Keith Jones
27 novembre 2020
Des dizaines de millions de travailleurs à travers l'Inde vont participer à une grève générale d'une journée aujourd'hui [jeudi] pour protester contre les politiques «pro-investisseurs» du gouvernement du parti Bharatiya Janata (BJP) dirigé par Narendra Modi. Ces politiques comprennent l'austérité, la privatisation, la promotion des emplois avec renvoi «à volonté» et la suppression des mesures de santé et de sécurité et la fin de toutes les autres restrictions réglementaires qui limitent l'exploitation capitaliste.
La colère des masses face à la gestion désastreuse de la pandémie de COVID-19 par le gouvernement intensifie la poussée vers la grève. Comme les gouvernements du monde entier, Modi et son BJP ont donné la priorité aux profits des sociétés et à la sauvegarde de la fortune des milliardaires et multimillionnaires indiens plutôt qu'à la protection de la vie et des moyens de subsistance des travailleurs.
Cela a entraîné une catastrophe sanitaire et socio-économique.
Selon les chiffres officiels, l'Inde compte plus de 9,2 millions d'infections par COVID-19, ce qui en fait le deuxième pays le plus touché au monde, et près de 135.000 décès. Ces chiffres sont sans aucun doute une sous-estimation flagrante. L'Inde a l'un des taux de dépistage par habitant les plus bas parmi les pays durement touchés par le coronavirus. Le COVID-19 a pris racine dans les bidonvilles de Delhi, de Mumbai et d'autres centres urbains, ainsi que dans les zones rurales où les soins de santé publique sont rares, voire inexistants. Même en temps normal, seulement 86 pour cent des décès sont enregistrés par les autorités de l'État, et sur les décès enregistrés, seulement 22 pour cent reçoivent une cause de décès certifiée par un médecin.
Des centaines de millions de personnes ont perdu leurs revenus, et ce dans un pays où, avant la pandémie, 50 pour cent des enfants étaient sous-alimentés. L'économie indienne s'étant contractée de 23,9 pour cent au cours du trimestre d'avril à juin et étant en voie de se contracter d'environ 10 pour cent au cours de l'année fiscale 2020-2021, des dizaines de millions de personnes ont perdu leur emploi de façon permanente ou ont vu leurs heures de travail réduites. La pandémie, selon un rapport du FMI conclu le mois dernier, va pousser 40 millions d'Indiens de plus dans une «pauvreté extrême», définie comme le fait de survivre avec 1,90 dollar américain ou moins par jour, d'ici la fin de 2020.
Toutes les grandes fédérations syndicales du pays, à l'exception de la Bharatiya Mazadoor Sangh, alignée sur le BJP, ont approuvé la grève de protestation nationale d'aujourd'hui, tout comme de nombreux syndicats non affiliés. Elles demandent au gouvernement d'extrême droite du BJP, hindouiste et suprémaciste, qu'il mette fin à son programme de privatisation; qu'il abroge les «réformes» régressives du travail et de l'agriculture qu'il a récemment fait adopter par le parlement; qu'il fournisse une aide d'urgence aux couches les plus pauvres de la population, en versant une somme unique de 7.500 roupies (environ 100 dollars) à chaque famille non imposable et en offrant 10 kilogrammes (22 livres) de céréales par mois aux familles les plus démunies.
Parmi les personnes qui devaient débrayer aujourd'hui, on trouve des employés du gouvernement central et des gouvernements des États, des travailleurs des transports publics, des mineurs de charbon, des travailleurs de l'électricité, des travailleurs des banques et des travailleurs de nombreuses entreprises publiques menacées de privatisation, comme le constructeur d'avions Hindustan Aeronautics et la société de télécommunications publique BSNL. De nombreux travailleurs employés dans le «secteur informel», où les travailleurs n'ont pratiquement aucun droit, y compris les ouvriers du bâtiment et les conducteurs de pousse-pousse, devaient également se joindre à la manifestation.
Les petits agriculteurs, qui manifestent depuis des semaines contre une «réforme» agricole du BJP destinée à stimuler l'industrie agroalimentaire à leurs dépens, ont appelé à une manifestation dans la capitale nationale Delhi aujourd'hui, qui coïncide avec la grève de protestation nationale. Mercredi, la police dans l'État voisin du Haryana a utilisé des canons à eau pour bloquer les agriculteurs qui se rendaient à Delhi, où les autorités ont invoqué la menace du COVID-19 pour déclarer la manifestation illégale.
Huit mois après l'explosion de la pandémie dans le monde entier - conséquence directe de l'inaction des élites dirigeantes axées sur les profits et le prix des actions - une opposition sociale, surtout de la classe ouvrière, se fait jour.
En Grèce, une grève générale du secteur public a lieu aujourd'hui. Le syndicat ADEDY a lancé cette grève en raison de l'indignation des travailleurs face au manque de protection contre le COVID-19. Les travailleurs des transports publics de la capitale, Athènes, sont également en grève contre les projets du gouvernement de droite du pays visant à abolir la journée de huit heures et à imposer de nouvelles restrictions au droit de grève.
En Corée du Sud, jusqu'à 200.000 travailleurs ont fait grève mercredi contre la législation contre les travailleurs qui interdirait aux grévistes d'occuper certaines installations et certains lieux de travail. Au même moment, 30.000 travailleurs de Kia Motors ont organisé une grève partielle pour réclamer des salaires plus élevés et s'opposer aux suppressions d'emplois.
De nombreuses fédérations de travailleurs qui ont appelé à la grève de protestation d'aujourd'hui sont directement affiliées à des partis d'opposition qui ont joué un rôle crucial dans l'imposition de politiques favorables au marché et à la restructuration capitaliste. C'est le cas du Congrès national des syndicats indiens (Indian National Trade Union Congress - INTUC), affilié au Parti du Congrès; de la Fédération progressiste du travail (Labour Progressive Federation - LPF) qui est l'organisation syndicale de façade de la DMK régionaliste du Tamil Nadu; du Centre des syndicats indiens (Centre of the Indian Trade Unions - CITU); du Congrès syndical indien de l'ensemble de l'Inde (All-India Trade Union Congress - AITIC); et les divisions syndicales des partis staliniens parlementaires - respectivement, le Parti communiste de l'Inde (marxiste) (CPI-M) et le Parti communiste de l'Inde (CPI).
Quant aux fédérations et syndicats censés être «indépendants» politiquement, leur rôle n'est pas différent. Ils répriment systématiquement la lutte des classes.
Pour les syndicats, la grève de protestation d'aujourd'hui est une manœuvre qui vise à canaliser la colère croissante de la classe ouvrière derrière les partis d'opposition, à commencer par le Parti du Congrès, jusqu'à récemment le parti de gouvernement préféré de la bourgeoisie indienne, dans des appels futiles au BJP pour qu'il abandonne ses politiques «anti-populaires, anti-ouvrières et anti-nationales».
Pendant des années, la presse occidentale a été pleine de reportages qui célèbrent la montée de l'Inde. De tels rapports occultent la vérité fondamentale selon laquelle l'expansion capitaliste de l'Inde au cours des trois dernières décennies a été alimentée par la super-exploitation de la classe ouvrière. Les grandes entreprises indiennes et le capital mondial se sont approprié la part du lion des richesses, faisant de l'Inde l'une des sociétés les plus inégales du monde. Les 1 pour cent le plus riche de l'Inde a quatre fois plus de richesses que les 70 pour cent les plus pauvres, soit plus de 950 millions de personnes.
La brutalité du capitalisme indien a été mise à nu par la pandémie.
Pendant les trois premiers mois et demi de 2020, le gouvernement BJP a ignoré la menace de la pandémie de COVID-19. Puis, le 24 mars, avec un préavis de moins de quatre heures, il a imposé un confinement mal préparé et mal conçu qui n'a pas permis d'arrêter le virus, car il n'était pas accompagné des mesures sanitaires nécessaires telles que les tests de masse et la recherche des contacts. En outre, il a eu un coût social horrible - comme le montre la situation critique des travailleurs migrants - parce que les autorités ont laissé des centaines de millions de personnes, qui avaient perdu leurs emplois et leurs revenus du jour au lendemain, se débrouiller toutes seules.
À partir de la fin du mois d'avril, le gouvernement BJP - avec le soutien des gouvernements des États, y compris ceux dirigés par l'opposition - a commencé à faire pression pour un retour au travail, exploitant la misère sociale créée par ses propres actions. Le résultat a été que la pandémie, surtout après la levée de la quasi-totalité des mesures de confinement à la fin du mois de mai, s'est répandue comme une traînée de poudre.
Cette politique d'«immunité collective» a été le fer de lance d'une intensification de l'assaut contre la classe ouvrière. À la mi-mai, Modi a promis un «bond en avant» dans les réformes en faveur des investisseurs. Dans les mois qui ont suivi, le gouvernement BJP a considérablement accéléré sa campagne de privatisation et a fait passer ses «réformes» du droit du travail et de l'agriculture, mesures réclamées depuis longtemps par le capital indien et international.
Dans le même temps, le gouvernement Modi a poussé en avant l'autre politique clé que tous les gouvernements indiens mènent depuis 1991 et qui va de pair avec la volonté de faire de l'Inde un refuge pour le capital mondial: développer les liens de l'Inde avec l'impérialisme américain.
Avec le ferme soutien de l'élite dirigeante indienne, il a exploité le conflit frontalier de six mois avec Pékin pour intégrer encore davantage l'Inde dans l'offensive militaire et stratégique téméraire de Washington contre la Chine. Cela s'est traduit par une série de nouvelles initiatives et d'accords avec les États-Unis et leurs principaux alliés d'Asie-Pacifique, le Japon et l'Australie, ainsi que par des mesures importantes qui visent à transformer le dialogue stratégique mené par les États-Unis en une alliance militaire.
Entre-temps, Modi et son BJP ont intensifié leur promotion du communautarisme antimusulman dans le but de favoriser la réaction et de diviser la classe ouvrière.
Les staliniens, en raison de leur soutien à une succession de gouvernements du Parti du Congrès qui ont défendu les réformes néo-libérales, et de leur propre mise en œuvre de «politiques pro-investisseurs» dans les États, comme le Bengale occidental, où ils ont formé le gouvernement,voient leur appui fondre parmi la classe ouvrière. Néanmoins, ils assurent la direction politique de la grève générale d'aujourd'hui et ils sont appréciés par le Congrès et les autres partis d'opposition parce qu'ils leur confèrent une fausse image «progressiste».
Intégrés dans la politique de l'establishment depuis des décennies, le CPM et le CPI ont répondu à l'intensification de l'assaut de la bourgeoisie indienne dans le cadre de la guerre des classes en se déplaçant encore plus à droite. Ils ont redoublé d'efforts pour lier la classe ouvrière à l'opposition de droite et aux institutions de l'État indien. Au nom de la défaite du BJP, parti hindouiste suprémaciste, ils ont participé aux récentes élections dans l'État du Bihar en alliance avec le Parti du Congrès. Ils ont l'intention de faire de même dans les mois à venir au Bengale occidental et au Tamil Nadu, où le Congrès est le numéro deux d'un bloc dirigé par la DMK.
Il s'agit de la poursuite, mais dans des conditions beaucoup plus explosives et dangereuses, de la même voie réactionnaire qu'ils ont suivie au cours des trois dernières décennies. Leur principe directeur, justifié au nom de la lutte contre la droite hindoue, a été de lier la classe ouvrière aux partis d'opposition alors qu'ils mettent en œuvre le programme socialement incendiaire des grandes entreprises indiennes en faveur des investisseurs. En réprimant politiquement la classe ouvrière et en l'empêchant de faire avancer sa propre solution socialiste à la crise sociale, les staliniens ont permis au BJP d'exploiter la colère et la frustration des masses face à la pauvreté endémique, au chômage de masse et aux vastes inégalités sociales et d'émerger comme le principal parti de gouvernement de l'Inde.
Au cours de ces mêmes trois décennies, la taille et le pouvoir social de la classe ouvrière ont considérablement augmenté. Mais pour que ce pouvoir soit mobilisé, la classe ouvrière doit forger son indépendance de classe. Elle doit unir ses luttes disparates, s'orienter vers la contre-offensive mondiale croissante de la classe ouvrière et rallier les travailleurs opprimés derrière elle dans une lutte contre le capitalisme indien et mondial. Pour ce faire, les travailleurs indiens doivent répudier tous les partis de la bourgeoisie, leurs complices staliniens et leur politique communautariste, de castes, régionaliste et nationaliste, et fonder leurs luttes sur le programme de l'internationalisme socialiste.
(Article paru en anglais le 26 novembre 2020)