Bien qu'il soit trop tôt pour parler de victoire ou de défaite, il est clair que pour le camp otano-arabo-sioniste l'annonce du retrait américain du nord-est de la Syrie est une catastrophe, tandis que pour le camp adverse elle est une victoire.
Une victoire venue s'ajouter à toutes les précédentes niées ou reconnues avec une foule d'arrière-pensées, comme ce fut le cas du, lors de sa conférence de presse en marge de l'Assemblée générale annuelle de l'ONU fin Septembre 2018 (1) :
« On peut presque dire que Bachar al-Assad a gagné la guerre. On le constate. Mais, on ne peut pas dire que Bachar al-Assad ait gagné la paix, loin de là ! Et quand on a gagné la guerre sans gagner la paix, ça veut dire qu'on n'a pas gagné la guerre, même si les avancées sur le terrain sont ce qu'elles sont. Et je le redis, tant qu'on n'a pas gagné la paix, on n'a pas gagné la guerre. Et c'est de la responsabilité de Bachar al-Assad, mais aussi de ceux qui le soutiennent, pour engager une solution politique à la fin du conflit. Sinon, on risque d'aller vers une forme de guerre perpétuelle dans la zone ».
Que cette tirade traduise le simple constat d'un responsable politique ou ses menaces à peine voilées d'une « guerre perpétuelle » tant que la Syrie n'accepte pas la solution politique que lui et ses alliés préconisent, les médias syriens s'étonnent encore du fait qu'en sa qualité d'ex-ministre de la Défense, M. le Drian refuse d'admettre que c'est le peuple syrien qui a « presque » gagné cette guerre et non seulement Bachar al-Assad, sauf à considérer que ce sont seulement Nicolas Sarkozy, puis François Hollande, puis Emmanuel Macron qui l'ont perdue.
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Et ce 10 janvier 2019, M. Le Drian est revenu sur son slogan « Bachar al-Assad a gagné la guerre, mais pas la paix » au cours d'un entretien accordé à M. Elkabbach dans la matinale sur CNEWS (2). Entretien inauguré par sa réflexion sur la perte de repères, la violence insupportable et le besoin urgent d'une respiration démocratique en France, dont nous ne transcrivons que la partie concernant la Syrie (de la 7ème à la 12ème minute) :
Q : La France va-t-elle laisser tomber les Kurdes d'Irak qui ont été si utiles au moment de la coalition pour combattre Daech et pour vaincre Daech ? Est-ce qu'on va les laisser tomber ?
R : Il y a dans cette région deux conflits différents, deux guerres différentes qu'on a tendance à confondre. Il y a le combat contre Daech et ce combat là n'est pas fini, parce que même si territorialement Daech occupe beaucoup moins de place qu'auparavant, même si en Irak ils ont été en grande partie éradiqués, il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui Daech est toujours présente dans une partie de la Syrie et toujours, de manière clandestine, présente en Irak.
Q : Daech est vaincue, mais pas finie, vous l'avez dit...
R : Non... Daech n'a pas encore été totalement vaincue. Daech est en train de perdre, mais il faut poursuivre le combat jusqu'au bout et c'est la principale préoccupation de la France. Si la France est là, si la France est dans la coalition, c'est parce qu'elle combat le terrorisme de Daech qui a touché notre pays, comme vous le savez, par des drames importants au cours des dernières années...
Q : Et les Kurdes ?
R : Les Kurdes, les Forces démocratiques syriennes, les Kurdes de Syrie, puisque vous savez, il y a des Kurdes en Irak, en Iran, en Syrie et en Turquie. Les Kurdes de Syrie sont nos meilleurs alliés dans cette affaire, puisqu'ils combattent Daech territorialement dans cette partie de la Syrie. Et le fait que le Président Trump ait annoncé le retrait des forces américaines de manière brutale, incompréhensible...
Q : Vous le saviez ça ?
R : On l'a appris comme tout le monde, par un Tweet.
Q : C'était la grande surprise ?
R : Il n'y a pas eu que la France. Je crois que le ministre de la Défense américain a lui-même été surpris, puisqu'il en a tiré les conséquences en se retirant. Cette décision là est grave parce qu'elle met les Kurdes et leurs alliés arabes, ce qu'on appelle les Forces démocratiques syriennes, dans une grosse difficulté, puisque ce sont eux qui ont contribué largement à combattre Daech et que ce sont eux qui se trouvent, aujourd'hui, en fragilité. Donc, il faut qu'il y ait, au niveau international, la préservation de la sécurité des Kurdes, avec nos alliés, avec nos partenaires...
Q : Qu'est-ce que fait la France ? Et vous ?
R : Moi, je vais me rendre en Irak dans quelques jours. J'irai aussi au Kurdistan. Je rencontrerai les nouveaux responsables irakiens, le Premier ministre, le Président de la République...
Q : Donc, vous serez à Bagdad ? Bientôt ?
R : Pas uniquement à Bagdad, un peu partout. Je n'en dis pas plus pour des raisons de sécurité, mais j'essaye de contribuer avec d'autres à ce que les Kurdes de Syrie soient respectés dans leur combat, dans leur identité, pour éviter qu'il y ait en Syrie une nouvelle guerre ; parce qu'il y a une première guerre contre Daech, que nous menons, et il y a une guerre civile...
Q : Vous avez parlé de Donald Trump tout à l'heure. Il retarde le retrait de ses troupes. Pourquoi il a évolué ? Grâce à qui ?
R : Il y a eu une inflexion, puisque la décision de retrait très urgente, très rapide, annoncée par le président Trump a provoqué un tollé, une incompréhension, y compris à l'égard des Kurdes, mais pas uniquement. Et aujourd'hui, il annonce que le retrait se fera de manière plus lente et il annonce aussi, sans doute grâce aux pressions diverses qu'il a pu avoir, y compris de la France ; le président Macron s'en est entretenu avec lui à plusieurs reprises et il semble qu'il y ait une inflexion que je trouve aujourd'hui positive pour éviter de nouveaux désastres dans cette région qui a bien besoin de paix.
Q : Et ils se sont téléphonés Donald Trump et Emmanuel Macron, hier ou avant-hier, je crois...
R : Avant-hier.
Q : J'ai vu dans leur communiqué qu'ils maintiennent, disent-ils, leur ligne rouge. Est-ce que ça veut dire que si Bachar al-Assad emploie des armes chimiques, les Américains où qu'ils soient et les Français et leurs alliés frappent ?
R : Oui mais il faut bien comprendre, je le disais tout à l'heure, il y a deux guerres. Il y a la guerre contre le terrorisme, que nous menons avec nos alliés, et puis il y a une guerre civile interne à la Syrie que Bachar al-Assad est en train de gagner, mais il n'a pas gagné la paix. Et pour qu'il gagne la paix, il faut qu'il y ait en Syrie un processus politique. Et la Russie dans ce domaine a un rôle important à jouer, puisque si Bachar al-Assad gagne en Syrie c'est grâce au soutien que lui a apporté la Russie. Il importe aussi que la solution soit politique et non pas militaire, parce qu'autrement il n'y aura pas la paix.
Q : Et la décision de Donald Trump de partir, elle favorise à la fois l'Iran et surtout le numéro un russe qui deviendrait le maître de la Syrie y compris de la couverture aérienne du ciel syrien...
R : La Russie a pris ses responsabilités. Elle est intervenue en Syrie. Elle a soutenu et elle continue à soutenir Bachar al-Assad. Elle a donc une responsabilité politique de faire en sorte qu'en Syrie il y ait une solution politique et non pas une solution militaire et donc... éviter l'usage de l'arme chimique !
Q : Et là on frappe ?
R : Ce que vous indiquez là sur les positions de Donald Trump concernant l'arme chimique est plutôt rassurant dans la mesure où la prolifération chimique est catastrophique et que nous avons là-dessus une position très claire.
Q : Une précision : quand les Américains seront partis, est-ce que les forces françaises qui sont sur place resteront là bas toutes seules où elles quitteront, elles aussi, le pays ?
R : Il faut distinguer à la fois la Syrie et l'Irak. Nous sommes présents en Irak. Nous sommes très modestement présents en Syrie, en accompagnement des Américains. Évidemment quand il y aura une solution politique, nous nous retirerons.
Q : Oui... La solution politique...
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Dans la soirée, la chaîne nationale syrienne Al-Ikhbariya TV (3) a réagi à ces propos en ces termes :
« Paris, après Washington prétend vouloir retirer ses forces illégitimes de Syrie : une annonce du ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a avancé un autre prétexte que la lutte contre Daech pour justifier la violation du droit international par son pays, lequel subordonnerait son retrait à l'adoption d'une solution politique, faisant mine d'ignorer sa présence illégitime en Syrie et l'agression tripartite à laquelle il a participé (dans la nuit du 14-15 avril 2018, NdT).Déclarations faites des semaines après l'annonce du retrait des forces américaines par le président Donald Trump (19 décembre 2018, NdT) ; retrait confirmé (hier, 9 janvier ; NdT) par son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo (à partir de l'Égypte ; NdT), mais subordonné au retrait des experts iraniens de Syrie, en dépit du fait que leur présence est légitime, justifiée par une demande du gouvernement syrien.
Depuis le début de la guerre sur la Syrie, la France s'est rangée du côté américain, les deux ayant soutenu ensemble le terrorisme. Mais après l'échec du projet terroriste et l'annonce du retrait des forces américaines par Washington, voici que Paris s'incline (devant Washington) et annonce le retrait de ses propres forces dont une partie était déployée dans Manbij, avant l'entrée de l'Armée arabe syrienne ».
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Manifestement, la chaîne nationale syrienne s'est contentée de retenir ce qui lui semble essentiel dans les déclarations du ministre français : la France soutient le projet terroriste américano-sioniste, occupe illégitimement le territoire syrien, prétend vouloir retirer ses forces mais ne le fait pas, sous deux prétextes : combattre Daech à l'exclusion de toute autre organisation terroriste ; aboutir à une quelconque solution politique, laquelle n'exclut en rien la solution militaire menée par l'Armée arabe syrienne sur son propre territoire.
La chaîne nationale syrienne n'a pas jugé utile de dire un seul mot :
- ni sur les « Syriens kurdes » que M. Le Drian met globalement dans le panier des collaborateurs avec l'ennemi, alors que dans leur grande majorité ils sont restés fidèles à leur patrie et s'opposent aux Kurdes d'Irak ;
- ni sur la fameuse « ligne rouge chimique » qu'il retrace pour la circonstance, suscitant l'impatience de M. Elkabbach pressé de savoir si les frappes sur la Syrie reprendraient de plus belle ;
- ni sur l'organisation terroriste du Front al-Nosra revenue sur le devant de la scène pour faire le « bon boulot » reconnu par tous ses prédécesseurs depuis le début de la guerre sur la Syrie, avant de se glisser dans l'habit taillé pour la nouvelle fonction qu'Erdogan et/ou les coalisés voudront lui confier ;
- ni sur l'allié turc qui joue son propre jeu depuis qu'il a compris qu'après l'échec de ses tentatives conjointes de partition de la Syrie sur une base confessionnelle amenant les Frères Musulmans au pouvoir, la partition sur une base ethnique, et donc la question kurde initiée sous le mandat français et désormais adoptée par les États-Unis, risque de faire exploser son pays plus cruellement encore qu'elle n'exploserait la Syrie ;
- ni sur la solution politique que M. Le Drian compte aller chercher au Kurdistan en Irak, maintenant que les Kurdes irakiens ont été trahis par Donald Trump lors du dernier référendum sur leur projet d'indépendance. On ne sait jamais, ils pourraient devenir ses meilleurs alliés dans l'affaire.
La chaîne nationale syrienne n'a pas jugé utile d'en dire plus sur une déclaration destinée à brouiller des cartes que M. Le Drian a perdues si, toutefois, il les avait jamais possédées. Et c'est sans doute de bonne guerre, quand lui-même nous sert du « motus et bouche cousue » à propos d'un prétendu prochain combat de son gouvernement pour la sécurité et le respect de l'identité de qui que ce soit en Syrie, en Irak ou ailleurs.
Il est temps que cette affaire s'arrête. Il fait très froid en Syrie et dans la région. Les gens souffrent, notamment dans ces camps de l'infortune pour réfugiés suffisamment exploités jusqu'ici. La Syrie est dans son droit. Elle ne cèdera pas. Cela suffit. La France y a beaucoup perdu. Il n'est peut-être pas trop tard pour qu'elle regagne les cœurs en travaillant à la paix au cœur du monde : la Syrie.
Mouna Alno-Nakhal
10/01/2019
Notes
(1) ( Vidéo BFM TV : Le Drian : « Bachar al-Assad a gagné la guerre mais pas la paix »)
(2) ( Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, était l'invité de Jean-Pierre Elkabbach dans #LaMatinale sur CNEWS
(3) facebook.com
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La source originale de cet article est Mondialisation.ca
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