Alors que la Colombie sombre dans la répression violente des mobilisations faisant au moins 37 morts et des centaines de blessés parmi les manifestants contre la politique libérale du gouvernement d'Ivan Duque, Washington, dont l'allié colombien est précieux dans la région, lui a témoigné son soutien tout en appelant au calme. Un langage des plus bienveillants de l'administration américaine qui tranche avec ses positionnements sans concession face aux gouvernements cubain, vénézuélien, russe, biélorusse, et tout autre dirigeant du monde qui ne lui soit pas aligné.
Dans un unique communiqué du 4 mai, la porte-parole du Département d'Etat, Jalina Porter, affirmait : «Nous continuons d'appuyer les efforts du gouvernement colombien pour faire face à la situation actuelle par le dialogue politique.» Une déclaration précédée néanmoins par l'expression laconique de la «tristesse» de la Maison Blanche devant le nombre de morts civils tués par les forces de l'ordre colombiennes. «Les Etats-Unis sont profondément attristés par les pertes en vies humaines lors des manifestations dans toute la Colombie ces derniers jours et adressent leurs condoléances aux familles et aux amis de toutes les victimes», prend tout de même soin de préciser le communiqué en introduction.
Si le texte réaffirme «le droit incontestable de manifester pacifiquement», il s'en prend néanmoins aux manifestants colombiens estimant que «la violence et le vandalisme constituent un abus de ce droit». Washington appelle toutefois les forces gouvernementales colombiennes à «faire preuve de la plus grande retenue pour éviter d'autres pertes en vies humaines».
Du côté de l'Union européenne, le Haut représentant pour les Affaires étrangères Josep Borell a également publié un communiqué ce 6 mai dénonçant la répression mais aussi la violence de certains infiltrés violents dans les mobilisations et saluant l'appel lancé par le président Duque en faveur d'un dialogue national.
Un bilan humain déjà lourd
Le bilan de ces deux dernières semaines de manifestations en Colombie est pour le moins gênant. Sur RT France le 5 mai, l'avocate constitutionnaliste Cielo Rusinque Urrego rappelait que 31 jeunes manifestants avaient été tués, un chiffre annoncé par 𝕏 l'ONG Temblores qui parle ce 6 mai de 𝕏 37 morts, 𝕏 d'au moins 89 personnes portées disparues, de plusieurs centaines de blessés dont une vingtaine d'éborgnés, et d'une dizaine d'agressions sexuelles recensées.
Nous assistons à des scènes d'horreurs en direct à travers les réseaux sociaux
«Nous assistons à des scènes d'horreurs en direct à travers les réseaux sociaux», rapporte l'avocate franco-colombienne. De très nombreuses vidéos circulent en effet chaque jour en provenance des rues de Cali (sud-ouest) et de Bogota (capitale, centre) et dans lesquelles on peut voir des policiers ou des militaires utiliser des armes à feu et tirer à balles réelles sur les manifestants.
Le président Ivan Duque a fermement affirmé son soutien aux forces de l'ordre et appelé l'armée à intervenir. Aux côtés du commandant de l'armée de terre, le président de droite a annoncé le 1er mai le recours à l'«assistance militaire» pour combattre «ceux qui par la voie de la violence, le vandalisme et le terrorisme prétendent effrayer la société». Son mentor, 𝕏 l'ancien président Alvaro Uribe, accusé d'être un proche des narcotrafiquants colombiens et notamment du célèbre Pablo Escobar, a encouragé dès le 30 avril les forces de l'ordre 𝕏 à utiliser leurs armes contre les manifestants.
Depuis Siloe, quartier populaire de Cali.
L'uribisme massacre (une fois de plus) le peuple colombien !
40% de la population est pauvre et 15% extrêmement pauvre
La mobilisation a démarré le 28 avril contre un projet de réforme fiscale, depuis retiré, et s'est transformée en protestation générale contre le gouvernement de droite libérale et la pauvreté qui s'est considérablement aggravée durant son mandat. La Colombie est en outre un des pays les plus inégalitaires au monde. Selon une information du ministère français de l'Economie publiée en octobre 2020, «la pauvreté monétaire et l'extrême pauvreté ont atteint respectivement 37,5% (+2,8%) et 9,6% (+17%) de la population en 2019, et ce alors que l'économie colombienne a connu une croissance de 3,3%» cette année-là. Une situation largement empirée par les effets de la pandémie de Covid-19.
Si la précarité et le chômage sont des fléaux anciens en Colombie, ils ont été lourdement aggravés. Le taux de chômage, déjà élevé avant la pandémie avec 12,6 % en mars 2020, atteignait 15,9 % en février 2021, selon la Direction administrative nationale des statistiques (DANE). Le dernier rapport de la DANE estime qu'environ 40% de la population colombienne vit désormais en dessous du seuil de pauvreté et 15% dans l'extrême pauvreté.
«Le gouvernement plus dangereux que le virus»
Dans ce contexte, la mobilisation contre la réforme fiscale s'est transformée en brasier de révolte incandescent, et malgré la répression, des dizaines de milliers de Colombiens, jugeant «le gouvernement plus dangereux que le virus» descendent chaque jour dans la rue.
Le 4 mai, les Nations unies ont fermement condamné «l'usage excessif de la force» par les forces de sécurité lors des manifestations. «Nous sommes profondément alarmés par les événements dans la ville de Cali en Colombie où la police a ouvert le feu sur des manifestants qui s'opposent à une réforme fiscale, tuant et blessant un certain nombre de personnes», a déclaré Marta Hurtado, porte-parole du Haut commissariat aux droits de l'Homme, lors d'un point de presse de l'ONU à Genève.
Le président contesté dénonce des attaques contre les policiers
De son côté, le président Ivan Duque dénonce depuis le début des protestations un «vandalisme violent» et a finalement proposé un dialogue, qui ne devrait toutefois pas débuter avant plusieurs jours. «Rien ne justifie qu'il y ait des personnes armées qui, sous couvert du désir légitime des citoyens de manifester, sortent tirer sur des personnes sans défense et agresser cruellement nos policiers», a affirmé le président de droite. Il a renchéri le 4 mai en affirmant que les forces de l'ordre étaient la cible de ces groupes qui entendent prendre le contrôle des anciens fiefs de l'ex-guérilla des Farc depuis qu'elle a signé la paix en 2016.
Sous la pression des manifestations, le ministre des Finances a démissionné le 3 mai. La veille, le président avait retiré son projet de réforme fiscale contestée. La popularité d'Ivan Duque est en berne à 33%. Il s'est engagé à présenter un nouveau texte, excluant les points les plus contestés dont une hausse de la TVA.
Le président colombien a été remis en cause par trois importantes mobilisations depuis son arrivée au pouvoir en 2018. En novembre 2019, des centaines de milliers de Colombiens sont descendus dans les rues pour exprimer leur mécontentement. Rassemblés à l'appel du Comité national de grève, qui est l'initiateur des protestations actuelles, des syndicats de divers secteurs, des étudiants, des indigènes, des défenseurs de l'environnement ainsi que l'opposition ont manifesté pendant près de trois semaines, réclamant un enseignement public et gratuit de qualité, rejetant la corruption, les assassinats de leaders communautaires et d'ex-guérilleros des Farc signataires de l'accord de paix de 2016. Ce mouvement s'est soldé par quatre morts et quelque 500 blessés.
En 2020, l'homicide à Bogota d'un homme de 43 ans, Javier Ordoñez, battu par des policiers, a suscité l'indignation contre les forces de l'ordre. Lors de ces manifestations, 13 personnes sont mortes dans la capitale et sa banlieue, en majorité des jeunes de 17 à 27 ans tués par balles.
Cette troisième vague de mobilisation aura-t-elle raison du mandat d'Ivan Duque ? Si de nombreuses ONG et l'ONU condamnent fermement la répression des manifestants, le soutien affiché des Etats-Unis - qui dispose de sept bases militaires en Colombie - au gouvernement colombien renforce ce dernier.
Meriem Laribi
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