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Le gouvernement indien entend ouvrir l'agriculture à l'agro-business mettant en danger les moyens de survie de millions de personnes dans le pays. La résistance bouscule le pouvoir.
Depuis des mois les paysans indiens se mobilisent contre des lois votées en septembre par le gouvernement de Narendra Modi. Mais depuis quelques jours, la mobilisation s'est accentuée avec des centaines de milliers de paysans qui ont décidé de « marcher sur Delhi » et de bloquer les accès à la capitale du pays tant que le gouvernement ne retire pas ses lois. Certains parlent de près de 300 000 paysans mobilisés venant notamment des Etats du Panjab et de Haryana.
Ce paquet législatif voté par les députés du parti au pouvoir, entre autres, permet la vente directe de la production agricole des paysans aux acheteurs privés, dont les grandes corporations agro-industrielles. Cette disposition va en même temps éliminer un dispositif étatique qui garantit un prix minimum pour les producteurs. Cela va donner une plus grande marge de manœuvre aux grands industriels de l'agro-business face aux petits producteurs et ainsi les pousser à réduire les prix, à s'endetter pour faire face à la concurrence ; certains craignent devoir vendre leurs terres.
L'agriculture est un secteur sensible en Inde car même si celui-ci représente 15% du PIB du pays, il emploie la moitié de la population active. En outre, il s'agit d'un secteur durement touché ces dernières années par des mauvaises récoltes, des sécheresses, l'endettement. On estime ainsi qu'en 2019 il y a eu une effroyable moyenne de 28 suicides d'agriculteurs par jour. Ces nouvelles lois de libéralisation du secteur risquent d'accentuer la pression sur les paysans et ainsi faire augmenter ce nombre de suicides.
A cela il faut ajouter que l'élimination des mesures de régulation étatique de l'agriculture pourrait faire exploser les déséquilibres car la production deviendrait beaucoup plus sensible à la demande du marché, ce qui conduit à l'abandon des cultures les moins rentables. Et cela est particulièrement risqué dans un pays qui en termes de « sécurité alimentaire » n'est toujours pas autosuffisant. Comme on peut le lire dans un article du Hindustan Times : « les racines de l'intervention de l'État dans l'agriculture, des marchés publics au rationnement et aux restrictions imposées aux commerçants privés, que les réformes actuelles visent à abolir, se trouvent dans les pénuries alimentaires récurrentes de la période qui a suivi l'indépendance (...) De nombreux commentateurs estiment que ces mesures d'incitation ne sont pas nécessaires aujourd'hui car l'Inde est un pays qui dispose d'un excédent alimentaire. La forte augmentation des exportations agricoles de l'Inde est souvent citée comme preuve de ce fait. Cependant, si l'on tient compte du fait que les apports nutritionnels moyens en Inde sont bien inférieurs à ceux des pays développés, mais aussi à ceux de la Chine et du Vietnam, le prétendu excédent alimentaire semble être le résultat d'une consommation alimentaire inadéquate de la population locale ».
Cette situation ne pourrait que s'aggraver avec ces concessions faites aux grands capitalistes et corporations du secteur. C'est pour cela que les paysans sont descendus en masse dans les rues. Le gouvernement a semblé être pris au dépourvu. En effet, même si les paysans se mobilisaient depuis plusieurs mois, la massification de la contestation et le soutien de plus en plus large parmi la population à la cause des petits producteurs agricoles, ébranlent le gouvernement.
Cette grande mobilisation paysanne coïncide en outre avec un énorme mécontentement populaire contre les mesures libérales du gouvernement, ce qui a conduit la semaine dernière à une journée de grève générale à laquelle ont participé 200 millions de travailleurs. Autrement dit, si la lutte dans le temps de la paysannerie trouve un corolaire du côté des ouvriers des différentes industries du pays, le potentiel social et politique de cette alliance pourrait non seulement faire reculer le gouvernement mais même ébranler les bases du régime et du système.
La forte répression qui s'abat sur les manifestants à New Delhi répond sans doute à cette peur de la part du gouvernement. Faire taire par la force de la matraque la contestation paysanne semble être l'option trouvée par le gouvernement indien pour tenter d'éviter une éventuelle jonction entre les deux colères.
Pour le moment la situation semble bloquée et aucun accord ou recul n'est à l'horizon. Le gouvernement peut compter cependant sur la stratégie des organisations ouvrières qui ont limité la grève générale à une seule journée, alors que le nombre de grévistes démontre qu'il existe une grande force sociale disponible pour faire reculer le gouvernement nationaliste et réactionnaire de Modi, voire aller au-delà.