque chose de plus grand que l'antitrumpisme joue un rôle majeur dans la condamnation des décisions de retrait du président : cette pensée impériale sur le rôle légitime de l'Amérique dans le monde. Les euphémismes abondent, mais si ce n'est une invocation de l'empire américain, que pourrait signifier d'autre David Sanger du New York Times lorsqu'il écrit à propos d'un « ordre mondial que les États-Unis ont dirigé pendant les 79 années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale » et quand il se plaint que Trump ait réduit « la présence mondiale nécessaire pour maintenir cet ordre » ? Ou lorsque la conseillère à la sécurité nationale du président Obama, Susan Rice, déplore les échecs de Trump dans la « préservation du leadership mondial américain », qu'un éditorial du Times affirme être un « impératif » ? Ou quand le général James Mattis, dans sa lettre de démission, fait écho à la secrétaire d'État du président Bill Clinton, Madeline Albright, et Obama lui-même, en affirmant que « les États-Unis demeurent la nation indispensable pour le monde libre » ? Nous ne devons pas être surpris. Cette pensée impériale « mondialiste » a été la base de toute prise de décision dans la politique étrangère étasunienne pendant des décennies - elle est enseignée dans nos écoles de relations internationales - et en particulier dans les nombreuses guerres désastreuses qu'elle a produites.
Quatrièmement, et c'est caractéristique des empires et de la pensée impériale, il y a la mise sur piédestal des généraux. La critique la plus répandue et la plus révélatrice des décisions de retrait de Trump est peut-être qu'il n'a pas écouté les conseils de ses généraux, Jim Mattis, « Mad Dog » en particulier, cet homme si peu distingué et sans inspiration. Le pseudo-martyr et l'image de héros de Mattis, en particulier dépeint par le parti démocrate et ses médias, nous rappellent que le parti avait déjà, dans ses allégations anti russes, valorisé les agences de renseignement américaines et, ayant pris le contrôle de la Chambre, il a manifestement l'intention de continuer à le faire. L'antitrumpisme est en train de transformer les institutions américaines du renseignement et de l'armée en cultes politiques. Qu'est-ce que cela nous apprend sur le parti démocrate d'aujourd'hui ? Plus profondément, qu'est-ce que cela nous dit au sujet d'une république américaine censément fondée sur un régime civil ?
Enfin, et c'est potentiellement tragique, l'annonce par Trump du retrait de la Syrie aurait été le bon moment pour discuter de la nécessaire alliance entre les États-Unis et la Russie contre le terrorisme international, une Russie dont les capacités en matière de renseignement sont inégalées à cet égard. (Rappelons-nous, par exemple, les avertissements de Moscou, que nous avons ignorés, au sujet de l'un des frères qui a fait exploser des bombes pendant le marathon de Boston). Une telle alliance est proposée par Poutine depuis le 11 septembre. Le président George W. Bush l'a complètement ignorée. Obama a flirté avec l'offre mais a reculé (ou a été repoussé). Trump a ouvert la porte à une telle discussion, comme il l'a d'ailleurs fait depuis sa candidature à la présidence, mais encore une fois, en ce moment des plus opportuns, il n'y a pas eu la moindre allusion à ce sujet dans notre establishment politique et médiatique. Au lieu de cela, un impératif de sécurité nationale comme celui-ci a de « trahison ».
Dans ce contexte, il y a le remarquable tweet de Trump, datant du 3 décembre, qui appelle les présidents de la Russie et de la Chine à se joindre à lui pour « discuter d'un arrêt significatif de ce qui est devenu une course aux armements majeure et incontrôlable ». Si Trump agit sur cette ouverture essentielle, comme nous devons l'espérer, sera-t-elle aussi considérée comme une « trahison », et ce pour la première fois dans l'histoire américaine ? Si c'est le cas, cela confirmera encore une fois ma thèse souvent exprimée selon laquelle de puissantes forces aux États Unis préfèrent tenter de destituer le président plutôt que d'éviter une catastrophe militaire. Et que ces forces, et non le président Trump ou Poutine, sont maintenant la menace la plus grave pour la sécurité nationale américaine.
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone