« Celui qui contrôle la nourriture, contrôle les gens ;
celui qui contrôle l'énergie, contrôle les continents ;
celui qui contrôle l'argent, contrôle le monde ».
Cette phrase, attribuée à Henry Kissinger (1), désigne l'axe autour duquel tourne la guerre en Ukraine. Aujourd'hui, l'énergie, la nourriture et l'argent sont au premier plan de la scène politique mondiale et montrent leur rôle dans le maintien de la structure actuelle du pouvoir mondial. Au-delà des idéologies, des systèmes politiques et des capacités militaires des pays impliqués dans cette guerre, cette dernière fait remonter à la surface une lutte primordiale pour le contrôle des ressources stratégiques.
Guerre, ordre mondial et contrôle des ressources stratégiques
Cette lutte n'est pas accidentelle : elle jaillit des entrailles d'une structure de pouvoir mondiale brisée par la crise systémique du capitalisme mondial monopolistique. À ce stade de son développement, ce mode de production cherche à maximiser les profits dans tous les domaines de la vie sociale et dans les coins les plus reculés de la planète. Elle a ainsi réussi à intégrer l'économie et la finance mondiales à un degré sans précédent dans l'histoire de l'humanité, soumettant le monde entier à une dynamique qui, en remplaçant l'investissement productif par un endettement illimité, conduit à un écart croissant entre la croissance de l'endettement et celle de l'économie réelle.
Cela génère une stagnation économique, une augmentation de la spéculation financière, une énorme concentration de la richesse entre quelques mains et une inégalité économique et sociale croissante entre les pays, les régions, les secteurs sociaux et les individus. Elle détruit également le climat et l'environnement, épuise des ressources non renouvelables d'importance stratégique, multiplie les griefs et les demandes non satisfaites, pulvérise la légitimité des valeurs et des institutions, et répand un maelström chaotique de conflits locaux et géopolitiques qui s'intensifient dans un avenir de plus en plus incertain.
Dans son agonie, cette structure de pouvoir mondiale montre ses pieds d'argile et sa tête corrodée par une irrationalité maniaque. Paradoxalement, dans la morosité de cet effondrement, il y a l'espoir d'un monde meilleur, qui mobilise les énergies humaines vers la réflexion et la créativité, seul moyen de surmonter le chaos dans lequel nous vivons.
À notre époque, l'escalade militaire en Ukraine ne connaît aucune limite et se dirige vers une confrontation entre puissances nucléaires. Ce rythme fou permet de révéler la crise de l'hégémonie mondiale des États-Unis. Il y a cependant autre chose : tout en rendant visible le rôle de l'énergie, de la nourriture et de l'argent dans la domination globale de la planète, la guerre en Ukraine expose également l'importance de l'information comme source de domination globale. Son contrôle et sa manipulation permettent de bloquer les capacités cognitives et de manipuler les désirs et les sentiments les plus sombres de la population mondiale.
De cette manière, le récit officiel de la guerre est désormais une partie essentielle du conflit militaire. L'importance brutale de son rôle dans la guerre expose une nouvelle phase dans l'évolution du capitalisme monopolistique mondial, dominé par le contrôle numérique de tous les aspects de la vie sociale. Cette phase intensifie les conflits existants et expose la manière dont les valeurs, les désirs et les objectifs sont cooptés, vidés de leur contenu et subvertis pour assurer la domination politique mondiale.
Les causes du conflit militaire en Ukraine transcendent donc les définitions idéologiques et les caractéristiques et idiosyncrasies de ses principaux acteurs, et renvoient à une crise systémique de la structure du pouvoir mondial. Ainsi, au milieu de l'effondrement destructeur et du chaos, une certitude commence à se dessiner : sortir de la crise implique de changer les critères d'appropriation et de distribution des surplus et des ressources de la société, mais cela n'est possible qu'en transformant les formes d'organisation et de participation des citoyens à la prise de décision et à la recherche de consensus. Cela implique de s'orienter vers la construction de nouvelles institutions et de nouvelles formes de légitimation sociale et politique : une tâche ardue mais possible.
Crise d'hégémonie et guerre
L'objectif officiel de ne pas négocier et de « saigner à blanc » la Russie dans un conflit long, qui créerait les conditions d'un « changement de régime » et d'une désintégration ultérieure du pays, unifie la pensée des néoconservateurs qui, qu'ils appartiennent au parti démocrate ou républicain, dominent la politique étrangère américaine depuis des décennies. Récemment, un important leader de ce secteur a synthétisé la relation entre ces objectifs et le contrôle des ressources stratégiques. Pour l'ancien secrétaire d'État américain Mike Pompeo, la guerre en Ukraine ne se terminera jamais par une paix négociée, car son objectif ultime est d'empêcher la reconstitution du pouvoir de la Russie et sa capacité à dicter :
« l'approvisionnement mondial en énergies fossiles, provoquant une hémorragie économique aux États-Unis et dans le reste du monde (...) Cette guerre montre la centralité de l'extraction des hydrocarbures dans la géopolitique mondiale (...) les hydrocarbures sont la base de tout ce que nous consommons (...) et constituent les piliers sur lesquels reposent la puissance géostratégique américaine et la paix dans le monde » (2)
Ces définitions interviennent alors que les troupes russes progressent de manière décisive dans la région du sud-est de l'Ukraine et que des signes indiquent l'anéantissement imminent du centre de commandement des opérations de l'armée ukrainienne dans le Donbass, mettant ainsi fin à la bataille dans cette région et augmentant de manière significative le territoire sous contrôle russe. Pendant ce temps, la guerre de l'information annonce le début d'une "contre-offensive" de l'armée ukrainienne, qui reprendra les territoires perdus avec « un million de personnes ».
Cela a conduit à de nouvelles demandes d'envoi d'équipements et de fonds à l'Ukraine, tandis que les responsables du Pentagone s'inquiètent de plus en plus de l'existence d'un réseau d'opérations clandestines de vente d'armes, dont la destination finale est inconnue (3). En outre, à mesure que les flux financiers vers les sociétés productrices d'armes augmentent, les doutes se multiplient quant à leur capacité à remplacer les munitions et les équipements dépensés chaque semaine dans une guerre qui n'a pas de fin apparente (4).
La réponse du président russe Vladimir Poutine à l'annonce de la future contre-offensive des forces ukrainiennes a été rapide et incisive : « Ils disent vouloir nous vaincre sur le champ de bataille : eh bien, qu'ils essaient (...) jusqu'à présent, nous n'avons utilisé qu'une infime partie de notre force (...) nous ne rejetons pas les négociations de paix, mais ceux qui ne les acceptent pas doivent savoir que plus le temps passe, plus il leur sera difficile de négocier avec nous » (5). Il a ainsi laissé entendre que les troupes russes pourraient avancer dans d'autres régions d'Ukraine.
Pour Poutine, la Russie a déjà gagné une guerre dont l'importance dépasse les frontières du pays :
« Nous allons vers un monde véritablement multipolaire, qui ne repose pas sur des règles inventées en fonction des intérêts de quelques-uns et derrière lesquelles il n'y a que la volonté d'hégémonie ». Un nouvel ordre mondial est en train d'émerger, un ordre « fondé sur le droit international, sur la souveraineté des peuples (...) construisant la coopération sur la base de la démocratie, de la justice et de l'égalité (...) Ce processus ne peut plus être arrêté ».
Ressources et crise économique mondiale
L'implosion financière internationale de 2008 a été déclenchée par des facteurs internes - la spéculation sur les prêts hypothécaires à risque et leurs dérivés - d'un système financier fortement surendetté. Dans la période actuelle, le surendettement est plus important qu'en 2008 et est menacé par des facteurs « externes » à la dynamique spéculative de la finance. La guerre commerciale déclenchée par le gouvernement de Donald Trump contre la Chine et la pandémie ont provoqué une perturbation des chaînes de valeur mondiales et l'impact qui en découle sur les prix de tous les biens et services dans le monde. Ce phénomène a été amplifié par le pouvoir des sociétés monopolistiques (tant dans le transport que dans la production) d'accumuler des rentes sur la formation des prix (6).
En conséquence, l'inflation a imprégné l'économie mondiale et a eu des répercussions tant au centre qu'à la périphérie de l'ordre mondial. Plus récemment, les sanctions contre la Russie et sa réponse, qui - comme nous l'avons vu dans d'autres notes - lie ses paiements à l'exportation au rouble, lie le rouble à l'or et encourage les transactions en dehors de la zone dollar, ont accentué les perturbations existantes dans les chaînes de valeur mondiales, la pénurie de ressources énergétiques et alimentaires et la flambée de leurs prix. Ils ont également ouvert la porte à un nouvel ordre mondial.
L'inflation annuelle aux États-Unis est aujourd'hui de 9 % et dépasse largement les hausses de taux d'intérêt mises en œuvre et prévues par la Réserve fédérale (actuellement 1,75 %) pour la combattre. Ces augmentations constituent une menace pour la stabilité d'un système financier caractérisé par des bulles spéculatives et un fort surendettement. Entre fin 2019 et juin 2021, la valeur de marché des actions a augmenté de 42% pour atteindre 54 789 billions (trillions) de dollars (7). Cette valeur dépasse le produit brut combiné des États-Unis, de la Chine, du Japon, de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, de l'Espagne et de l'Angleterre (8). Depuis lors, la valeur des actions a baissé, mais la volatilité est là pour rester et l'implosion financière est à l'ordre du jour. Derrière la bulle des actifs financiers se cache l'endettement qui l'a rendue possible.
En décembre 2021, il y avait 4 839 banques commerciales assurées par le gouvernement fédéral. Cependant, seules six mégabanques contrôlaient 61 % du total des actifs des banques commerciales et 89 % des 234 000 milliards de dollars de dettes dérivées (9). Ces produits dérivés relient ces six banques aux mégabanques étrangères. La dette mondiale totale en produits dérivés atteint des chiffres astronomiques et incertains, allant de 600 trillions de valeur nominale attribuée par la BRI (Banque des règlements internationaux) à plus de dix fois la valeur du produit mondial brut (10).
Le fort endettement étasunien a son corrélat au niveau de la dette mondiale, qui a atteint 303 billions de dollars (trillions) fin 2021 (11). Dans ce contexte, une augmentation des taux d'intérêt à 1,75 par la Réserve fédérale US est insuffisante pour faire face à un taux d'inflation qui croît de 9% par an, mais elle pourrait mettre le feu aux poudres non seulement au niveau de l'énorme dette US, mais aussi au niveau mondial.
Cette situation précaire frappe particulièrement les pays périphériques, lourdement endettés en dollars, disposant de peu ou pas de réserves et touchés aujourd'hui par l'inflation internationale. Le nombre de pays en développement en situation de stress de dette a doublé : près de 17 % de la dette souveraine totale de ces pays, libellée en dollars, est déjà en situation de stres (12). Une augmentation des taux d'intérêt de la Réserve fédérale américaine encourage les sorties de capitaux, fait s'évaporer ses réserves et laisse présager un possible effet domino de défauts de paiement et d'implosions sociales et politiques, à l'image de ce qui se passe actuellement au Sri Lanka. Si ces phénomènes se produisent, ils affecteront immédiatement le système financier international et la capacité de prêt du FMI. Un billion (trillion) de dollars pourra à peine atténuer l'incendie. Ce scénario laisse présager un avenir marqué par une énorme pression du FMI sur les pays endettés.
Dans ce contexte, la proposition de la Russie aux BRICS de créer un panier de monnaies locales et d'effectuer des transactions en dehors du dollar ouvre la possibilité aux pays périphériques d'utiliser leurs ressources pour réduire leur endettement illimité en dollars.
Elle laisse également présager la fin du dollar en tant que monnaie de réserve internationale. Aujourd'hui, 80 % des transactions pétrolières internationales sont faites dans cette monnaie. Les sanctions contre la Russie ont commencé à changer cette situation en déclenchant une augmentation croissante des échanges de pétrole et de gaz entre la Russie, la Chine et l'Inde, et dans leurs devises. L'annonce de l'adhésion éventuelle de l'Iran et de l'Arabie saoudite aux BRICS a accru la menace qui pèse sur le dollar en tant que monnaie de réserve internationale.
L'Argentine dans la crise
L'Argentine est attaquée ouvertement par les étrangers habituels, unis dans la tentative de provoquer un « changement de régime » le plus rapidement possible afin de « mettre fin au populisme », d'imposer la règle d'or du plus fort et de drainer les énormes ressources naturelles du pays. La faiblesse qu'ils perçoivent dans le gouvernement les enflamme au point de refuser tout « pacte de coexistence », de se féliciter publiquement de la hausse des prix, d'afficher des guillotines et des messages ouvertement violents et d'annoncer en grande pompe qu'à leur retour « ils mettront fin à tous les droits acquis ».
Cet assaut s'accompagne d'une violente ruée sur la monnaie et la finance qui ne faiblit pas, malgré les efforts du gouvernement pour calmer les principaux secteurs du pouvoir économique en leur proposant, entre autres promesses, un ajustement fiscal et des taux d'intérêt adaptés à leurs demandes.
Au milieu de cet assaut, le FMI se tient à l'affût, prudent. Dans son accord, il a interdit l'émission de crypto-monnaies et mettra sûrement toutes sortes d'obstacles à l'intégration de l'Argentine dans les BRICs, à la réalisation de transactions commerciales et financières en dehors de la zone dollar et au renforcement du peso argentin, en l'ancrant aux ressources naturelles du pays.
D'où l'importance de mettre fin aux miroirs en couleur de la dollarisation et du bi-monétarisme et d'articuler un mouvement qui - avec le soutien de divers secteurs de la société - discute de l'ancrage du peso dans nos ressources naturelles et de la dette odieuse que nous a laissée Mauricio Macri. Pour ce faire, il est nécessaire d'identifier ceux qui se sont enfuis et de redéfinir la relation actuelle et future du pays avec le FMI, en mettant fin à l'endettement illimité et à ses recettes d'ajustement structurel.
Dans ce contexte, l'avancée conjointe des différents mouvements sociaux réclamant différentes mesures pour protéger les secteurs les plus vulnérables est une étape cruciale. L'unité dans la rue est ce qui nous permettra d'aller vers de nouvelles formes d'organisation qui nous permettront de mettre des limites à l'assaut actuel et d'avancer avec un programme de changements économiques, politiques et institutionnels qui permettront au pays de sortir du trou actuel.
En este contexto, el paso al frente y en conjunto de los distintos movimientos sociales exigiendo distintas medidas tendientes a proteger a los sectores más vulnerables constituye un hito de importancia crucial. La unidad en la calle es lo que permitirá ir hacia nuevas formas de organización que permitan poner límites al embate actual y avanzar con un programa de cambios económicos, políticos e institucionales que permitan al país salir del agujero actual.
Aujourd'hui, ce plan n'existe pas et cela encourage l'offensive actuelle. L'importance de cette action commune des mouvements sociaux explique l'assaut judiciaire et politique contre leurs dirigeants et les diverses tentatives de les diviser et de les stigmatiser.
Ce dernier souligne l'importance de mettre fin au clientélisme dans toutes les organisations et institutions, y compris celles de l'État, en façonnant de nouvelles formes de participation politique, de bas en haut, pour redéfinir les critères d'appropriation et de distribution des surplus et des richesses qui placent aujourd'hui le pays au bord du cannibalisme et de la désintégration sociale.
Monica Peralta Ramos* pour El cohete a la luna
El cohete a la luna. Buenos Aires, 17 juillet 2022
Titre original : « El combate primordial »
* Mónica Peralta Ramos a étudié sociologie à l'Université de Buenos Aires et elle est docteur dans cette discipline de l'Université René Descartes des sciences humaines de la Sorbonne, à Paris. Attaché en sciences et technologie à l'ambassade d'Argentine à Washington, USA (1992) ; Professeur à l'Institut d'Etudes Latinoaméricaines, Université de Londres, GB (en 1992). Elle combine ses activités d'enseignante et de chercheuse dans les domaines de l'économie politique, de la sociologie et de l'anthropologie, et a été conseillère politique et analyste. Ella a publié « Etapas de acumulación y alianzas de clase en la Argentina, 1930-1970 » ; « Acumulación del capital y crisis política en la Argentina, 1930-1974 » ; « From Military Rule to Liberal Democracy in Argentina » y « La economia politica Argentina. Poder y clases sociales (1930-2006) »
Traduit de l'espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi
El Correo de la Diaspora. Paris, le 21 juillet 2022
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Notes
(1) Ex asesor de Seguridad Nacional entre 1969-1975 y ex Secretario de Estado de Estados Unidos entre 1973 y 1977
(2) Mike Pompeo, hudson.org, 24/06/2022.
(3) zerohedge.com, 14/07/2022 ; ft.com, 13/07/2022 ; Bloomberg.com, 21/06/2022.
(4) ft.com, 14/07/2022 ; rusi.org, 17/06/2022.
(5) en.kremlin.ru, 07/07/2022.
(6) epi.org, 21/04/2022.
(7) Dans les pays utilisant l'échelle courte, et notamment dans les publications scientifiques anglo-saxonnes destinées au grand public (vulgarisation d'articles scientifiques le trillion représente un millier de milliards ou 1012 (1 000 000 000 000) qui est appelé billion dans l'échelle longue (ce qui est une source de confusion lors des traductions).
(8) wallstreetonparade.com, 18/04/2022.
(9) wallstreetnparade.com, 19/05/2022. Produits dérivés : actifs financiers complexes dont la valeur est dérivée d'autres actifs.
(10) investopedia.com.
(11) zerohedge.com, 14/07/2022.
(12) bloomberg.com, 07/07/2022.