06/04/2020 les-crises.fr  10min #171778

 Le Professeur Didier Raoult : Rebelle Anti-Système ou Mégalomane sans éthique ?

Damien Barraud, médecin réanimateur : « Je suis monstrueusement en colère contre D. Raoult. Sa communication a désorganisé nos services »

Source :  Le Nouvel Ob, Henri Rouillier

Damien Barraud, médecin réanimateur au CHR Metz-Thionville, aux prises avec l'épidémie de coronavirus, accuse la communication du médecin marseillais d'avoir généré une « fatigue psychologique inutile » chez les soignants.

Au centre hospitalier régional Metz-Thionville, le service de réanimation est « plein partout » à cause de l'épidémie de coronavirus, nous explique Damien Barraud, médecin réanimateur depuis 20 ans. Au point que des évacuations sanitaires de patients stabilisés ont été organisées récemment en train ou en hélicoptère « vers l'Allemagne ou la ville de Poitiers ». L'établissement, qui compte désormais  108 lits de réanimation, dénombrait 50 patients hospitalisés dans un état grave le lundi 23 mars.

Dans ce contexte, l'hôpital participera à l'essai européen Discovery sur la chloroquine, cette molécule popularisée par  le médecin Didier Raoult, dans la lutte contre le coronavirus. Néanmoins, depuis plusieurs jours, la grogne monte contre l'étude controversée de cet infectiologue marseillais qui prône le dépistage massif de la population et l'administration systématique de chloroquine, un antipaludique, chez les patients atteints par le virus. En cause notamment : le caractère restreint de l'échantillon étudié, les disparités sociodémographiques des participants, le fait qu'ils n'étaient pas au même état clinique de la maladie pendant l'étude, ou encore l'intégration dans le groupe contrôle de personnes qui ont refusé de prendre le traitement,  ou qui auraient dû être exclues d'office du protocole.

Entretemps, les conclusions d'un nouvel essai chinois sont venues  doucher l'enthousiasme de certains médecins français : au bout de sept jours, aucune différence n'a été constatée entre deux groupes de patients dont l'un a été traité avec de l'hydroxychloroquine et l'autre avec un placebo.

Damien Barraud, médecin réanimateur au centre hospitalier régional Metz-Thionville, est en colère contre la communication de Didier Raoult, qu'il qualifie de « désastreuse » et qu'il juge responsable d'une certaine désorganisation de la prise en charge, au sein des établissements de soins, aux prises avec l'épidémie de coronavirus.

Est-ce que vous vous occupez aujourd'hui de patients qui vous demandent d'être traités avec de la chloroquine ?

Je n'ai pas de patients qui m'en demandent directement parce que ceux dont je m'occupe sont dans un état grave et intubés. En revanche, j'ai des collègues pharmaciens qui commencent à recevoir des demandes, même au sein de ma pharmacie hospitalière, certains confrères qui commencent à la prescrire dans leur coin. Je ne parle pas du service de réanimation, mais d'autres étages. En réanimation, notre politique est assez claire : on ne se lance pas là-dedans. Nous avons eu confirmation lundi que nous serions centre investigateur de l'essai européen Discovery, afin de pouvoir proposer ces thérapeutiques à nos patients dans un cadre clair et scientifiquement très solide.

Cela veut dire que l'approche à l'égard de la chloroquine n'est pas harmonisée au sein de l'établissement ?

Oui. Ma consoeur spécialiste des maladies infectieuses, bien que surchargée de travail, commence à avoir des discussions un peu houleuses avec certains collègues puisqu'elle partage notre position, qui est de ne pas sortir des clous des autorisations de mise sur le marché et des essais cliniques en cours.

L'argument de beaucoup de médecins qui sont en faveur d'une prescription de la chloroquine à grande échelle, c'est celui de l'urgence de la situation. D'aucuns expliquent qu'on n'a pas le temps de mettre en place des études randomisées et que c'est la médecine moderne qui a imposé des protocoles dont nous devrions nous passer aujourd'hui.

C'est absolument faux et absolument pas éthique de proposer cela aux malades de manière sauvage et non encadrée. On peut monter des études randomisées dans l'urgence, ce n'est pas un souci. C'est éthique aussi d'avoir recours à un placebo, nous l'avons récemment fait dans le domaine de l'arrêt cardiaque pour tester l'adrénaline. Je veux dire par là que nous serions face à une maladie qui tue 100% des patients diagnostiqués, je m'alignerais sur cette campagne de prescription, mais ce n'est pas le cas ici. Plus les malades sont graves, plus la situation générale est grave, plus nous devons être carrés et ne pas nous éparpiller.

L'argument d'urgence n'est donc pas recevable pour vous ?

Non. Nous pouvons monter des protocoles d'études en urgence, avec des designs particuliers, dans lesquels on peut déjà éplucher les données rapidement, dès 15 jours. C'est d'ailleurs ce qu'il faut faire.

Les premiers résultats de l'essai européen Discovery sont attendus d'ici une quinzaine de jours, justement. Peut-on se permettre ce délai sachant que des gens continuent de mourir actuellement ?

On peut tout à fait se le permettre, et ce pour plusieurs raisons. La première, c'est que quelle que soit la molécule étudiée, nous devons absolument nous assurer qu'on ne fera pas plus de mal que de bien en l'administrant. On n'aura rien gagné si les effets indésirables sont plus problématiques que les effets bénéfiques, au bout du compte. Ensuite, l'histoire de la médecine et particulièrement de la réanimation regorge de cas qui nous incitent à la prudence. Dans le domaine de la virologie, par exemple, on sait que la chloroquine a des effets positifs sur le chikungunya in vitro. In vivo,  la molécule aggrave les symptômes. En réanimation, on sait que certains malades réactivent des virus comme l'herpès ou le cytomégalovirus. On a testé des antiviraux sur ces malades pour se rendre compte qu'effectivement, la charge virale diminuait dans le sang mais que les malades mourraient davantage. Il faut absolument arrêter de penser que parce que les mesures de charge virale baissent, il y aura nécessairement un impact sur le pronostic. C'est un raisonnement trop simpliste. Après, on espère tous que l'équation « mise en place d'un traitement = gain de chance pour le patient » se vérifie. C'est pour ça qu'on travaille. Mais ce qui se passe dans une boîte de Petri n'est pas ce qui se passe dans un animal, n'est pas non plus ce qui se passe chez un sujet sain, et encore moins ce qui se passe chez un sujet malade.

Le Conseil de santé publique a recommandé, en début de semaine, de ne pas prescrire de chloroquine en dehors des stades les plus sévères de la maladie. Certains médecins appellent au contraire à ce qu'on la prescrive aux stades les moins avancés, notamment pour enrayer le drame qui s'annonce dans les Ehpad.

L'évolution des malades est assez monomorphe. On sait quand débute les symptômes, que quelques jours plus tard ils auront besoin d'oxygène et que pour ceux qui évolueront mal, ils iront en réanimation. Donc on sent bien qu'il y a une fenêtre de tir pendant laquelle nous pourrions peut-être agir sur l'évolution de la maladie. Encore faut-il le démontrer correctement et de manière éthique. On ne peut pas mettre des malades dans un coin, et comparer leur situation à celle d'un groupe de contrôle au sein duquel des gens qui ont refusé le traitement ou qui présentaient des critères d'exclusion ont été inclus, comme c'est le cas dans l'étude de Didier Raoult. C'est d'autant plus discutable déontologiquement qu'il y a des malades partout autour de nous, tous les niveaux de gravité, de tous les âges, de tous les stades de la maladie... Des symptomatiques, des moins symptomatiques. C'est strictement facile de faire un essai.

D'autres médecins ont pu nous dire avoir déjà prescrit de la chloroquine dans le contexte d'une contamination au coronavirus, de manière « non officielle ». Quels sont les risques encourus par les patients ?

Des arrêts cardiaques. J'entends bien l'argumentaire de Didier Raoult et de ceux qui le suivent, qui consiste à dire que la chloroquine est un médicament qu'on prescrit depuis des dizaines d'années et que l'on connaît bien. Sauf que son indication principale, la raison pour laquelle il a fait l'objet d'une autorisation de mise sur le marché, c'était la prophylaxie contre le paludisme. Les gens qui l'ont pris partaient à l'étranger, ils étaient plutôt en bonne santé. Les gens que j'ai sous les yeux ne sont pas en bonne santé. Ce sont des personnes âgées, polypathologiques, polymédicamentées. Certes, si une personne jeune et en bonne santé venait à prendre un petit peu de chloroquine, il ne se passerait probablement pas grand chose. Mais quand on est âgé, qu'on a des problèmes cardiaques pour lesquels on prend un traitement, prendre de la chloroquine peut être hasardeux. Je ne parle même pas de l'ajout d'azythromicine dans ce contexte. Un étudiant en pharmacie qui associerait ces deux molécules ainsi aurait certainement des soucis à se faire pour ses examens.

Pourquoi ?

Parce que ce sont deux médicaments qui ont une interaction sur le coeur. Leur mélange peut occasionner de graves troubles.

Françoise Barré-Sinoussi, qui vient de prendre la tête du Comité analyse, recherche et expertise mis en place par l'Elysée, alerte à l'égard d'un risque éthique : celui  de donner de faux espoirs aux Français.

Selon moi, l'essai de Didier Raoult, c'est une faillite scientifique et méthodologique. C'est aussi une faillite éthique. Le Code de santé publique, le code de déontologie nous interdit de proposer des traitements non-éprouvés. Je ne parle même pas des files d'attentes qui se sont créées devant son établissement à Marseille, où les gens attendaient de se faire traiter. Quand le président de la République demande à ce que nous restions chez nous et que  des centaines de personnes se retrouvent à faire la queue devant un hôpital, on n'est pas loin du trouble à l'ordre public. Pendant ce temps-là, ces gens peuvent se contaminer. Déontologiquement, on ne peut pas non plus communiquer sur internet comme il l'a fait fin février, en déclarant que c'était « la fin de la partie » pour le coronavirus. Ce n'est pas raisonnable à l'heure actuelle.

Vous reprochez par ailleurs à Didier Raoult d'avoir contribué à la désorganisation de la prise en charge actuelle. Dans quelles mesures ?

Je suis monstrueusement en colère contre ce qu'a fait Didier Raoult. Parce que ce n'est pas ma conception de la médecine, moi qui suis un ouvrier de terrain, qui me bats tous les jours pour faire une médecine technique mais humaine et de qualité. Il ne cesse de mettre en avant sa qualité d'expert mondial, mais en evidence-based medicine [en médecine factuelle, en médecine basée sur des preuves, NDLR], l'avis d'expert est tout en bas sur l'échelle des niveaux de preuves. Très loin derrière les données probantes, factuelles. Ce que son étude n'apporte pas. Sa communication effroyable nous a fait perdre du temps, elle a aussi désorganisé nos services. On essayait tous de tirer dans le même sens et maintenant, il y a des soignants qui s'enguirlandent pour avoir ou pas de la chloroquine. Ce n'est pas comme ça qu'il fallait faire.

Quelles sont, concrètement pour vous, les conséquences de cette communication que vous qualifiez d'« effroyable » ?

Il y a des médecins qui ont harcelé l'infectiologue et le pharmacien de mon établissement pour avoir de la chloroquine. Ça crée des tensions, ça crée de la fatigue psychologique inutile. Il faudra se pencher là-dessus. Je suis aussi catastrophé par la qualité incroyablement médiocre de ce papier sorti par l'IHU de Marseille. Encore une fois, je souhaite pour tous les malades que l'essai Discovery conclue à ce qu'on prescrive de la chloroquine. Mais même si cela marchait, le message envoyé serait catastrophique sur le plan de la recherche. Parce que cela raconterait aux jeunes chercheurs qu'on peut faire tout et n'importe quoi dans son coin, mais que par le jeu du hasard, on peut finir par retomber sur ses pattes et dire que tout va bien. Il est urgent que chacun se reprenne, garde la tête froide, que les gens se mettent à travailler ensemble, dans des cadres clairs, pour stopper cette fuite en avant du scoop scientifique qui ne produit que de la science de mauvaise qualité.

Source :  Le Nouvel Ob, Henri Rouillier

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