Jean-Luc Picker
Le 5 décembre, le président de la Corée du Sud, Suk-Yeol Yoon, ordonnait de lever la loi martiale qu'il avait imposée la veille au soir. La décision tombait après une nuit riche en rebondissements: grosses manifestations dans les rues, dissensions politiques internes et parlement assiégé par l'armée alors que les députés votaient contre la loi martiale. Comment expliquer ce geste apparemment fou de Suk-Yeol Yoon? Voici quelques éléments de contexte pour mieux cerner les enjeux de cette crise. (I'A)
Difficile de dire ce qui s'est vraiment joué à Séoul cette nuit... Une tentative de coup d'état dont l'échec pourrait bien retirer aux Etats-Unis la possibilité de manipuler la Corée du Sud dans la perspective d'un conflit contre la Chine ? Une simple manipulation politicienne ?
En surface, on invoquera l'opposition entre le parti libéral de Jae-Myung Lee (successeur de Jae-In Moon) et le parti conservateur de Suk-Yeol Yoon, autour de questions de budget et de 'judicial warfare'. Yoon a joué son va-tout et a perdu, apparemment.
Mais le fond de l'affaire est en réalité l'opposition entre deux fractions de la bourgeoisie, l'une, conservatrice, liée sans réserve au Japon et à l'impérialisme états-unien et l'autre, libérale, qui, tout en restant prudente vis-à-vis du maître états-unien, regarde avec une certaine angoisse le glissement ouvertement anti-chinois du gouvernement conservateur, dans le contexte d'intégration profonde des économies chinoises et coréennes.
C'est la même problématique d'arraisonnement de la Corée du Sud par l'empire états-unien pour l'utiliser contre la Chine qui avait conduit en 2017 déjà à la destitution de Park Geun-Hye et à l'élection de Moon. Le point déclencheur avait alors été l'installation des missiles antibalistiques THADD états-uniens auxquels la Chine s'était fermement opposée. Aujourd'hui le nœud du problème est plutôt l'alliance otanesque forgée par Blinken avec le Japon et la Corée du Sud dans la logique d'affrontement avec Beijing.
Le poids toujours présent de la colonisation par l'Empire nippon dans la première moitié du XXe siècle explique en partie le rejet de cette alliance 'contre nature' par une partie importante de la population travailleuse et la perte de popularité de Yoon. Cette question s'exprime en particulier par le rejet de l'aide à l'Ukraine (plus de 60% sont contre).
Il y a aussi bien sûr en filigrane la question de la réunification avec le Nord, qui reste pour beaucoup la question N° 1. D'abord parce que les ressources au Nord sont importantes, et que l'unification ferait bien l'affaire des chaebols [conglomérats d'entreprises familiales sud-coréennes] qui espèrent mettre la main sur ces réserves. Cette question est intimement liée à l'orientation que prendra le Sud : marionnette aux mains des Etats-Unis ou rapprochement de la Chine ? C'est uniquement cette deuxième voie qui permettra un jour la réunification espérée.
Quoiqu'il en soit, il semble que les forces pro-OTAN aient perdu une bataille. Mais elles n'ont pas forcément perdu la guerre. Dans la situation de tension croissante où se trouve l'empire, les US ne vont pas laisser filer sans manœuvrer une de leur carte maîtresse dans leur politique d'endiguement de la Chine. La Corée du Sud est une base avancée stratégique au contact de la Chine. Pour la garder dans les rangs, ils disposent de leviers économiques encore considérables. Ils ont aussi un solide contrôle sur l'armée sud-coréenne où une grande partie des officiers est passée par des cycles de formation US-compatibles. Et ils ont, en dernier recours, leurs 27 ou 35.000 militaires US basés sur place qui pourraient au besoin être utilisés pour 'sécuriser' un pays sciemment envoyé vers une apparence de guerre civile.
La suite nous apprendra ce qui s'est vraiment joué cette nuit. La capacité des Etats-Unis à se sortir 'indemnes' de la crise qui s'ouvre en dira long sur leur capacité réelle à affronter le pays qu'ils ont déclaré comme leur ennemi principal : la République populaire de Chine.
Source: Investig'Action