Près de trois semaines après la première journée de blocage des gilets jaunes, les secrétaires généraux des principales organisations syndicales se sont réunis pour faire le point sur la situation. Sur le terrain, des liens se tissent déjà localement entre militants syndicaux et membres du mouvement. Des préavis de grève sont aussi déposés, comme dans le transport routier. Les syndicats s'apprêtent-ils à rejoindre la lutte, protéiforme, des gilets jaunes, dont certaines revendications, sur les salaires notamment, rejoignent les leurs ? A quelles conditions et pour y proposer quels types de revendications ?
Les responsables des confédérations syndicales se sont réunis pour faire le point sur la situation, près de trois semaines après la première journée de blocage, et avant la nouvelle journée de manifestation du 8 décembre. En est sortie une déclaration commune, signée par la CFDT, la CGT, FO, CFE-CGC, l'Unsa, la FSU, dans laquelle les syndicats « appellent le gouvernement à garantir enfin de réelles négociations ». Les questions « du pouvoir d'achat, des salaires, des transports, du logement, de la présence et de l'accessibilité des services publics, de la fiscalité doivent trouver enfin des débouchés concrets », précise le communiqué commun. Celui-ci précise aussi que les organisations « dénoncent toute forme de violence dans l'expression des revendications ».
L'Union syndicale Solidaires, présente à la réunion, a refusé de signer ce texte, qu'elle décrit comme « hors sol » : « Une posture d'unité syndicale qui n'évoquent pas les violences subies par les manifestant-es depuis plusieurs années, et encore plus gravement depuis les dernières semaines, est inconcevable pour Solidaires ». Pour le syndicat, il n'est pas possible « de décider qu'il est urgent de ne rien faire ».
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Des liens entre syndicats et mouvements des gilets jaunes sont pourtant en train de se tisser, prudemment. Lors des manifestations du 1er décembre, la CGT avait défilé à Paris contre le chômage et la précarité, mais à distance des gilets jaunes, tandis que des syndicalistes cheminots étaient présents à leurs côtés. À Toulouse, des militants CGT et Solidaires ont également défilé sans que la « convergence » ait vraiment lieu. Mais depuis une semaine, des préavis de grève se multiplient dans différents secteurs économiques, sur la question du pouvoir d'achat et des salaires, en échos à plusieurs des revendications des gilets jaunes apparues au fil du mouvement.
Dans le transport routier, les syndicats CGT et FO appellent à une grève illimitée dès dimanche soir, 9 décembre, contre la diminution de la rémunération de leurs heures supplémentaires. Dans la fonction publique, la fédération Sud Solidaires a déposé un préavis de grève jusqu'au nouvel an, du 10 au 31 décembre. Le syndicat dénonce les « abandons de missions de service public et fermetures de sites laissant sur le côté une partie de la population et augmentant encore les inégalités ». Des questions qui là aussi entrent en résonance directe avec le mouvement. D'autre part, la CGT appelle à une journée d'action nationale le 14 décembre « pour une augmentation immédiate des salaires, pensions et de la protection sociale ».
« Les actions syndicales récentes ou les manifestations de retraités ont nourri le mouvement »
Reste à voir si les autres confédérations s'associeront à cette journée. « Cette réunion intersyndicale, ce n'est pas pour étouffer le mouvement des gilets jaunes, mais pour voir si nous pouvons trouver une position commune entre syndicats, comme demander en commun une augmentation du Smic de 300 euros par exemple, explique Fabrice Angéï, secrétaire confédéral CGT. Nous n'avons pas attendu cette réunion pour agir. Dans les entreprises, il y a des grèves tous les jours. Les gilets jaunes, c'est un mouvement qui interpelle et interroge, y compris positivement, par sa puissance. Il y a des actions quotidiennes partout en France. À Bandol, dans le Var, d'où je viens, il y a toujours un blocage. Mais le mouvement ne vient pas de nulle part. Les actions syndicales récentes ou les manifestations de retraités d'octobre ont nourri le mouvement. »
La révolte des gilets jaunes survient après une série de mouvements sociaux d'ampleur ces dernières années : celui contre la loi Travail sous François Hollande en 2016, puis Nuit Debout, le mouvement contre la nouvelle loi travail, celle de Macron adoptée par ordonnances, fin 2017, la longue grève perlée des cheminots contre la réforme et la privatisation de la SNCF au printemps dernier. Sans oublier une multitude de mobilisations locales, des postiers aux infirmières ( lire ici). À chaque fois, les réformes sont passées, avec une très faible marge de négociation et sans véritable écoute du gouvernement face aux affaiblissements du droit du travail, à l'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire, avec son lot de fermetures de lignes, de gares et de questions sur les conditions de travail et la sécurité.
« Les syndicats n'ont pas réussi à construire les mobilisations nécessaires »
Ces mouvements ont été réprimés, dans la rue, les tribunaux, par des menaces de licenciements à la SNCF (voir notre article). « On peut considérer que les mouvements syndicaux classiques n'ont pas permis, ces dernières années, d'obtenir des avancées sociales. Une conséquence en est que la colère restée sourde se fait entendre aujourd'hui, analyse Fabrice Angéï. Parmi les gilets jaunes, il y a beaucoup de retraités, beaucoup de précaires, de chômeurs. Nous, notre terrain, c'est avant tout le monde du travail. C'est une question qui se pose à nous, organisations syndicales, de comment atteindre aussi ces catégories-là. »
Éric Beynel, porte-parole de l'union syndicale Solidaires, va dans le même sens : « Les organisations syndicales n'ont pas réussi à construire les mobilisations nécessaires pour lutter contre les injustices sociales. Sur les lois travail, il fallait tenter un blocage complet de l'économie en s'appuyant sur les grèves, nous n'avons pas réussi à le faire, analyse-t-il. Pour nous, ce mouvement des gilets jaunes s'inscrit dans la suite de ce qui s'est passé avec Nuit debout. Il est aussi parti d'une pétition, des réseaux sociaux, et le blocage y est un élément important. »
« Des gilets jaunes téléphonent aux unions locales syndicales »
Avec une différence de taille : Nuit Debout a été initié de Paris, de la place de la République, les gilets jaunes sont nés aux quatre coins de France, dans les régions où prendre la voiture est la condition pour pouvoir se déplacer. « Nous avons là, avec les gilets jaunes, un mouvement d'emblée fort, et très populaire, constate aussi Annick Coupé, ancienne porte-parole de Solidaires, secrétaire générale d' Attac. Je pense que les gilets jaunes ont conscience que les luttes des dernières années se sont heurtées à l'intransigeance des gouvernements, et que, pour se faire entendre, il faut trouver d'autres moyens, d'autres formes. C'est un mouvement très politique : il y a des revendications immédiates sur les taxes, et des questions sociales de fond sont aussi posées, sur les services publics, l'abandon de territoires. La question de l'égalité réelle dans les territoires est fondamentale. Des revendications sur les salaires, les minimas sociaux, celle d'un salaire maximum, émergent aussi. »
Les confédérations semblent désormais moins méfiantes vis-à-vis du mouvement et moins réservées qu'au début. Du côté des gilets jaunes, au contraire, la défiance demeure forte à l'égard de tout appareil, y compris syndical, et structuration. Dans ces conditions, quelle convergence peut être envisagée ? « Les liens avec le mouvement syndical, sur des sujets comme la SNCF, par exemple, ne peuvent se construire qu'au niveau local. Il existe dans ce mouvement un rejet des appareils syndicaux. En même temps, quand certains y vont en tant que militants, ils ne sont pas forcément repoussés. » Les militants d'Attac, association qui milite depuis deux décennies pour une fiscalité plus juste et la régulation des marchés financiers, ont diffusé des tracts lors de la manifestation du 1er décembre. « Je n'ai pas entendu qu'ils se soient fait jetés », observe Annick Coupé.
« Hors de question de s'allier avec des personnes qui tiennent des discours xénophobes et de rejet de l'autre »
Entre militants syndicaux et gilets jaunes, la rencontre peut-elle vraiment avoir lieu ? Le 1er décembre, les différents groupes de manifestants se sont croisés sans vraiment converger. En sera-t-il autrement ce 8 décembre ? Et ensuite ? Augmentation des salaires, retour de l'ISF (impôt sur la fortune), abandon de la hausse de la CSG pour les retraités constituent autant de points communs. Problème : « Ce mouvement, ce n'est pas une organisation, il n'y a pas de responsables. À partir de là, c'est plus compliqué de se rencontrer », fait valoir Fabrice Angéï, de la CGT. « Il y a cependant des échanges, des contacts, localement. Des gilets jaunes téléphonent aux unions locales syndicales. Nous n'aurons évidemment pas un tract avec le logo des gilets jaunes et celui de la CGT, comme on le fait avec d'autres organisations syndicales. La convergence se fera à partir de propositions communes. »
Quid des quelques postures et dérapages racistes, homophobes ou anti-migrants constatés sur certains points de blocages et parmi certains groupes de manifestants, l'une des raisons de la prudence syndicale initiale ? « Il est hors de question de s'allier avec des personnes qui tiennent des discours xénophobes, contre les droits humains, anti-migrants, d'exclusion et de rejet de l'autre. Nous ne pouvons pas non plus porter des propositions patronales de suppression des cotisations sociales, car les cotisations sociales, c'est du salaire, lors de maladie et de période de chômage. On ne peut pas converger sur n'importe quoi », souligne Fabrice Angéï.
« Dans les manifestations syndicales aussi, on a déjà entendu des slogans sexistes ou homophobes. Il ne faut jamais laisser faire »
« À Solidaires, nous avons fait le tour de la situation au niveau des sections locales. Dans un certain nombre de département, il y a des actions communes, des rencontres, avec les gilets jaunes. À Montpellier, Béziers, à Toulouse, des choses se font ensemble. Dans d'autres endroits, comme le Pas-de-Calais et la Vendée, c'est impossible parce que le mouvement est noyauté par des groupes d'extrême droite », constate Eric Beynel. « Le plus fort ralentissement à une convergence, du côté des syndicats, c'est la présence importante de l'extrême droite dans ce mouvement. Côté gilets jaunes, c'est la méfiance envers toute forme d'organisation, notamment les organisations syndicales. Si ces deux éléments sont dépassés, on peut avoir un mouvement social global. »
La présence de l'extrême droite au sein des gilets jaunes, même si elle n'est pas majoritaire, est-elle le principal frein pour une véritable convergence des mouvements sociaux ? « Il y a de fait des tentatives de récupération de l'extrême droite, mais il faut aller au delà de cela, juge Annick Coupé. Dans les manifestations syndicales aussi, on a déjà entendu des slogans sexistes ou homophobes. Il ne faut jamais laisser faire. Mais une révolte, une colère, ce n'est pas chimiquement pur. »
Rachel Knaebel
Photo : © Serge d'Ignazio
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