Par M.K. Bhadrakumar - Le 21 mai 2024 - Source Indian Punchline
En diplomatie internationale, les réunions au sommet se distinguent des réunions régulières de haut niveau lorsqu'elles se tiennent à des moments clés ou à des moments importants pour renforcer les partenariats et/ou lancer des initiatives majeures.
La réunion au sommet qui s'est tenue jeudi dernier à Pékin entre le président chinois Xi Jinping et le président russe Vladimir Poutine entre dans cette catégorie, puisqu'elle a lieu à un moment crucial où la dynamique du pouvoir mondial est en train de changer et où l'on assiste au spectacle époustouflant d'une histoire en train de se faire en temps réel. ( Lire mon article dans NewsClick intitulé « L'entente sino-russe déplace les plaques tectoniques de la politique mondiale »).
Les deux hommes d'État ont passé un jeudi entier ensemble après que l'avion présidentiel de Poutine a atterri à l'aube à Pékin. Des discussions approfondies et très détaillées ont eu lieu. Comme Poutine l'a déclaré plus tard, il s'agissait d'une visite d'État qui s'est transformée en "visite de travail".
Peu après que Poutine soit rentré, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a fait le point, samedi, devant l'élite de la politique étrangère et de sécurité à Moscou, lors de l'assemblée plénière annuelle du Conseil de la politique étrangère et de défense - l'équivalent russe du Conseil des relations étrangères dont le siège est à New York - et a donné un aperçu inestimable des discussions à huis clos qui se sont déroulées à Pékin.
Au niveau le plus évident, Lavrov a frappé fort dans son discours contre les États-Unis et leurs alliés de l'OTAN en affirmant sans détour que leur programme visant à infliger une "défaite stratégique" à la Russie sur le plan militaire et autre - pour "décoloniser" ou "démembrer" la Russie, et ainsi de suite - est purement fantaisiste et sera résolument contré. Lavrov a prédit que l'escalade des livraisons d'armes occidentales à l'Ukraine ne faisait que souligner la réalité du terrain, à savoir que "la phase aiguë de la confrontation militaro-politique avec l'Occident" se poursuivra "à plein régime".
Les processus de pensée occidentaux s'orientent dangereusement vers "les contours de la formation d'une alliance militaire européenne avec une composante nucléaire", a déclaré Lavrov. En particulier, la France et l'Allemagne luttent toujours contre les démons dans leurs greniers - la défaite écrasante que la France a subie face à l'armée russe lors de la guerre napoléonienne et la destruction de la Wehrmacht d'Hitler par l'Armée rouge.
Le tableau d'ensemble est que l'Occident n'est pas prêt pour une conversation sérieuse. Lavrov a déploré qu'"ils aient fait le choix d'une confrontation sur le champ de bataille. Nous sommes prêts à cela. Et toujours". Le fait que Lavrov se soit exprimé sur un ton exceptionnellement dur suggère que Moscou est extrêmement confiant dans le soutien de Pékin dans la phase cruciale de la guerre en Ukraine. C'est la première chose.
L'offensive russe en cours dans la région de Kharkov a démarré alors qu'il ne restait que six jours avant la prochaine visite de Poutine en Chine. Moscou a donné le signal le plus clair possible qu'il s'agit pour la Russie d'une guerre existentielle qu'elle mènera coûte que coûte. Pékin comprend parfaitement les enjeux les plus importants.
Selon les termes de Lavrov, "la Russie défendra ses intérêts dans les directions ukrainienne, occidentale et européenne. Et cela, dans l'ensemble, est compris dans le monde par presque tous les collègues étrangers avec lesquels nous devons communiquer".
Dans son discours, Lavrov a reconnu que la position des dirigeants chinois était un sujet de grande satisfaction pour le Kremlin. Il a déclaré : "La veille, le président Vladimir Poutine s'est rendu en Chine. Il s'agit de sa première visite à l'étranger depuis sa réélection. Les négociations avec le président chinois Xi Jinping et les réunions avec d'autres représentants de la direction chinoise ont confirmé que notre partenariat global et notre coopération stratégique dépassent en qualité les alliances interétatiques traditionnelles de l'ère précédente et continuent de jouer un rôle clé dans le maintien de la sécurité internationale et d'un développement mondial équilibré." C'est la deuxième chose.
L'intérêt du discours de Lavrov réside toutefois dans certaines remarques capitales qu'il a faites concernant la trajectoire future de l'entente entre la Russie et la Chine en tant que telle. Dans un langage mesuré, Lavrov a déclaré que la Russie était ouverte à l'idée de "construire une véritable alliance avec la Chine".
"Ce sujet peut et doit faire l'objet d'une discussion spécifique. Nous [les élites russes de la politique étrangère et de sécurité] pouvons et devons avoir une conversation spéciale sur ce sujet. Nous sommes prêts à débattre et à discuter des idées exprimées dans les publications et visant à construire une véritable alliance avec la RPC", a-t-il déclaré au public d'élite.
En effet, il s'agit d'une déclaration extrêmement importante dans le contexte des tempêtes qui s'accumulent dans le triangle États-Unis-Russie-Chine, la Russie étant au cœur d'une guerre par procuration âprement disputée avec les États-Unis et Pékin se préparant à l'inévitabilité d'une confrontation avec Washington en Asie-Pacifique.
Diplomate accompli, M. Lavrov a veillé à ce que son idée explosive d'une "véritable alliance" atterrisse en douceur. Il a déclaré : "L'évaluation faite par nos dirigeants indique que la relation est si étroite et amicale qu'elle surpasse en qualité les alliances classiques du passé. Elle reflète pleinement l'essence des liens qui existent entre la Russie et la Chine et qui se renforcent dans presque tous les domaines".
En effet, le fait même que Lavrov ait exprimé ouvertement ce point de vue est important, car il indique une coordination entre Moscou et Pékin. D'une manière ou d'une autre, le sujet a été abordé lors des discussions qui ont eu lieu la veille à Pékin entre Poutine et Xi.
Bien sûr, jamais dans leur histoire la Russie et la Chine n'ont été aussi profondément imbriquées. Mais pour que l'entente sino-russe prenne la forme d'une "véritable alliance", les conditions ne cessent de se développer en Asie-Pacifique. Lavrov a noté avec pertinence que "nos actions en Chine et dans d'autres régions non occidentales suscitent la colère non dissimulée de l'ancien hégémon [les États-Unis] et de ses satellites".
Il a affirmé que même si les États-Unis s'efforcent de "monter autant de pays que possible contre la Russie et de prendre ensuite d'autres mesures hostiles", Moscou "travaillera de manière méthodique et cohérente à l'établissement de nouveaux équilibres, mécanismes et instruments internationaux qui répondent aux intérêts de la Russie et de ses partenaires et aux réalités d'un monde multipolaire".
Dans la perspective de la Chine, Lavrov a souligné que l'OTAN cherchait activement à jouer un rôle de premier plan dans la région Asie-Pacifique. La doctrine de l'OTAN parle désormais de "l'indivisibilité de la sécurité dans la région euro-atlantique et indo-pacifique". Des blocs y sont introduits - l'incarnation de la même OTAN. Les tentatives sont de plus en plus nombreuses. On crée des "trois", des "quatre", des AUKUS et bien d'autres choses encore.
Lavrov a conclu qu'"il est impossible de ne pas réfléchir à la manière dont nous devrions structurer notre travail sur le thème de la sécurité dans ces conditions". Il a sensibilisé l'auditoire au fait que le moment était peut-être venu de combiner "les germes eurasiens d'une nouvelle architecture [EAEU, BRI, CIS, CSTO, SCO, etc], une nouvelle configuration avec une sorte de "parapluie commun".
Lavrov a estimé qu'un tel effort serait entièrement en phase avec le "concept de Xi Jinping visant à assurer la sécurité mondiale sur la base de la logique de l'indivisibilité de la sécurité, selon laquelle aucun pays ne devrait assurer sa sécurité au détriment de la sécurité d'autres pays".
Lavrov a indiqué que le concept de sécurité mondiale de Xi Jinping avait été discuté lors de la visite de Poutine en Chine, à la fois au niveau de la délégation et dans un format restreint, ainsi que lors de la conversation en tête-à-tête entre les deux dirigeants. Lavrov a résumé la situation en ces termes : "Nous estimons qu'il y a de bonnes raisons de promouvoir concrètement l'idée d'assurer la sécurité mondiale en commençant par jeter les bases de la sécurité eurasienne".
Lavrov a fait ces profondes remarques publiquement à la veille de sa visite de travail à Astana pour participer à la réunion des ministres des affaires étrangères de l'Organisation de coopération de Shanghai. La Chine assumera la présidence de l'OCS dans le courant de l'année. Lavrov a poursuivi les discussions sur cette question complexe avec son homologue chinois, le ministre des affaires étrangères Wang Yi, qu'il a rencontré plus tôt dans la journée à Astana. Le communiqué de presse russe est disponible ici.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.