20/10/2024 vududroit.com  5min #258967

 Israël a tué Yahya Sinwar, mais pas l'esprit de la résistance

J'ai vu le cercle rouge

J'ai vu.

J'ai vu « l'armée la plus morale du monde » mettre en scène la mort de son ennemi comme on assassine un avatar dans un jeu vidéo.

J'ai vu des cohortes de voyeurs s'en faire les complices par l'œil du drone tueur.

J'ai vu l'ambassade en France de « la seule démocratie du Moyen Orient » répandre sur les réseaux sociaux le trophée du cadavre.

J'ai vu des intellectuels et des responsables politiques de mon pays applaudir à ces hourras d'une barbarie sans honte.

J'ai vu quelques courageux être traînés en justice pour « apologie du terrorisme » parce qu'ils avaient exprimé une réserve, un malaise, une nuance.

J'ai vu un « leader d'opinion » de l'extrême droite identitaire envier les Israéliens qui « assument se réjouir de la mort d'un ennemi mais nous, même pour Merah, les Kouachi et cie... on a intériorisé ». Et se demander tranquillement : « Ça vient d'où ça ? C'est religieux ? Éducation ? Propagande ? »

Devant ce torrent de laideurs, nous ne devrions pas nous résoudre à choisir entre le scandale et l'indifférence, l'oubli et l'indignation. Plutôt que de nous escrimer à édifier des digues illusoires autour de notre bonne conscience, nous devrions cultiver la capacité à nous laisser étonner par ce qui travaille au cœur de la morale occidentale, par ce que la morale occidentale assume de renvoyer au monde en témoignage de ce qu'elle continue à vivre comme son éclatante supériorité. Quelle est la vérité collective d'un processus anthropologique qui conduit à nier dans l'indifférence quasi générale les fondements les plus indiscutés de la décence commune ?

Si nous avons tant de mal à dire cette vérité alors qu'elle ne cesse de se révéler dans les images que nous jouissons de produire, c'est parce que les catégories de la morale qui devraient permettre de les décrypter sont celles-là mêmes qu'elles mettent en échec. Ce que nous vivons en direct est beaucoup plus qu'une faillite morale. C'est une mise en défaut de la morale qui survient au point culminant de son triomphe, quand elle a tout recouvert et qu'il n'y a plus que le Bien qui cherche à s'imposer contre le Mal. Alors elle régresse à ce contre quoi toute civilisation s'est attachée à mettre un terme : une comptabilité macabre où se révèle qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais, sinon dans les mythes qui la portent et qui nous font défaut, une distinction radicale entre la violence légitime et la violence criminelle. Quand Zineb El Rhazoui déclare qu'Israël est un « Daech qui a réussi », elle n'a raison qu'à moitié : Israël se contente de cristalliser une vérité qui est aux origines de tous les collectifs humains.

De la mise à mort de Ben Laden à celle de Sinwar, il faut donc se laisser étonner par la progression d'une lame de fond qui est née en Afghanistan avec la « fin de l'Histoire » et le 11 septembre et qui se rapproche dangereusement du cœur de l'Empire. Ce qu'on a essayé de se raconter comme un choc DES civilisations apparaît maintenant de façon très claire comme un choc DANS LA civilisation.

Ce choc consiste en l'incapacité grandissante des conflictualités humaines à s'instituer comme telles et à produire les conditions juridiques et culturelles de leur propre auto-limitation. La fin de la Guerre froide marque une étape décisive de ce processus. Les tensions qui pouvaient se produire naguère à la périphérie des deux Empires, là où chacun cherchait à s'étendre au détriment de l'autre, se sont maintenant disséminées partout. Selon un mécanisme bien décrit par Emmanuel Todd, l'universalisme occidental resté seul en piste produit structurellement du racisme à mesure qu'il est obligé de retrancher de l'humanité commune tout ce qu'il perçoit comme n'étant pas Lui. Si tous les hommes sont pareils, alors ce qui n'est pas pareil n'est pas homme. À la suite de Clausewitz, René Girard le formule autrement quand il annonce que nous ne sommes sortis de la guerre que pour rentrer dans l'ère du duel, c'est-à-dire de la montée aux extrêmes et de la lutte à mort.

Le « pas en mon nom » scandalisé que nous sommes tentés de proférer devant le spectacle désastreux de notre affaissement collectif n'est pas seulement un refus de voir le problème. C'est le geste par lequel nous le rendons insolubles. Car aucun conflit contemporain ne peut plus s'apparenter à une guerre, à un mode de confrontation ritualisé entre des altérités qui se reçoivent mutuellement comme telles. Ce ne sont plus que des « guerres civiles », des « anti-guerres », des « crises d'indifférenciation » qui s'enveniment à mesure que nous essayons de nous réfugier en extériorité de ce qui nous atteint. En ceci réside la substance du « scandale » : un mouvement paradoxal par lequel nous dévoilons nos manques d'être dans les essentialisations croisées par lesquelles chacun tente de les compenser dans le regard de l'autre : le regard de Sinwar mort qui nous transperce depuis les ruines où trône son fauteuil déjà légendaire. Cet Occident dont le règne morbide se déploie sans partage dans la réciprocité infinie des scandales qu'il s'inspire à lui-même ne nous est pas tombé sur la tête comme une dystopie. Il s'enracine dans notre mauvaise conscience, dans cette dés-unification de notre être qui projette dans notre âme, avant même de répandre à l'extérieur des germes de violence, les traits du « double monstrueux » que nous essayons d'expulser. En cela consiste la vérité profonde de l'époque, qui n'est pas la vérité d'un camp contre un autre mais la vérité de ce qui nous constitue collectivement comme humains. Ce n'est donc pas une vérité morale, une vérité de condamnation, mais une vérité POSITIVE, un horizon d'espérance qui se rapproche performativement à mesure qu'on le formule comme tel. Comme l'écrivait René Girard dans La Violence et le Sacré : « Le tragique survient quand succombent en même temps les illusions des partis et celles de l'impartialité ».

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newsnet 2024-10-20 #14410
Si nous avons tant de mal à dire cette vérité alors qu'elle ne cesse de se révéler dans les images que nous jouissons de produire, c'est parce que les catégories de la morale qui devraient permettre de les décrypter sont celles-là mêmes qu'elles mettent en échec. Ce que nous vivons en direct est beaucoup plus qu'une faillite morale. C'est une mise en défaut de la morale qui survient au point culminant de son triomphe, quand elle a tout recouvert et qu'il n'y a plus que le Bien qui cherche à s'imposer contre le Mal. Alors elle régresse à ce contre quoi toute civilisation s'est attachée à mettre un terme : une comptabilité macabre où se révèle qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais, sinon dans les mythes qui la portent et qui nous font défaut, une distinction radicale entre la violence légitime et la violence criminelle.