Journal dde.crisis de Philippe Grasset
2 décembre 2024 (17H00) – Je pense qu'il faut envisager un point capital, qui n'est qu'une hypothèse de mon chef, donc bien loin d'être tranchée et absolument ouverte à la mise en cause, au dénigrement, voire à la moquerie, – hypothèse concernant le missile ‘Orechnik', c'est-à-dire la formule hypersonique + conventionnel = nucléaire (‘hyper + conv. = nuke'). Il s'agit de l'idée selon laquelle, à partir d'un certain moment du développement opérationnel des hypersoniques, et même dès l'origine de ce développement opérationnel, – dès mars 2018 et l'annonce de l'arrivée de ces missiles par Poutine, – la formule ‘hyper + conv. = nuke' a été prise en compte comme clef d'un affrontement avec le bloc-BAO.
Je pense qu'aussitôt, cette formule est apparue aux yeux de certains en Russie comme la clef de l'affrontement, compte tenu de l'état des esprits et des psychologies dans le bloc américaniste-occidentaliste. Cet état a été constaté par les Russes. C'est autour de 2012-2013, à propos de l'affaire syrienne que les Russes ont admis cette réalité, qui faisait de leurs adversaires des groupes absolument hors de toute raison logique, avec lesquels il était impossible de traiter, qui n'étaient conduits que par la haine caractérisant les narrative structurant le grand simulacre, comme l'ait un patient conduit par une pathologie exigeante de la psychologie... Le 6 février 2012, nous publiions un texte sur ce phénomène, à l'occasion d'une déclaration de Lavrov et sous le titre « Lavrov psychanalyse le bloc BAO : hystérie ». Nous notions notamment :
« Nous sommes bien au-delà de la machination et de la manœuvre, puisque tout le monde sait parfaitement ce que chacun cherche dans cette aventure et qu'il est question d'observer les attitudes en fonction de cela ; la machination et la manœuvre existent évidemment, et nul n'est dupe à cet égard, et nul n'en ignore rien, et par conséquent cet aspect-là des choses est réglé. Beaucoup plus importantes, la couleur des réactions du bloc BAO, l'humeur effectivement "hystérique" qu'on ressent à partir de toutes les chancelleries des pays du bloc BAO après les avoir constatées autour de la table ronde du Conseil de Sécurité. Le docteur Lavrov n'est certes pas allé assez loin dans son diagnostic.» On se trouve devant une pure réaction d'une psychologie commune et également malade. Il s'agit de forcer les évènements à avoir le sens et la vertu dont le discours virtualiste du bloc BAO veut absolument les parer, – parce que le bloc croit effectivement à ce sens et à cette vertu, et qu'il y croit tellement fort qu'il est prêt à employer les bombes et les avions qui vont bien (plutôt des Rafale que l'Inde préfère, que des JSF que personne n'a jamais vus) pour forcer les évènements à s'y conformer. Il n'est pas, il n'est plus question de domination de l'un sur l'autre, de pression hégémoniques à l'intérieur du bloc, etc. Tous sont égaux et unis et jamais sans doute les avant-garde révolutionnaires que sont les diplomaties des pays du bloc BAO n'ont été aussi égales dans l'exécution des consignes du Système. Ce n'est plus Washington qui mène la danse, ni l'OTAN, ni les Anglo-Saxons, mais bien un unisson général des réactions effectivement "hystériques". A cet égard, la véritable haine (le mot est d'emploi nécessaire ici) qui a éclaté contre Russes et Chinois samedi à l'ONU, le temps de l'une ou l'autre réplique annonciatrice d'une sorte de nervous breakdown, est la haine du fou contre celui qui lui dénie l'accès à l'univers que son esprit enfiévré dessine pour la satisfaction, qui frôle le besoin extatique, de ses pulsions moralisantes. »
On n'en était encore qu'au diagnostic mais la maladie ainsi constatée devenait, pour les Russes, le principal sujet stratégique, et même leur véritable question existentielle. Le nœud central de la crise (de la GrandeCrise) s'est noté au grand jour en 2014-2016 (Ukraine/Maïdan, élection de Trump avec l'hystérie qui l'accompagna et le ‘ Russiagate'). Dès lors, les Russes se trouvaient devant une question terrible en forme d'énigme existentielle : l'affrontement est inévitable... Comment l'envisager sans aller jusqu'au plus haut degré de l'anéantissement nucléaire réciproque avec des gens dont la haine hystérique a remplacé la mesure et la logique de la raison ?
C'est aussi à partir de ce moment, selon notre hypothèse, que cette question existentielle et de l'ordre du métaphysique a croisé le champ technologique de l'armement avec le développement de l'hypersonique déjà très avancé (annoncé par Poutine en mars 2018). Dans cette hypothèse, j'ignore si la formule ‘hyper + conv. = nuke' est apparue soudainement comme solution-miracle ou si elle s'est mise en place d'elle-même, peu à peu mais en un temps très court ; – je pencherais pour la seconde proposition en précisant qu'à mon sens les Russes la prirent en compte comme un facteur opérationnel clef dans l'épisode qui suivit l'annonce fait par Poutine, et devant l'aveuglement des réactions américanistes-occidentalistes sauf quelques rares généraux américanistes.
Il faut comprendre que dans cette formule ‘hyper + conv. = nuke', que l'on pourrait réduire à une ‘hyperconv = nuke', il ne s'agit pas d'une égalité positive (chic ! un moyen de plus) mais d'une égalité liquidatrice parce que l' ‘hyperconv' est en réalité destinée à liquider le systématisme de l'emploi du nucléaire lorsqu'on entre dans une phase d'affrontement suprême. Selon cette perception, pour les Russes tels qu'ils sont dans l'évaluation qu'en fait l'esprit belliqueux américaniste-occidentaliste, l' ‘hyperconv' correspond dans la perception stratégique à une première frappe (‘first strike') de décapitation à laquelle il est impossible de riposter par du nucléaire sous peine d'un anéantissement réciproque où les Russes auraient l'"avantage" (!), – cela dans le langage hérité des bureaucraties du Strategic Air Command (voyez LeMay) telles que les a définies pour nous Daniel Ellsberg, – ici dans une citation de 1981 de l'amiral Roy L. Johnson, qui avait travaillé avec le SAC...
« Les gens du SAC n'ont jamais semblé se satisfaire du fait qu'il suffisait de tuer une fois. Ils voulaient tuer, tuer encore et encore ("tp kill, overkill, overkill"), parce que tout cela renforce le prestige du SAC, crée le besoin de davantage de forces, d'un budget plus important. (…) C'est ainsi qu'ils raisonnaient. »
On constate qu' aujourd'hui, ce "langage du SAC" est devenu, dans l'esprit de la chose, le langage courant de l'expression américaniste-occidentaliste... Les Russes l'ont vu venir et ont pu constater qu'il s'installait fermement quoique d'une façon imagée, entre ‘ Russiagate' et la "cancellation" de tout ce qui était, est et sera russe. Par conséquent, l'exécution du programme ‘hyperconv = nuke' est devenue une nécessité de survie pour empêcher un basculement dans le nucléaire total, réciproque et suicidaire.
Mon hypothèse est donc simplement que les Russes ont eu l'intuition de cela, instruits par l'évolution de leurs "partenaires" comme ils les appelaient encore. Ils ont réalisé l'intégration de cette pensée hautement philosophique et pathologique dans le développement de la physique et de la technologie vers l'hypersonique. Ils sont maîtres dans ce mélange de domaines en apparence si étrangers... Ils savent que l'apparence n'est qu'un miroir trompeur, et que la trajectoire américaniste-occidentaliste est de type "hobbésien" jusqu'à la folie, selon la démonstration de Diego Fernández Peychaux dans son essai « The Multitude in the Mirror: Hobbes on Power, Rhetoric, and Materialism »
« Cet essai décrit le lien hobbesien entre matérialisme et rhétorique à travers la métaphore de la multitude. L'idée centrale est qu'il est impossible de comprendre la pratique politique voulue par Hobbes, qui découle de sa théorie du langage, si l'on ne pousse pas jusqu'à sa conclusion logique la relation que Hobbes décrit entre le matérialisme et l'éloquence des mots. »
... Remplacer "matérialisme" par "américanisme-occidentaliste" et "l'éloquence des mots" par "l'éloquence (extrêmement abondante) de l'overkill"). Le fil est ainsi rétabli, et l'usage du miroir comme moyen de tuer les Russes, les tuer encore et encore (‘overkill'). Dans cas, on comprend que les Russes ait cherché, ait trouvé et se soit précipité sur la formule ‘‘hyperconv'. Mon hypothèse est que s'ils n'ont pas songé à tout cela en réalisant cette avancée "technologique", ils peuvent aujourd'hui y songer avec tous les éléments du problème en leur possession. La question de Lavrov en 2012 ("sont-ils hystériques ?") a largement reçu une réponse.