03/09/2023 legrandsoir.info  24min #233300

 L'Afrique devient une fondation pour un nouvel ordre mondial

L'élargissement des Brics, l'aube d'un nouveau monde ?

Alessandro VISALLI

Alessandro Visalli, architecte et docteur en aménagement du territoire, travaille depuis de nombreuses années dans le domaine des sciences du territoire et de l'environnement. Depuis 2013, il développe une lecture pluridisciplinaire de la crise avec une orientation marxiste. Il a étudié l'école de la dépendance et la théorie du système mondial, et a écrit des livres à ce sujet. Ses derniers ouvrages (non encore traduits en français) sont Dipendenza. Capitalismo e transizione multipolare [Dépendance. Capitalisme et transition multipolaire] et Classe e partito. Ridare corpo al fantasma del collettivo [Classe et parti. Recomposer le fantôme du collectif]

Ce qui s'est manifesté à Joannesburg apparaît comme un tournant similaire à celui des années 1970 (1). Avec l'entrée dans les Brics à partir de janvier 2024, se complète le passage de l'Arabie saoudite à de nouvelles alliances, prélude à la fermeture annoncée des bases américaines (en juin annoncée par Mohammed ben Salmane (2)) et à la consolidation des transactions dans d'autres monnaies du pétrole. Aux côtés du géant arabe, d'autres acteurs majeurs comme l'Égypte, les Émirats arabes et l'Iran, et en Amérique du Sud, l'Argentine. Enfin, l'Éthiopie (3), symboliquement importante.

Il est impossible de sous-estimer l'événement, même s'il était attendu (ce qui explique les efforts déployés pour exclure Poutine en l'incriminant (4)) : parmi les choses les plus importantes, c'est que l'Occident collectif (et en particulier l'Europe) perd toute influence résiduelle sur l'Opep+(5) et donc sur la géopolitique de l'énergie, attendons-nous à du pétrole à plusieurs euros et de l'énergie à des valeurs durablement élevées (bonne paix à ceux qui s'attardent contre un changement climatique "inventé", sans comprendre qu'il s'agit littéralement d'une question de survie et pas seulement de la planète (6)) ; en Afrique, à ce stade, nous avons, du Nord au Sud, toutes les grandes puissances alignées contre l'Occident impérial (7), ou au moins capables de revendiquer une plus grande indépendance à son égard, personne ne peut imaginer aller militairement en Afrique contre l'Égypte, l'Algérie et l'Afrique du Sud réunies, ou au Moyen-Orient contre l'Arabie Saoudite, l'Iran, les Émirats, et leurs alliés (sans considérer que la Turquie s'est également portée candidate) ; deux géants ordonnés comme l'Arabie saoudite et l'Iran (un chef-d'œuvre de la diplomatie chinoise) sont soudés, et avec l'Égypte et les Émirats, ils deviennent le pôle inattaquable de la région ; dans l'arrière-cour des États-Unis, le Brésil et l'Argentine sont soudés, et le centre du sous-continent a pratiquement changé d'emplacement. Le Mexique, la Bolivie, le Honduras et le Venezuela se sont portés candidats. En Extrême-Orient, aux côtés des deux géants que sont la Chine et l'Inde, les membres historiques que sont le Bangladesh, l'Indonésie, le Kazakhstan, la Thaïlande et le Viêt Nam ont posé leur candidature. D'autres, comme le Pakistan, suivront.

Le premier impact sera sur la dynamique des matières premières (ce n'est pas un hasard si le sommet a déclaré que les pays africains veulent les utiliser pour se développer) et donc sur les termes de l'échange (le prix relatif entre les matières premières et les produits intermédiaires ou finaux dans un échange) qui ont jusqu'à présent enrichi l'Occident. En termes moyens, nous aurons des conséquences sur la centralité du dollar (qui perd définitivement son ancrage saoudien).

Si l'on considère que les défis chinois (mais aussi indien à ce stade) et russe ne se posent pas seulement en termes de contrôle des matières premières, mais aussi des technologies, nous sommes à un tournant historique.

Mais allons plus loin, et évitons de surinterpréter les événements. Les Brics, (à l'origine Bric, lorsque Jim O'Neil proposa en 2001 de nommer ainsi les quatre pays émergents Brésil, Russie, Inde et Chine) n'ont décidé qu'en 2006, il y a quinze ans, en marge d'une assemblée de l'ONU, de s'organiser en une coordination diplomatique informelle et l'ont transformée en 2009 en une sorte de club permanent (comme le G7) lors du sommet d'Ekaterinbourg. Depuis la déclaration de 2009, l'objectif de l'association est d'établir un ordre mondial multipolaire plus équitable, c'est-à-dire sans hégémon central. En 2010, l'Afrique du Sud a été admise et les ambitions se sont progressivement accrues. S'il s'agissait au départ essentiellement de coordonner l'action au sein des organisations multipolaires dirigées par l'Occident (ONU, FMI, BM, OMC), l'objectif s'est progressivement imposé de modifier leurs structures et/ou d'organiser des organismes autonomes d'appui au développement. Ce nouvel ordre du jour passe nécessairement par la réduction du rôle dominant du dollar (et du rôle subalterne de l'euro), par la résistance aux diktats du FMI et de la BM, par la résistance au risque encouru de fuite des capitaux et de crise de liquidité, et par les sanctions unilatérales. Bref, résister aux armes de destruction financière que l'Occident utilise souvent pour discipliner et menacer le monde.

En 2014, à cette fin, les Brics ont décidé à Fortaleza de créer leur propre Banque de développement avec pour mission de financer des initiatives communes en matière d'infrastructures. Une banque, faut-il le préciser, ouverte à tous et dotée de 50 milliards pour les investissements et de 100 pour les réserves. La Banque dispose également d'un accord de swap spécifique et de la plateforme "Brics Pay" pour utiliser la monnaie des cinq pays membres au lieu du dollar.

Des pays plutôt hétérogènes font partie des Brics, que l'on peut classer dans le "deuxième" ou le "troisième" monde selon l'ancien dictionnaire, avec une population très importante (le premier et le deuxième, le septième, le neuvième et le vingt-quatrième, soit un total d'environ trois milliards trois cent millions d'habitants sur huit), une superficie territoriale avec le premier, le troisième, le quatrième et le sixième plus grand pays du monde, un PIB nominal avec le deuxième, le cinquième, le dixième et le onzième plus grand pays (pour un total d'environ 24 000 milliards sur 90 000) et un PIB en PPA beaucoup plus important avec les premier, troisième, sixième et huitième plus grands pays du monde (pour un total de 49 000 milliards sur 141 000), une énorme dotation en matières premières. Mais aussi des pays que l'on peut qualifier de "démocraties" à l'occidentale (Inde, Afrique du Sud, Brésil) et de "démocraties autoritaires" (Russie) ou de "démocraties populaires" à parti unique (Chine). Enfin, des pays plus ou moins en accord avec l'Occident et les Etats-Unis (comme l'Inde, capable d'être en relation simultanément avec la Chine, les Etats-Unis et la Russie) ou l'Afrique du Sud et le Brésil lui-même, ainsi que des pays en collision frontale, comme la Russie, ou latente, comme la Chine.

Qu'est-ce qui les unit ? Fondamentalement, l'histoire du colonialisme et l'expérience du XXe siècle. Le rapprochement entre les pays s'est fait de manière prudente et progressive jusqu'à la véritable explosion des demandes d'adhésion ces derniers mois, avec six nouveaux pays acceptés comme "membres fondateurs" à part entière à partir de janvier 2024 (Argentine, Égypte, Éthiopie, Iran, Arabie saoudite, Émirats arabes unis) et de nombreux autres en attente (Afghanistan, Algérie, Bahreïn, Bangladesh, Biélorussie, Bolivie, Cuba, Indonésie, Kazakhstan, Koweït, Palestine, Mexique, Nicaragua, Nigeria, Pakistan, Sénégal, Soudan, Syrie, Thaïlande, Tunisie, Turquie, Uruguay, Venezuela, Viêt Nam, Angola, Congo, Guinée et Zimbabwe). Il s'agit de pays qui sont des géants économiques et géopolitiques, dotés de ressources énergétiques et de matières premières de premier ordre et d'une population cumulée de plus de 1,6 milliard d'habitants (ce qui implique qu'ils représenteront plus de la moitié de l'humanité). Il s'agit d'une accélération impressionnante qui résulte de l'affaiblissement relatif de l'Occident sur le plan matériel et, plus encore, sur celui de l'autorité morale et de la capacité de menace.

Toutefois, les Brics, en particulier s'ils sont encore élargis (mais peut-être pas à tous), ne constituent pas un contre-bloc hégémonique qui pourrait avoir l'ambition de dominer le monde comme un nouveau G50 piloté par la Chine. Si c'était le cas, le "club" devrait être plus petit et ne pas contenir trop de rivaux potentiels de puissance similaire. Ici, les ennemis historiques se tiendraient littéralement ensemble : l'Inde et le Pakistan, l'Iran et l'Arabie saoudite, la Syrie et la Turquie, ou parfois des rivaux comme l'Argentine et le Brésil, ou le Mexique. Il en résulterait une paralysie géopolitique similaire à celle qui affecte l'Europe, bien que dans des conditions différentes.

Mais si elle n'est pas, et ne peut pas être, le noyau d'un bloc hégémonique au sens de la logique occidentale, c'est-à-dire ce qu'Arrighi appelait un système d'hégémonie, que nous montrent (à contre-jour, si vous voulez) cette soudaine rupture des digues et cet élargissement ? Deux choses à mon avis :

- qu'il s'agit essentiellement d'un exercice d'autodéfense, rendu nécessaire par la posture agressive de l'hégémon anglo-saxon ;

- et qu'elle intègre les trois leçons qu'elle a enseignées ces dernières années.

En d'autres termes, l'élargissement des Brics marque, d'une part, la dilution du pouvoir relatif de la Chine dans la structure, car il crée les prémisses d'un nouveau et puissant pôle moyen-oriental, et renforce le pôle africain (8). Enfin, la centralité russo-chinoise est également contrebalancée par l'entrée d'un pays hispanophone d'Amérique du Sud aussi important que l'Argentine, prélude peut-être à d'autres élargissements décisifs dans l'"arrière-cour" des États-Unis (9).

D'autre part, le système des Brics crée un espace de partage commercial et financier potentiel de plus en plus grand et capable, avec un élargissement ultérieur probable, d'atteindre ou de dépasser la pertinence des marchés occidentaux. Et, enfin, il crée un renforcement spectaculaire de la capacité à gouverner les flux de matières premières énergétiques grâce à l'entrée simultanée du pays avec 300 milliards de barils de réserves (alors que le premier, le Venezuela, qui est un pays "ami", en a 304) et du troisième, l'Iran (156), sans oublier les Émirats arabes unis et le Koweït (145), qui en ont fait la demande. En définitive, parmi les pays disposant des plus grandes réserves, seuls le Canada (170), l'Irak (145), les États-Unis (69) et la Libye (48) sont écartés, le deuxième et le quatrième parce qu'ils sont largement sous occupation. Même si l'on considère la production actuelle, c'est-à-dire l'impact immédiat, sur 80 millions de barils par jour, les pays du Brics en contrôlent directement 38 millions, mais avec les pays qui ont fait la demande, ce chiffre passerait à environ 50. Si l'on considère plutôt la consommation, les États-Unis accusent un déficit de 8 millions entre la production et la consommation (11/19 millions), l'Europe et le Japon sont en déficit et les pays BRIC ont une consommation d'environ 30 millions. En fait, ils sont désormais en mesure de contrôler le marché et de fixer les prix.

Il ne s'agit donc pas d'un bloc hégémonique cohésif alternatif à l'Occident dirigé par les États-Unis. Il ne s'agit pas non plus du "club" de la Chine. Il s'agit d'un système d'autodéfense qui tend à être horizontal, fondé sur le principe que l'on ne veut plus être dominé par une puissance égoïste (et faussement universaliste). C'est ce qui le rend tout à fait décisif à l'heure actuelle.

C'est en effet l'un des ressorts internes les plus puissants du développement chinois lui-même et du "mandat du ciel" du parti communiste, mais aussi de la renaissance russe : la mémoire des humiliations (plus lointaines dans le premier cas, plus récentes dans le second) que l'Occident a fait subir aux pays faibles. La mémoire du colonialisme et de l'impérialisme et sa mécanique typique d'extraction de valeurs.

Je rappelle qu'elle rejoint les "trois leçons" que la crise ukrainienne transmet au monde en ce moment :

- la première, que les États-Unis peuvent "voler" les réserves et exproprier les citoyens des pays qui s'opposent à eux en toute illégalité ;

- la deuxième, que, dans le même temps, les sanctions redoutées ne peuvent pas faire plier un pays qui dispose des matières premières, des clients et de la capacité industrielle adéquats ;

- enfin, troisièmement, que la grande puissance technologique militaire de l'Occident ne peut faire la différence tandis que son industrie de guerre n'est plus à la hauteur d'une guerre de frottement.

Bref, le roi est nu, mais, en même temps, il est plus méchant que jamais.

Il ne s'agit pas d'un nouveau pôle géopolitique compact, mais ces trois leçons, associées à la mémoire, suffisent à lancer le défi : les peuples ne veulent plus être dominés et préfèrent s'engager sur la voie de l'autogestion et de la gouvernance partagée, pour mettre enfin un terme à la "grande divergence" qui existe depuis cinq cents ans.

Le défi consiste donc à créer une sorte de nouveau G11 (et plus tard G30-50), au sein duquel compenser son propre commerce et créer ses propres réserves et investissements stratégiques pour le développement, un organe de coordination et de coopération qui exercerait un effet de levier sur le contrôle des marchés de l'énergie, des finances (au moins pour lui-même, y compris par le biais de nouvelles plateformes de paiement (10)), protégerait et développerait ses propres technologies, et améliorerait les termes de l'échange pour les marchandises afin de mettre un terme au néo-impérialisme occidental dans le "Sud global".

Le slogan de la Chine, "une communauté avec un avenir commun pour l'humanité" (11), inspire une approche coopérative et pragmatique, particulièrement axée sur les besoins fondamentaux des pays dont le revenu par habitant est encore faible ou moyen, sur les infrastructures essentielles et sur les projets mutuellement bénéfiques.

La déclaration de Johannesburg (12), avec laquelle nous terminons, commence par l'énoncé de trois principes et objectifs : partenariat pour une croissance mutuellement accélérée ; développement durable ; multilatéralisme inclusif. Un esprit de respect, d'égalité souveraine, de démocratie ouverte et d'inclusion dans le cadre d'un ordre international plus représentatif et plus juste.

Dans le contexte d'une réaffirmation de la centralité de l'ONU (considérablement mise à l'écart par les puissances hégémoniques, notamment les États-Unis, mais aussi la Russie), la déclaration exprime "la préoccupation que suscite le recours à des mesures coercitives unilatérales, qui sont incompatibles avec les principes de la Charte des Nations unies et produisent des effets négatifs, en particulier dans les pays en développement. Nous réaffirmons notre engagement à renforcer et à améliorer la gouvernance mondiale en promouvant un système international et multilatéral plus souple, plus efficace, plus représentatif, plus démocratique et plus responsable". Il est évident que cette demande passe par une plus grande représentation des marchés émergents et des pays en développement. En outre, la défense des droits de l'homme, mais aussi le droit au développement (introduit dans la déclaration de 1948 par l'URSS (13)) et, surtout, "dans un contexte non sélectif et non politisé", ainsi que "d'une manière constructive et sans double standard".

Ainsi, et c'est certainement l'un des points centraux de la revendication : "Nous préconisons une réforme globale des Nations unies, y compris du Conseil de sécurité, dans le but de les rendre plus démocratiques, représentatives, efficaces et efficientes, et d'accroître la représentation des pays en développement parmi les membres du Conseil afin que celui-ci puisse répondre de manière adéquate aux défis mondiaux actuels et soutenir les aspirations légitimes des pays émergents et en développement d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, y compris le Brésil, l'Inde et l'Afrique du Sud, à jouer un rôle plus important dans les affaires internationales, en particulier au sein des Nations unies, y compris du Conseil de sécurité".

D'où le soutien à un système commercial multilatéral, ouvert, transparent, équitable, prévisible et inclusif, non discriminatoire, basé sur l'OMC et le droit au traitement spécial et différencié (TSD) pour les pays en développement, et la réforme du système commercial avec l'élimination des sanctions unilatérales et illégales (telles que celles largement pratiquées par les États-Unis à l'encontre de leurs ennemis pro tempore).

Le point 10 appelle à une réforme générale des institutions de Bretton Woods (FMI et BM), afin de garantir un rôle plus important aux marchés émergents et de redéfinir les quotas d'adhésion au FMI (où les États-Unis sont aujourd'hui largement surreprésentés).

En plus de mentionner les situations au Niger, en Libye, au Soudan et au Yémen, la déclaration aborde la question palestinienne, appelant à une "solution à deux États, conduisant à la création d'un État de Palestine souverain, indépendant et viable". En ce qui concerne la guerre en Ukraine (14), la déclaration, également signée par la Russie, est nécessairement prudente : "Nous rappelons nos positions nationales concernant le conflit en Ukraine et autour de l'Ukraine, exprimées dans les forums appropriés, y compris le Conseil de sécurité des Nations Unies et l'Assemblée générale des Nations Unies. Nous prenons note avec satisfaction des propositions pertinentes de médiation et de bons offices visant à la résolution pacifique du conflit par le dialogue et la diplomatie, y compris la mission de paix des dirigeants africains et le chemin de la paix proposé".

Le défi est donc lancé, pour un monde plus grand et plus juste, où s'achève enfin l'héritage de l'accumulation originelle à l'échelle mondiale à travers les génocides et les massacres du XVIe siècle, la traite des Noirs des XVIIe et XVIIIe siècles, avec l'extension progressive de l'économie esclavagiste, le colonialisme du XIXe siècle et l'impérialisme du début du XXe siècle, puis le néo-colonialisme et l'impérialisme durable transformé en décolonisation.

C'est la mémoire qui tient les Brics ensemble et c'est la mission qu'ils se donnent. Rien de plus, rien de moins.

 Source

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