26/02/2024 reseauinternational.net  10min #243601

 L'Allemand Olaf Scholz appelle à une production d'armement «à grande échelle» en Europe

Culpabilité & responsabilité

par Patrick Lawrence

Valider un soutien matériel, politique & diplomatique à une nation raciste, violente, qui extermine un autre peuple, est-ce bien l'obligation de l'Allemagne 79 ans après l'effondrement des nazis ?

Il y a de nombreuses années, en d'autres temps et d'autres lieux, j'avais un ami allemand originaire de Hambourg. Christophe était un homme cultivé, qui lisait beaucoup et dont les murs de l'appartement étaient ornés d'œuvres d'art impressionnantes. Je me souviens qu'il tenait énormément à sa collection de pipes élégantes et rares fabriquées par Peterson of Dublin.

Il y avait environ un an que nous nous connaissions lorsque Christophe a commencé à parler de la guerre, du Reich, des camps et de ce fardeau de culpabilité qui faisait partie de ce que signifiait être allemand dans le monde tel qu'il était après 1945.

On entend parfois ce genre de choses de la part des Allemands, ou du moins je l'ai entendu au fil des ans. Je grimace toujours intérieurement lorsqu'un ami ou une connaissance allemande parle ainsi du boulet que représente... comment l'appeler ?... de la «germanité». C'est comme s'ils négligeaient la politique et l'histoire au profit du sophisme insidieux que l'on appelle l'argument du caractère national : les Allemands ont fait ce qu'ils ont fait dans les années 1930 et 1940 parce que c'est ce qu'ils sont et c'est ce qu'ils font. Christophe avait une quarantaine d'années - il était né dans les années 1960 - et portait le poids psychologique angoissant d'une culpabilité inéluctable.

J'ai fini par apprécier suffisamment Christophe pour le confronter un jour au sujet, quel que soit le risque de gêne. Avec le temps, et après avoir réfléchi à la tristesse que je ressentais en écoutant les auto-flagellations de mon ami, notre conversation a débouché sur une distinction que je n'ai pas oubliée depuis.

«Christophe», lui dis-je un soir qu'il tirait une bouffée à l'une de ses Peterson, «il y a culpabilité et responsabilité. Ceux qui ont servi le Reich, même ceux qui ne l'ont pas fait mais qui ont regardé ailleurs, étaient coupables, et s'ils sont encore en vie, ils le sont encore. Mais vous ne l'êtes pas. Comment pourriez-vous l'être ? Vous n'êtes «coupable» de rien. Le passé nous charge tous de responsabilités d'un genre ou d'un autre. Il vous attribue une certaine responsabilité, oui, et vous devez la connaître et l'honorer. Mais être coupable et être responsable sont deux choses très différentes».

J'ai souvent repensé à ces échanges lointains avec Christophe - un homme de conscience mais, il faut bien le dire, de mauvaise conscience - depuis l'enchaînement des événements qui ont éclaté le 7 octobre dernier. Comment avons-nous réagi, en Occident, aux atrocités quotidiennes commises par Israël à Gaza ? Et comment ces réactions ont-elles été définies ? Tous les pays du monde atlantique - Américains, Français, Britanniques, Italiens, Belges et autres - devraient se pencher sur ces questions. Pour ce faire, il convient d'aborder la question de la culpabilité et de la responsabilité. Ce n'est pas si étonnant que la réaction de l'Allemagne à la barbarie israélienne nous incite à cet examen de conscience.

Le soutien de la République fédérale à «l'État juif» est depuis longtemps sans équivoque, au même titre que le «soutien inconditionnel» de Washington, expression qu'Hillary Clinton a privilégiée pendant ses années de secrétaire d'État. Cela remonte à Konrad Adenauer, premier chancelier d'Allemagne de l'Ouest, qui a approuvé les réparations de guerre et l'aide économique indispensable quatre ans après la création d'Israël en 1948. L'Allemagne n'a jamais regardé en arrière. Rudolf Dressler, membre de longue date du Bundestag, a décrit le dévouement de l'Allemagne à la cause israélienne comme une «raison d'État» [«Staatsräson»], une obligation fondamentale, alors qu'il était ambassadeur de Berlin à Tel-Aviv de 2000 à 2005. Rien de plus négociable.

La position de l'Allemagne sur la crise de Gaza s'inscrit dans le droit fil de cette histoire. On n'aurait pas cru possible pour Berlin de se ranger plus radicalement du côté d'Israël, mais le chancelier Olaf Scholz l'a fait. Immédiatement après les événements du 7 octobre, Berlin a illuminé la porte de Brandebourg du bleu et blanc du drapeau israélien. Vous vous souvenez de la procession de dirigeants occidentaux venus à Tel-Aviv après le 7 octobre pour marquer leur approbation face à la sauvagerie de Gaza ? Scholz était l'un des premiers. «En ce moment, la place de l'Allemagne est aux côtés d'Israël», a déclaré le chancelier à l'époque.

Deux mois après les événements du 7 octobre, Al Jazeera a publié  un excellent article sur la politique allemande et le climat politique de la République fédérale. Entre autres choses, l'article notait que la Saxe-Anhalt, un État socialement et politiquement conservateur situé juste au sud de Hambourg, imposait désormais aux nouveaux immigrants de prêter serment d'allégeance au «droit à l'existence d'Israël» sur leur demande de naturalisation. Pas de serment, pas de citoyenneté.

Il semble qu'il y ait aussi peu de place pour la nuance parmi les cliques politiques à Berlin que pour les nouveaux arrivants en Saxe-Anhalt. Annalena Baerbock, la ministre des Affaires étrangères la moins qualifiée actuellement en poste en Europe, a timidement laissé entendre en décembre qu'Israël pourrait envisager d'infliger moins de souffrances aux Palestiniens de Gaza. Dix jours plus tard, Scholz a réaffirmé le soutien diplomatique de l'Allemagne à l'État sioniste dans des termes devenus monotones. «L'Allemagne se tient fermement aux côtés d'Israël», peut-on lire dans un communiqué du gouvernement. À l'époque, 17 000 Palestiniens avaient été assassinés dans la bande de Gaza.

Au cours de ces incessantes professions de foi, quelque chose d'intéressant s'est produit. Un sondage d'opinion réalisé en novembre, alors que le nombre de morts à Gaza était légèrement supérieur à un tiers des quelque 29 000 recensés à l'heure où j'écris ces lignes, a révélé qu'un peu moins d'un tiers des personnes interrogées approuvaient le soutien indéfectible du gouvernement Scholz à l'État sioniste. Selon moi, cela peut refléter un changement générationnel dans la conscience des Allemands : rares sont ceux qui se souviennent du Reich et de la Shoah, et le pouvoir des souvenirs indirects est naturellement en baisse.

Comment interpréter le soutien total et sans réserve à Israël, alors même qu'il commet un génocide sur une population de 2,3 millions d'habitants, alors que le soutien des citoyens allemands à cette posture semble s'effondrer ? Je ne pense pas que nous puissions comprendre cela sans aborder les questions de culpabilité et de responsabilité.

*

Il est vrai et de notoriété publique que la restauration de l'image de l'Allemagne - en tant que nation, en tant que société - a été un projet national dès les premières années de sa réhabilitation d'après-guerre. Les Allemands ont essayé de faire de même en tant que peuple. La politique de Berlin à l'égard d'Israël est donc bien pensée, mais les Allemands conservent leur sentiment de culpabilité à l'étranger et le désir naturel, quoique subliminal, de l'expier. Ce phénomène est souvent perceptible parmi les Allemands. C'est ce que j'ai constaté lors de mes conversations avec Christophe et, au fil des ans, avec d'autres.

L'article d'Al Jazeera mentionné ci-dessus cite un universitaire nommé Daniel Marwecki, dont le livre, «Allemagne et Israël : Blanchiment et construction de l'État» (Hurst, 2020), fait la part des choses de manière subtile et prudente. Le terme utilisé par Marwecki pour décrire la psyché collective allemande est la moralité.

«Lorsque les hommes politiques allemands parlent aujourd'hui d'Israël», a-t-il déclaré lors d'un entretien avec Al Jazeera, «c'est d'un point de vue moral». Se référant au soutien officiel de l'Allemagne à Israël, Marwecki ajoute : «Tous les hommes politiques allemands de premier plan pensent que c'est moralement la bonne chose à faire en raison du passé de l'Allemagne».

Pensez-y. Les dirigeants allemands - et une certaine proportion d'Allemands, même si leur enthousiasme pour l'État d'apartheid faiblit - considèrent aujourd'hui qu'un soutien aveugle à un régime dont le projet de génocide et de nettoyage ethnique ressemble chaque jour davantage à celui du Reich est «moralement la bonne chose à faire», selon l'utile résumé de Marwecki. Valider le soutien matériel, politique et diplomatique à une nation raciste, frénétiquement violente, déployant une force d'extermination contre un autre peuple, est-ce bien l'obligation de l'Allemagne 79 ans après l'effondrement des nazis ? Dites-moi dans le fil des commentaires si vous voyez quelque chose de plus proche de la folie collective.

Il y a deux choses à dire sur cet état de fait grotesque. Premièrement, voilà où mène si facilement la culpabilité lorsque l'hypothèse de culpabilité est irrationnelle - lorsqu'elle est erronée, en un mot. Deuxièmement, et en rapport avec ce premier point, accepter la culpabilité de cette manière comme un fardeau peut être carrément irresponsable et destructeur, en ce sens que cela mène un individu, ou une nation entière, sur une voie erronée.

J'ai mal compté : une nation qui comprend à tort la culpabilité comme la condition héritée du passé, à laquelle elle ne peut déroger et sur laquelle elle devra se baser plus ou moins indéfiniment, a une troisième chose à exprimer. Une telle nation est piégée dans le passé - ou l'a été, ou s'est laissée piéger, ou s'est piégée elle-même intentionnellement. Ce qui nous amène à un constat incontournable. Les Israéliens cultivent la culpabilité parmi ceux dont ils recherchent le soutien depuis si longtemps et avec tant d'assiduité qu'on peut la considérer comme un élément fondamental de leur politique étrangère. La démarche, qui s'intensifie au fur et à mesure que la mémoire collective s'estompe, consiste à cantonner les partisans d'Israël dans le passé afin d'occulter le présent - le présent de la criminalité et de la cruauté pathologique de l'État hébreu. On pourrait dire les choses autrement : l'objectif d'Israël est d'empêcher autrui d'agir de façon responsable face à son comportement.

Culpabilité, culpabilité, culpabilité, souvenirs obsédants, rappels constants du passé dans les livres, films, musées, mémoriaux : nul besoin de nier les horreurs du siècle dernier et grand besoin d'échapper à ce complexe pervers. Les barbaries perpétrées quotidiennement à Gaza confèrent à cette question un caractère d'urgence. Et lorsque nous comprenons enfin la culpabilité et la place qu'elle occupe dans nos vies et que nous y réfléchissons, deux choses sont alors possibles. Nous sommes capables de vivre dans le présent, non dans le passé, non comme des prisonniers de l'histoire, et nous sommes capables de réagir de manière responsable aux événements tels qu'ils se produisent dans ce présent soudainement accessible.

Dans le cas de l'Allemagne, la politique de Berlin à l'égard d'Israël pourrait être retournée aussi facilement qu'un sablier. Il ne sera plus question de soutenir ou d'excuser la conduite criminelle d'Israël, de proposer mollement aux Israéliens d'y mettre un bémol ou d'y acquiescer silencieusement. Les dirigeants allemands pourraient se lever et dire :

«Ceux qui nous ont précédés ont fait ce que vous êtes en train de faire, à ceux qui vous ont précédés. Nous condamnons vos crimes. Nous devons le faire, il en va de notre responsabilité, tout comme nous avons condamné les crimes qui défigurent notre passé».

Toutes sortes de considérations géopolitiques rendent ce revirement improbable, voire, pour l'instant, impossible. Il est parfaitement plausible que les dirigeants politiques de Berlin soient complices d'Israël, qui manipule la vulnérabilité des Allemands afin de conserver le soutien populaire au régime d'apartheid. Mais dans un monde meilleur, ce que je viens d'imaginer serait la réponse repensée de l'Allemagne à Israël et au monstre grotesque qu'il a engendré. Et l'Allemagne, dans un monde bien meilleur que ce monde meilleur, ouvrirait la voie. Nous pourrions y trouver une exquise justice poétique : ce que doit faire l'Allemagne, c'est ce que doit faire le reste de l'Occident.

Pour agir de manière responsable, contre les erreurs ou l'escroquerie de culpabilité, il faudrait que l'Allemagne fasse ce que le reste de l'Occident devrait faire. La nation la plus honteuse du monde serait désarmée alors que l'humanité pourrait amorcer son rétablissement.

source :  Scheerpost via  Spirit of Free Speech

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