par Karine Bechet-Golovko.
La démission surprise du Gouvernement russe sur fond de Message présidentiel en forme de testament politique, entre volonté assumée de participer à la globalisation et affirmation d'une souveraineté combattante et de valeurs propres, a pris de court toute la société. Car ce qui a été annoncé est un virage ambitieux. Dans un monde globalisé, la Russie réussira-t-elle le pari de l'intégration sélective des dogmes globaux (numérique, écologie, changement climatique) tout en préservant une autonomie politique et affirmant ses propres valeurs ? Nous n'avons certainement pas la prétention de répondre à cette question ici, en revanche il est intéressant de souligner à travers le Message du Président cette dualité globalisation / souveraineté et de détailler la réforme institutionnelle proposée, qui a pour but affiché de renforcer les institutions au-delà de l'individu qui occupe la fonction présidentielle.
Il est pour l'instant trop tôt pour analyser la démission du Gouvernement russe présentée par Medvedev hier, attendons de voir la confirmation du nouveau Premier ministre, ancien directeur du service fiscal fédéral M. Michoustine, et la composition du Gouvernement pour cela. En revanche, l'évènement en soi est intéressant. La démission a lieu alors que la course au numérique ne donne les résultats attendus, même si beaucoup d'entre eux sont plus fantasmés que réels. Même avec beaucoup d'efforts, tout le budget prévu pour la révolution numérique n'a pas pu être englouti et la révolution elle-même n'a pas eu lieu, pour devenir de plus en plus sujet de plaisanterie dans les cuisines - sort inévitablement réservé à tous les cultes socio-politiques. Michoustine est justement le grand héros de la numérisation du service fiscal, voyons s'il pourra donner vie au monde merveilleux de « L'invitée du futur » (« gostia iz buduschego », excellent film futuriste soviétique pour les enfants).
Autre aspect intéressant, cette démission intervient après le message présidentiel, qui semble redessiner les contours de la gouvernance en Russie. Et Medvedev lie directement cette décision avec le contenu du message présidentiel, même si la rapidité de l'enchaînement de la situation démontre qu'il s'agit bien d'une opération politique préparée. L'absence de Koudrine est par ailleurs une excellente nouvelle, qui permet d'écarter un virage néolibéral radical, dangereux pour la stabilité du pays. Les premières réactions à chaud ici :
La dualité du message présidentiel ( voir ici le texte intégral officiel en russe) est totalement illustrée par ces deux citations de Poutine :
« Je le souligne, la Russie est prête à soutenir les projets de recherche communs entre chercheurs russes et étrangers sur les problèmes de l'écologie, du changement climatique, de la pollution de l'environnement et des océans. C'est un défi pour tous du développement global ».
En ces quelques mots, l'allégeance au monde global est formulée et l'acceptation de certains de ses dogmes. Ceux-ci sont énumérés, suivi immédiatement dans le discours par le culte technologique (numérique, IA,...). Mais il s'agit d'une approche sélective, qui fait suite, à l'inverse du monde global occidental, à l'affirmation de la famille comme valeur fondamentale pour le pays. Par ailleurs, cette déclaration s'inscrit dans la première partie du discours, consacrée au maintien et au renforcement des aspects sociaux (aide à la famille, réforme de la médecine, contrôle et accessibilité des médicaments, cantine gratuite dans les petites classes, renforcement du statut des enseignants, hausse des salaires de certaines catégories de la fonction publique...), qui va également à l'inverse du projet néolibéral qui soutient la globalisation. Donc, tout est en nuances. Surtout que la deuxième partie du message présidentiel est introduite par la nécessité de protéger l'histoire du pays et notamment la victoire de 1945 (aujourd'hui sous le coup d'une attaque atlantiste idéologique très forte), sur l'importance du rôle de la Russie comme facteur de paix et de stabilité dans les relations internationales, etc.
« La Russie ne peut être et rester la Russie que comme pays souverain »
Cette seconde affirmation constitue la deuxième branche de l'alternative proposée par Poutine. Si la Russie veut participer dans le monde global, elle ne veut pas s'y dissoudre. La difficulté du pari se trouve ici, dans cette phrase qui introduit une réforme sensible des institutions. Elle aussi en nuances. Au-delà de la volonté d'inscrire dans la Constitution des mesures sociales, comme l'indexation des retraites ou un salaire minimal qui ne puisse être inférieur au minimum vital, mesures qui n'ont pas forcément leur place dans un texte constitutionnel, puisque de toute manière leur réalisation dépend plus de la conjoncture économique, que de leur constitutionnalisation, une véritable vision de l'État émerge ici.
Immédiatement, Poutine rejette l'idée de l'adoption d'une nouvelle Constitution, même s'il ouvre la porte à d'autres modifications que celles ici proposées. Cette incertitude mériterait d'être rapidement encadrée, les mesures institutionnelles indiquées pouvant déjà redessiner l'équilibre institutionnel. Surtout si l'on ne veut pas changer de Constitution.
La primauté de la Constitution sur le droit international est le premier point qu'il est proposé d'intégrer dans le texte constitutionnel. Il est vrai qu'aujourd'hui les attaques menées contre le système politico-juridique russe par les instances et juridictions internationales imposent une réaction et les décisions de la Cour constitutionnelle ne peuvent être suffisantes en la matière. La souveraineté d'un État passe par sa capacité de décider de son ordre juridique, puisque les normes sont le « corps juridique » de l'État. Si les actes internationaux prévalent sur la Constitution, l'État n'est plus souverain, dans le sens juridique du terme, et finalement il n'existe plus. Ainsi, il est proposé de préciser que les normes internationales seront valides en Russie tant qu'elles ne limiteront pas les droits et libertés prévus par la Constitution et ne seront pas contraires aux dispositions constitutionnelles.
La souveraineté, au-delà de cette vision normativiste, est aussi une question d'hommes et de femmes, d'organes - c'est le « corps politique » de l'État. La souveraineté dépend de ceux qui gouvernent, participent à l'élaboration des normes, prennent les décisions dans les organes compétents. C'est pourquoi Vladimir Poutine propose de renforcer les exigences concernant cette catégorie de citoyens pas tout à fait comme les autres. Question aussi de sécurité nationale. Ainsi, les dirigeants des Sujets de la Fédération (les entités fédérées), les membres du Conseil de la Fédération, les députés de la Douma, le Premier ministre, les vices-Premiers ministres, les ministres fédéraux, les directeurs des autres organes fédéraux ainsi que les juges ne pourront pas avoir de nationalité étrangère ni de titre de séjour permanent émis par un État étranger :
« Le sens, la mission du service d'État est bien dans la notion de service et la personne qui choisit cette voie doit avant toute chose faire le choix conscient de lier sa vie à la Russie à notre peuple, il n'y a pas d'autres possibilités, sans nuances, sans exception ».
Puisse-t-il être entendu ! La Douma devra évoluer après le départ des leaders aujourd'hui âgés des partis représentés, il n'est pas souhaitable de geler le système politique, mais il faut le préserver des risques d'ingérence étrangère directe. Que le pluralisme soit intérieur, qu'il représente la diversité réelle de la société.
Pour aller au bout de la logique, Poutine propose des exigences encore plus strictes concernant les candidats au poste de Président : l'absence de nationalité étrangère et de titre de séjour ne doivent pas être considérées uniquement au moment des élections, mais d'une manière générale ; par ailleurs, le candidat doit avoir vécu de manière permanente en Russie au moins 25 ans. Ce qui permet, par ailleurs, d'exclure bon nombre de « démocrates » nourris à l'étranger.
Arrive enfin la question délicate de la limitation du mandat présidentiel. Certains estiment qu'il doit être limité en général à deux fois, d'autres à deux fois consécutives (comme c'est le cas maintenant), d'autres estiment que cette limitation n'est pas nécessaire puisqu'il s'agit de la limitation de la volonté populaire. En soi, il est vrai que les limitations formelles sont à double tranchant : d'un côté cela permet d'insuffler une certaine dynamique dans la vie politique (mais n'est-elle pas alors un peu artificielle, comme en France ?) pour éviter un monopole du pouvoir et les dérives caciques qui s'ensuivent, d'autre part lorsqu'un président est efficace, en forme et soutenu par la population pourquoi faut-il en changer (d'un autre côté un président est un être humain et est-il capable de savoir lorsqu'il est temps de quitter le pouvoir ? et s'il le sait, est-il capable de le faire ?) La question reste ouverte et la formulation de Vladimir Poutine fut... quelque peu surprenante, laissant finalement toutes les possibilités ouvertes, notamment celle de l'absence de limitation. Je cite :
« Je sais que la société discute de la disposition constitutionnelle selon laquelle une seule et même personne ne peut exercer la fonction de Président de la Fédération de Russie plus de deux fois de suite (il avait souligné ces mots dans son discours). Je ne pense pas que cette question soit fondamentale, mais je suis d'accord avec ».
Avec quoi ?
L'unification du système étatique est en effet une nécessité, les différences trop importantes entre les régions ne peuvent être justifiées par le caractère fédéral de l'État, car l'État est un ou il n'est pas. En ce sens, Poutine propose d'inscrire le principe de l'unité du pouvoir étatique dans la Constitution, principe aujourd'hui mis à mal par cette très étrange différenciation entre « pouvoir d'État » et « pouvoir municipal ». À se demander s'il n'y a pas ici une persistance maladroite des deux pouvoirs de Lénine, une sorte de transformation du pouvoir des « soviet » avec ce « pouvoir municipal ». Le niveau local ne doit pas pour autant être dénigré, mais intégré dans le schéma étatique général.
La dimension de la Russie oblige à renforcer le pouvoir des régions. Cette vision d'une politique des territoires active était également présente dans la première partie du Message présidentiel avec, notamment, l'annonce de grands travaux d'infrastructure devant lier les territoires ou le renforcement de l'enseignement et de la formation continue au niveau local. Institutionnellement, et logiquement, le rôle des Gouverneurs dans les mécanismes de prise de décision au niveau fédéral doit être renforcé. Pour cela, il est proposé d'inscrire dans la Constitution le Conseil d'État, organe consultatif dans lequel participent tous les gouverneurs, créé en 2000.
Intervient maintenant la proposition la plus discutable, celle qui peut constituer un premier pas vers une dérive parlementariste des institutions en Russie, comme cela fut le cas dans les autres pays de la zone post-soviétique suite aux recommandations internationales ( voir notre texte ici avec les propositions de Koudrine, allant en ce sens, peu avant le message présidentiel). Poutine estime que le Parlement est prêt pour prendre une part plus active dans la formation du Gouvernement. Actuellement, formellement, le Président n'a besoin que de l'accord du Parlement pour nommer le Premier ministre, ensuite il constitue lui-même le corpus des ministres et vices-Premiers ministres. Il est proposé à la Douma de « confirmer » (c'est une nuance qui peut être importante, il faut voir comment techniquement elle sera mise en place) le Premier ministre, qui déterminera alors quels sont les vices-Premiers ministres et les ministres. Sachant que le Président sera alors obligé de les nommer, mais garde le pouvoir de les congédier. Cette réforme doit renforcer le rôle de la Douma dans ses rapports avec l'exécutif. Immédiatement, Poutine déclare pour contrebalancer :
« Pour autant, chers collègues, je tiens à souligner que je suis convaincu que notre pays (...) ne peut normalement se développer, je dirais même ne peut exister de manière stable sous la forme d'une république parlementaire ».
Et ici le Président a parfaitement raison, sur le plan stratégique de l'impossibilité d'une Russie parlementaire, mais la porte a été ouverte. Était-ce nécessaire ? Non, une démocratie n'est pas exclusivement parlementariste (c'est-à-dire avec une domination du législatif). Concrètement, en ce qui concerne ce premier pas, la faiblesse objective des partis politiques en Russie est un facteur qui peut sérieusement affaiblir les institutions étatiques si le législatif se renforce trop par rapport à l'exécutif. Encore une fois, il faudra voir les mesures concrètes une fois prises, si elles ne seront. Pour autant un bémol est immédiatement mis : le renforcement du législatif ne concernera pas les ministères et les organes dépendant directement du Président (armée, et services de sécurité). En ce qui les concerne, en revanche, le Conseil de la Fédération sera consulté par avis simple (décision non contraignante pour le Président).
En ce qui concerne le domaine de la justice, certaines modifications sont également envisagées. Les procureurs des régions pourraient également être nommés après consultation du Conseil de la Fédération, afin de mieux garantir leur indépendance par rapport au pouvoir local. Ce qui ne serait pas une mauvaise idée. Là où les propositions sont plus surprenantes, c'est en ce qui concerne la question de l'indépendance des juges. Comme je l'ai souvent écrit dans mes articles de doctrine, l'indépendance ne peut être absolue, c'est un mythe largement développé aujourd'hui pour tenter de rendre le judiciaire non pas indépendant de la politique (ce qui doit être garanti), mais de l'État (ce qui le rend plus dépendant des groupes de pression et donc de la politique). La question de l'organisation de cette indépendance a été largement prise en main par les organismes internationaux de tout poil. Or, ce que Poutine propose ici est intéressant et va à l'encontre de ces tendances globalistes. Il est vrai que l'on a vu les juges sortir de leur rôle et faire ou défaire les Présidents, comme au Brésil. Est-ce là leur rôle ? Non. Et dans la période de transition qui s'annonce en Russie, non seulement avec la fin du mandat de Poutine, mais également vu l'âge plus qu'avancé des présidents des cours suprême et constitutionnelle, il a semblé important de prévenir les risques de dérive, potentiels mais réels comme l'expérience internationale l'a montré. Actuellement en Russie, les juges des juridictions de droit commun sont responsables devant le conseil des juges, constitué par leurs pairs. En revanche, pour les juges de la Cour constitutionnelle, selon les cas, leur responsabilité est mise en jeu soit par une formation collégiale interne pour les infractions les plus légères, soit pour les infractions les plus importantes par le Conseil de la Fédération, qui peut alors prononcer notamment la destitution des juges constitutionnels. Poutine propose d'introduire dans la Constitution la possibilité pour le Conseil de la Fédération, sur proposition du Président, de destituer non seulement les juges de la Cour constitutionnelle, mais aussi de la Cour suprême s'ils commettent des infractions, contreviennent à l'honneur et à la dignité, ainsi que dans les autres cas prévus par la loi organique, conduisant à l'impossibilité pour ces personnes de garder leur statut de magistrat. Cette disposition va faire couler beaucoup d'encre, soyons-en sûr.
Par ailleurs, afin de renforcer la sécurité juridique en Russie, un mécanisme de contrôle a priori de constitutionnalité des lois est proposé, mais la saisine de la cour constitutionnelle sur ce fondement serait réservée au Président de la Fédération, qui s'adresserait à la cour une fois le projet de loi adopté, mais avant de le signer. Cette procédure pourrait s'étendre à d'autres types d'actes infralégislatifs, avant leur entrée en vigueur, ainsi qu'à des actes normatifs locaux.
La conclusion du message montre bien que, ici, Poutine défend une vision de l'État, une sorte de testament politique. Il insiste sur l'importance de la stabilité institutionnelle, mais rappelle le caractère vital d'avoir des institutions vivantes pour ne pas répéter les erreurs du passé. Certes, la stabilité ne peut être l'immobilisme, la Russie vit dans le monde réel et ce monde est global. Poutine réussira-t-il, avant de partir, de réussir ce pari audacieux et dangereux d'accepter certains cultes de la globalisation, tout en laissant des institutions qui lui survivront ? C'est à souhaiter, même si la tâche semble titanesque, d'autant plus qu'elle sera compliquée par certains choix idéologiques faits, qui objectivement fragilisent le fonctionnement de l'Etat et donc la réalisation de cette vision.
L'on s'arrêtera sur deux aspects symboliques et fondamentaux, même s'il y en a d'autres. Tout d'abord, pour être claire, internet et le numérique en général ne peuvent être utiles que s'ils restent un moyen, parmi d'autres, et non pas une fin en soi, une recherche de sens pour une société tentée par la postmodernité. La science s'est largement développée avant internet et n'a pas été accélérée avec lui, le numérique a existé et fut particulièrement efficace avant que de devenir un culte ces dernières années. Le haut débit dans tout le pays ne peut être un élément de construction de la société, d'autant plus que, par exemple à l'école, le numérique en général fragilise fondamentalement l'enseignement et donc les élèves. Wikipédia n'est pas une encyclopédie, ni une bibliothèque. Près de la moitié des chercheurs après 2015 auront moins de 40 ans est-il dit, il serait bon qu'ils s'en souviennent. L'innovation tant appelée et attendue ne viendra pas grâce à l'incantation du numérique, elle peut venir avec lui, comme avec autre chose. Elle viendra quand il y aura à nouveau un enseignement de qualité, c'est ce qui forme une société solide. Ensuite, la souplesse recherchée et appelée ne peut être atteinte avec le culte du magement, qui s'appuie sur des schémas de réactions-types à des situations-types. Si ces schémas sont utiles dans certains cas précis, ils ne peuvent monopoliser le champ de la décision politique, car ils évacuent théoriquement toute possibilité d'initiative. Or, sans initiative, il ne peut y avoir de souplesse. Une réintroduction du politique, qui implique le jeu, permettrait un équilibre.
source : russiepolitics.blogspot.com