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 Ukraine - Échec des négociations et autres sujets

La Russie et l'Ukraine se préparent à la paix en étant prêts à la guerre

Par M.K. Bhadrakumar - Le 17 mai 2025 - Source  Indian Punchline

Le 16 mai restera comme un tournant, bon ou mauvais, dans le conflit ukrainien. L'essentiel est que  les « pourparlers de paix » entre la Russie et l'Ukraine ont repris à Istanbul et que l'on espère qu'ils reprendront le fil du projet d'accord négocié en mars 2022. Il convient toutefois d'émettre des réserves. Le fait qu'il ait fallu trois heures au président turc Recep Erdogan pour persuader le président ukrainien Volodymyr Zelensky de donner le feu vert aux négociations parle de lui-même.

D'autre part, Zelensky a fait preuve d'une souplesse remarquable en violant son propre décret présidentiel interdisant toute négociation de ce type entre des responsables ukrainiens autres que lui-même et des responsables russes. La Turquie a montré une fois de plus qu'elle restait un acteur important dans le conflit ukrainien.

Le résultat a été un spectacle extraordinaire. Les rapports mentionnent que la délégation russe n'a pas eu une mais trois réunions, en fait - avec une équipe turco-américaine, suivie d'une équipe turco-américano-ukrainienne, pour finir par une réunion exclusive avec l'équipe ukrainienne.

Les négociations « bilatérales » russo-ukrainiennes auraient porté sur les options de cessez-le-feu dans le conflit ukrainien, un important échange de prisonniers, une rencontre potentielle entre Zelensky et le président russe Vladimir Poutine,  un accord de principe sur la tenue d'une réunion de suivi, etc.

Les médias ukrainiens ont rapporté que la partie russe a réitéré ses demandes pour que les forces de Kiev quittent les parties restantes des quatre régions de l'est et du sud que Moscou a annexées. L'Ukraine a bien entendu rejeté cette demande. En effet,  ces points de discussion lors de la réunion d'Istanbul auraient été un peu trop consistants pour une réunion qui n'a duré qu'une heure et quarante minutes.

La Turquie s'est jointe à la réunion en tant que partie prenante, car la pacification de l'Ukraine lui donne l'occasion de travailler en étroite collaboration avec les États-Unis, ce qui pourrait avoir des retombées positives sur les deux principales discordes qui ont mis cette relation à rude épreuve ces dernières années, à savoir la Syrie et le problème kurde. Le 12 mai, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)  a pris la décision historique d'abandonner la lutte armée et de se dissoudre, ce qui ouvre la possibilité de mettre fin à des décennies de violence politique en Turquie. Le « président pacificateur » de la Maison Blanche peut aider Ankara à négocier un accord avec les Kurdes.

La Turquie a encouragé la normalisation des États-Unis avec le gouvernement islamiste de Damas.  La rencontre de Trump avec le président syrien Ahmed al-Sharaa à Riyad mercredi, ainsi que la levée des sanctions de Washington contre la Syrie, qui bouleversent la géopolitique du Moyen-Orient, mettront la Turquie et les États-Unis sur la même longueur d'onde.

Notamment, tout cela se produit dans le contexte d'une inclinaison « occidentaliste » de la politique étrangère turque au cours de l'année écoulée, à la suite de la réélection d'Erdogan à la présidence. Traditionnellement, les relations entre Trump et Erdogan sont restées cordiales et amicales. Il est évident que Trump peut s'attendre à la coopération d'Erdogan dans les pourparlers sur le rétablissement de la paix en Ukraine, où les excellentes relations du dirigeant turc avec Zelensky sont un facteur supplémentaire, qui a été mis en évidence à Ankara hier.

Erdogan a tenu la main de Zelensky contre vents et marées. Les drones turcs de haute technologie fournis à l'Ukraine,  qui doivent être fabriqués localement, renforceront considérablement la capacité militaire de Kiev. La Turquie, héritière de l'héritage ottoman, est un véritable foyer pour une communauté tatare influente. La langue tatare est une langue oghouze qui descend du turc ottoman. En fait, la Turquie a refusé de reconnaître la Crimée comme faisant partie de la Russie. Le ministre ukrainien de la défense, un proche collaborateur de Zelensky, est un Tatar ethnique.

Moscou sait tout cela. Poutine s'est empressé d'oublier les frictions dans les relations russo-turques en aval du changement de régime en Syrie en décembre dernier pour tendre la main à Erdogan, le 11 mai, afin de discuter des pourparlers directs entre la Russie et l'Ukraine à Istanbul.  Selon le communiqué du Kremlin, Erdogan « a exprimé son soutien total à la proposition de la Russie et a souligné sa volonté de fournir un lieu pour les pourparlers à Istanbul. La partie turque offrira toute l'aide possible pour l'organisation et la tenue de pourparlers visant à instaurer une paix durable... Les dirigeants ont également exprimé leur intérêt mutuel pour le renforcement des liens bilatéraux dans les domaines du commerce et de l'investissement et, en particulier, pour la mise en œuvre de projets stratégiques conjoints dans le domaine de l'énergie«.

Erdogan est un interlocuteur difficile à gérer, mais Poutine a largement réussi à maintenir des relations stables et (pour la plupart) prévisibles. Le facteur turc peut changer la donne si, à un moment donné, Zelensky cesse d'être le prisonnier de la CoW4 (les quatre mousquetaires européens de la soi-disant « coalition des volontaires », la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne et la Pologne). Faites confiance à Erdogan pour passer à un rôle d'activiste.

Dans l'ensemble, la Russie a remporté une victoire diplomatique dans la mesure où son initiative de « pourparlers directs avec l'Ukraine sans conditions préalables » a été acceptée par Trump. Le format des discussions d'hier impliquait une reprise des pourparlers russo-ukrainiens à Istanbul en 2022. Poutine a manœuvré avec brio pour disperser  le plan de jeu du CoW4 qui s'efforçait d'écarter Trump progressivement et de devenir partie prenante de la poursuite de la guerre en Ukraine.

Le Conseil de l'Europe s'est senti encouragé dernièrement par une certaine perception que Trump pourrait imposer des sanctions draconiennes si la Russie manquait de sincérité dans ses intentions. Mais jusqu'à présent, Trump est resté engagé auprès de Poutine. La semaine dernière, Trump a déclaré qu'une avancée dans le conflit ukrainien ne serait possible qu'à l'issue d'un sommet entre lui et Poutine. Il est évident que les événements dramatiques qui se sont déroulés hier en Turquie représentent un revers pour le CoW4.

Le chef de la délégation russe et conseiller présidentiel Vladimir Medinsky (qui dirigeait également l'équipe russe lors des négociations d'Istanbul en 2022) a déclaré aux médias que Moscou était « satisfaite » des résultats des négociations et était prête à « reprendre les contacts » avec Kiev.

Cela dit, Moscou ne baissera pas la garde non plus. Le 15 mai, Poutine a tenu  une séance d'information avec les membres permanents du Conseil de sécurité, l'organe suprême de décision de la Russie, afin de discuter des prochains pourparlers d'Istanbul, séance à laquelle ont participé les membres du groupe de négociation russe. Le communiqué du Kremlin indique que Poutine « a fixé les tâches et défini la position de négociation » de la délégation russe à Istanbul.

D'autre part, le Kremlin a également affirmé simultanément que, quels que soient les pourparlers d'Istanbul, les opérations militaires de la Russie en Ukraine se poursuivraient. Avec un timing immaculé, Poutine a choisi le 15 mai pour  faire également l'annonce surprise de la nomination du colonel-général Andrey Mordvichev (surnommé « General Breakthrough / Percé ») en tant que commandant des forces terrestres russes.

Le général Mordvichev, qui fait l'objet de sanctions occidentales, jouit d'une solide réputation en tant que commandant de la 8e armée d'armes combinées de la Garde du district militaire sud de la Russie, qui a été fortement impliquée dans le siège dévastateur de Marioupol en 2022 et dans la bataille d'Avdiivka en 2023-2024, qui ont marqué un tournant dans le conflit en Ukraine. La nomination du général Mordvichev intervient alors que des rapports affirment que la Russie se prépare à lancer une nouvelle offensive majeure en Ukraine. L'Ukraine affirme que plus de 650 000 soldats russes sont actuellement déployés en Ukraine.

Mais Zelensky suit également une double voie. Le ministre ukrainien des finances, Sergeii Marchenko, 43 ans, a déclaré à un groupe de haut niveau lors de la réunion annuelle de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, le 14 mars à Londres : « Pour se préparer à la paix, il faut être prêt à la guerre. Nous devons planifier. Vous pouvez me traiter de cynique, mais en fait je ne suis qu'un ministre des finances«.

M.K. Bhadrakumar

Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.

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