Une militante du CADTM a parcouru les quartiers bourgeois de Paris ce samedi 15 décembre, voici sa chronique.
La contestation des Gilets Jaunes fait couler beaucoup d'encre, depuis le début du soulèvement le 17 novembre dernier. Peu de textes ont tenté de décrire la transformation urbaine de Paris durant ces mobilisations. Les Gilets Jaunes ont conquis des « lieux de pouvoir », comme l'écrivait le Monde Diplomatique dans un court article publié le 5 décembre dernier. Nous pensons que ce n'est pas rien, c'est même absolument énorme. La conquête de ces territoires urbains, rarement fréquentés par les manifestants, nous a semblé symptomatique d'une lutte nouvelle, polymorphe et polycentrée, une forme d'occupation citoyenne inédite de l'espace public.
L'Opéra et la gare Saint-Lazare sont deux des nombreux points de rassemblement de l'Acte V des Gilets Jaunes [1]. Quartiers bourgeois par excellence, ces lieux entendent les cris de la contestation populaire grâce au soulèvement de ces dernières semaines. Aujourd'hui, différentes organisations de gauche ont rejoint les Gilets Jaunes à ces endroits. La police est là, elle nasse déjà. Se rassembler est autorisé tant qu'on reste confiné dans la nasse. Impossible de bouger, nous sommes coincé-e-s. Nous décidons de partir mais il n'y a qu'une seule issue, la gare Saint-Lazare. Toutes les rues sont bloquées. La gare devient un véritable checkpoint pour l'occasion. Contrôle du flux (lenteur du mouvement), contrôle des sacs (les gilets sont des objets suspects), file d'attente longue et chaotique. L'espace public bourgeois s'adapte très bien aux exigences de contrôle, les checkpoints sont là, latents, ils se révèlent par la présence des CRS. Nous traversons ce point de contrôle aussi rapidement que possible direction place de la République. La République n'est pas l'Opéra, ni la gare Saint-Lazare, on ne nous nasse pas. L'espace ne se militarise pas partout de la même manière, l'échelle urbaine y est sûrement pour quelque chose, le degré d'occupation bourgeoise aussi. Les Gilets Jaunes se lancent à nouveau, et cette fois ils foncent en direction de lieux stratégiques dans Paris.
Nous verrons tout au long de notre parcours un degré de « militarisation » de l'espace public différent en fonction de l'aménagement spatial d'une part, et du degré d'importance du lieu au regard du pouvoir d'autre part. Des lignes de front de CRS s'organisent dans le paysage pour deux raisons principales. Elles répondent à une volonté tactique (tentatives de nous nasser ou de nous diviser), et elles ont une fonction défensive visant à protéger les lieux de pouvoir. Leur but : stopper le flux, diviser la masse et protéger les lieux visés par les Gilets Jaunes. Rien à faire, les CRS n'atteindront leurs objectifs que partiellement. Au départ de République, nous sommes plusieurs milliers. L'échelle impressionnante des boulevards parisiens est rapidement dépassée par celle de la masse de Gilets Jaunes. Qu'ont vu les médias ce jour-là quand ils écrivaient que nous n'étions pas beaucoup, on se le demande. Quelques mètres plus loin nous rencontrons la première ligne de front de CRS, ils sont mobiles et avancent vers nous. Nous nous dépêchons vers un tournant à gauche, ils foncent et bloquent le milieu du cortège. Les Gilets Jaunes en amont du cortège ont eu le temps de tourner vers une rue perpendiculaire, celles et ceux à l'arrière aussi quelques mètres plus tôt. Nous nous retrouvons quelques minutes plus tard.
C'est ainsi que s'est déroulé cette journée : tentatives répétées de blocage et de division par la police organisée en front, contournements de ces blocages et rassemblements des Gilets Jaunes en apparence désorganisés. Un ami décrivait les contestataires de ce samedi 15 décembre comme « un corps à mille têtes » qui se divise et fusionne à souhait dans des points stratégiques, carrefours et places principalement. Cette image est révélatrice d'une stratégie digne d'intérêt, qui ne semble pas avoir été réfléchie en amont par les Gilets Jaunes mais qui est pourtant bien présente sur le terrain et extrêmement efficace. En effet, le corps de Gilets Jaunes se rassemblent aussi facilement que les CRS tentent de le séparer. Les contournements s'avèrent faciles pour une grande partie d'entre eux, le mouvement reste constant. Aucune manifestation ne nous avait semblé aussi dynamique auparavant. La fluidité et l'imprévisibilité du mouvement inonde les rues du centre de Paris de jaune. Les Gilets Jaunes occupent la capitale et l'Etat armé de ses forces répressives ne parvient pas à nous arrêter.
Paris est presque abandonnée de ses consommatrices et consommateurs, les rues sont quasiment vides de touristes et de bourgeois-e-s. Les magasins ferment tandis que d'autres, ayant protégé leurs vitrines de panneaux de bois, n'ont même pas pris la peine d'ouvrir. Les stores sont presque tous baissés. Pour une période avant Noël c'est particulier et très beau. Les Galeries Lafayette, symbole de la consommation de luxe, se barricadent à notre passage. Dès que le jaune de nos gilets commence à briller devant le grand magasin, ses volets se baissent et tou-te-s les consommatrices/eurs se retrouvent coincé-e-s à l'intérieur. Cette image nous bouleverse. La peur des bourgeois-es se manifeste là, devant nous. Le capitalisme consumériste qui d'habitude n'hésite pas à s'imposer dans l'espace public avec ses lumières et ses vitrines clinquantes se replie pour la première fois devant nos yeux. La guerre des classes révèle sa dimension urbaine et paysagère.
Les bourgeois-e-s se cachent alors que les Gilets Jaunes dominent l'espace public. Ces grosses institutions commerçantes, installées là comme des monuments du capitalisme, se replient sur elles-mêmes à notre passage. Les Gilets Jaunes offre l'image d'un peuple déterminé, excité, enragé qui, plein de pouvoir et de confiance, occupe Paris le temps d'une journée de plus. Nous chantons des slogans tout au long de la journée : « Macron nous fait la guerre, et sa police aussi, mais on est solidaire pour bloquer le pays » ; « Emmanuel Macron, président des patrons, on vient te chercher chez toi ! »
Et voilà comment peut être décrit ce paysage parisien de l'Acte V des Gilets Jaunes. Nous marchons dans cette ambiance nouvelle pendant des heures, contournant obstacles et barrages, lacrymo et flashball, toutes et tous ensemble contre ce système profondément injuste. Les CRS toujours présents, parfois en force avec leurs chevaux et leurs blindés tentent de nous intimider. Rien à faire. Nous restons armé-e-s de notre détermination, solidaires comme jamais, nous avançons, nous contournons, nous nous éparpillons, nous nous rejoignons et nous savons que nous avons déjà gagné beaucoup à voir Paris comme ça.
Opéra, Saint-Lazare, République, Opéra encore. Ensuite, après une longue marche, nous avons atteint le Louvre. Nous avons jouxté ses murs en occupant la rue de Rivoli ! L'Histoire, d'habitude cloitrée dans les allées du musée, qu'il faut par ailleurs payer pour découvrir, est là, dans la rue. L'Histoire se passe dehors, juste à côté, et elle se passe maintenant. Nous voyons des visiteurs du musée nous regarder du haut des étages où ils se trouvent. Nous leur crions : « Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! »
Et puis un peu plus loin, au niveau du jardin des Tuileries, nouveau blocage de CRS. Nous sommes trop nombreu-x-ses pour se faire nasser, nous ne sommes pas assez pour forcer le barrage, nous arrivons à contourner. Tous les Gilets Jaunes prennent des rues adjacentes et sans jamais s'arrêter nous continuons à marcher, à bloquer des carrefours, le temps de retrouvailles avec d'autres Gilets Jaunes. Nous repartons rapidement, pas le temps de nous concerter pour savoir où nous allons. Certain-e-s disent « venez par là, il a des magasins » ou « venez par ici, c'est comme ça qu'on pourra rejoindre l'Elysée » et nous y allons. Objectif : bloquer les rues, bloquer les carrefours, bloquer les magasins, bloquer le pays. L'Elysée, nous n'avons pas pu l'atteindre samedi. Nous avons déjà compris que nous n'y arriverons pas mais ça reste l'objectif ultime des Gilets Jaunes de Paris. Nous continuerons !
Dans son analyse des tactiques de l'armée israélienne, Eyal Weizman avait décrit le caractère dynamique et polycentré du mouvement de l'armée israélienne face aux lignes de front traditionnelles moins mobiles et plus centralisées (Eyal Weizman, Hollow Land). Il parlait aussi d'une organisation multiple, composée de plusieurs entités disparates, qui ne se planifie pas complètement à l'avance. Seul le but des factions de soldats est commun (déplacer l'ennemi et occuper le territoire), aucun mouvement, aucune action n'est prévisible, ni par l'armée, ni par l'ennemi. Cet aspect polycentré (pour le dire simplement : en apparence anarchique), dynamique, fluide et non entièrement planifié des actions dans l'espace, nous l'avons vécu samedi dernier à Paris avec les Gilets Jaunes. Cette fois-ci cette tactique d'occupation « en réseau » a profité aux opprimé-e-s, pas aux oppresseurs. Nous avons compris que le caractère décentralisé et pluriel des mouvements spatiaux des Gilets Jaunes nous permettait d'être fluides, toujours en mouvement, difficilement prévisibles mais tout aussi solidaires et déterminés. Les CRS s'étaient retrouvés complètement dépassés. Sous la pluie, dans un froid devenu glacial avec la tombée de la nuit, nous avons continué à marcher, à chanter des slogans et à occuper l'espace. Les métros du centre sont restés fermés, la ville des bourgeois bloquée.
Le développement en réseau de la mobilisation des Gilets Jaunes semble chaotique et à priori peu réfléchi. Cela ne l'empêche pas d'être en réalité extrêmement efficace, intelligent, et possiblement reproductible. Décentralisation des actions, actions et mouvements divers et simultanés, divisions forcées et capacité de se rassembler aussi vite après, mouvements perpétuels et décisions prises collectivement très rapidement sans être jamais prévisibles. Et surtout un but commun : se saisir des lieux de pouvoir pour affirmer ensemble le ras-le-bol face à l'injustice sociale. Les inconvénients, car il y en a, sont l'usage abusif de la force par la police qui ne peut être contrée massivement et l'image véhiculée par les médias du petit nombre, en raison de la nature réticulaire de la mobilisation. Aucune image statique ne pourra décrire l'ampleur de la mobilisation, il faut se balader dans les rues de Paris un samedi après-midi pour réaliser le nombre de Gilets Jaunes qui occupent la ville.
Si nous avons pris la peine d'analyser dans ces quelques lignes l'aspect paysagé, urbain et tactique de cet acte V, c'est qu'il nous semble métaphorique de l'action des Gilets Jaunes en général. Une action décentralisée, plurielle, imprévisible, en mouvement partout en même temps, sans organisation unique et dirigée. L'objectif n'en est pas moins clair : mettre fin à l'injustice sociale. A tou-te-s celles et ceux qui parlent de représentativité, de revendications unanimes, de récupération du mouvement par les syndicats ou les partis, nous vous formulons ici notre avis : la force des Gilets Jaunes se situe dans la nature plurielle, décentralisée et imprévisible du mouvement. Cela ne veut pas dire que nous négligeons l'importance de la prise de position de ces institutions (partis, syndicats, mouvements sociaux organisés, etc.) au combat des Gilets Jaunes, au contraire. Mais le jaune des Gilets continuera à briller dans l'espace public autant matériel qu'immatériel, tant qu'il restera ouvert, mouvant, dynamique, fluide pour intégrer toutes les sphères de la vie et des multiples combats qu'il y a à mener face à la domination bourgeoise de notre société.
Imprévisibles, ils ne pourront pas nous arrêter ;
Fluides, ils ne parviendront pas à nous attraper ;
Pluriel-le-s et non-centralisé-e-s, ils ne parviendront pas à nous bloquer ;
Dynamiques, ils n'arriveront pas à nous fatiguer.
Notes
[1] Voir la carte du Monde Diplomatique pour repérer d'autres lieux.