Par Seymour Hersh
Une photo de presse fournie par les garde-côtes suédois montre le rejet de gaz émanant d'une fuite sur le gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique, le 27 septembre 2022. / Photo by Swedish Coast Guard via Getty Images.
Ce jeudi marque le premier anniversaire de la décision du président Joe Biden relaté dans mon article, à l'automne 2022, d'envoyer un signal résolu à Vladimir Poutine en détruisant les gazoducs russes Nord Stream 1 et 2. Nord Stream 1 avait fait de l'Allemagne la puissance économique la plus importante d'Europe occidentale.
Je ne m'attarderai pas sur l'incapacité des grands médias à donner suite à cette histoire - certains journalistes, comme je l'ai appris il y a des décennies, ont des sources internes, d'autres pas. Mais je vais vous faire part d'une leçon que j'ai apprise au sujet des signaux présidentiels du type de ceux qui sont actuellement lancés contre les Houthis au Yémen, contre les Iraniens, qui seraient à l'origine d'une grande partie de l'anti-américanisme au Moyen-Orient, et, bien sûr, contre Moscou dans la guerre d'Ukraine.
C'est une histoire de guerre froide qui m'a été racontée par quelqu'un qui était imprégné de l'histoire des premiers jours de l'intervention américaine au Viêt Nam. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont soutenu le mauvais camp en Chine, et les forces communistes dirigées par Mao Zedong ont déclaré la victoire en 1949. Cette victoire a été perçue comme un nouveau revers pour les autorités américaines qui cherchaient à contenir le communisme dans le monde entier. La politique d'endiguement était alors la principale stratégie des États-Unis, et le soutien de Mao à Ho Chi Minh, le leader vietnamien qui a vaincu les Français en 1954, lors de la bataille de Diem Bien Phu, a suscité des inquiétudes, en dépit de l'aide officieuse apportée par les Américains à la France. Une conférence internationale pour la paix, peu remarquée, tenue cette année-là à Genève, a conclu, triomphe de la diplomatie rationnelle oblige, que le Viêt Nam serait divisé, Ho dominant le Nord et un régime non communiste devant être mis en place dans le Sud.
La peur du communisme aux États-Unis a déterminé la suite des événements dans le Sud, puisque l'administration Eisenhower, forte du soutien de l'Église catholique et de nombreux membres du Congrès américain, dont le sénateur John F. Kennedy du Massachusetts nouvellement élu, ainsi que son puissant père, l'homme d'affaires Joseph Kennedy, a installé à la présidence Ngo Dinh Diem, un sudiste francophone et fervent catholique. Diem n'avait pas grand-chose en commun avec les bouddhistes et les catholiques du Sud qui détestaient les Français, mais son accession à la présidence fut un signal pour Ho Chi Minh et les Chinois que l'Amérique était présente dans le Sud pour contenir l'expansion du communisme dans la péninsule, au Laos et au Cambodge.
On croit comprendre ce qui s'est passé au cours des dix-neuf années qui ont suivi, alors que l'Amérique menait sa guerre de contention, mais la plupart du temps, la réalité n'est pas tout à fait celle-là. Après la mort de millions de Vietnamiens et de plus de 58 000 Américains, Saigon est tombée aux mains du Nord le 30 avril 1975. La scène cruelle des Vietnamiens désespérés s'accrochant au train d'atterrissage du dernier hélicoptère américain fuyant le toit de l'ambassade à Saigon est une image que ma génération n'oubliera jamais. Le Cambodge, dont les divers régimes avaient été appuyés par des milliers de bombes américaines, est tombé aux mains des Khmers rouges communistes dans les derniers jours d'avril, avec un nouveau gouvernement en place à la fin du mois de mai. En août, les communistes du Pathet Lao ont consolidé une victoire remportée des mois plus tôt sur les champs de bataille en prenant officiellement le contrôle du gouvernement.
Et que s'est-il passé ensuite ?
Nous avons perdu une guerre, nous l'avons oublié, et sommes passés à autre chose.
Le Cambodge a été repris par les fanatiques Khmers rouges, dirigés par Pol Pot, qui ont déclenché une vague de meurtres et d'atrocités qui ont horrifié le monde entier. Les vainqueurs communistes du Sud-Vietnam ont entamé une purge de milliers de personnes considérées, à tort ou à raison, comme des sympathisants occidentaux, dont de nombreux Sudistes enrôlés ou enrôlés de force dans l'armée sud-vietnamienne. Ils ont été enfermés dans des camps de rééducation qui combinaient le travail physique et la torture mentale. Parmi les prisonniers figuraient de nombreux membres des alliés fidèles du Nord, connus des Américains sous le nom de Viêt-cong, qui n'étaient pas communistes mais nationalistes.
Aujourd'hui, le Viêt Nam est un pays non communiste stabilisé, dont l'Amérique est le principal partenaire commercial, et qui constitue une étape touristique majeure pour les Américains et les Européens. On peut en dire autant d'Ankor Wat, au Cambodge, avec son ensemble de temples millénaires. Il y a quelques années, j'ai joué au golf dans une station balnéaire et j'ai fait du tourisme avec ma famille. Le Laos communiste reste relativement isolé, mais il se modernise vite et est un partenaire commercial majeur de la Chine.
Tout ce pour quoi l'Amérique s'est battue, a péri et a tué a disparu en l'espace de quelques mois. Tant pis pour l'endiguement. Et tant pis pour les signaux. C'est une leçon que l'administration Biden n'a pas su retenir, ou qui ne l'a pas intéressée, au début de l'année 2022, lorsqu'il semblait évident que Vladimir Poutine allait mener la Russie à la guerre contre l'Ukraine. Tout au long de sa carrière politique, Joe Biden a longtemps été un fervent opposant à la Russie, et avant cela au communisme soviétique, et il a tout particulièrement vilipendé Poutine.
Il est aujourd'hui largement admis que Poutine aurait retardé ou annulé l'invasion si le secrétaire d'État Antony Blinken lui avait assuré que l'Ukraine ne serait pas autorisée à rejoindre l'OTAN. Cette promesse n'a pas été faite. Au lieu de cela, Joe Biden a publiquement averti Poutine, deux semaines avant l'attaque russe, que l'Amérique détruirait le gazoduc nouvellement construit, Nord Stream 2, qui était sur le point d'acheminer le gaz russe vers l'Allemagne. Poutine avait déjà ralenti puis coupé le gazoduc existant, Nord Stream 1, qui avait commencé à livrer du gaz à l'Allemagne dix ans plus tôt.
Le gaz bon marché a permis à l'Allemagne de devenir la principale entité industrielle d'Europe occidentale. Depuis la fin des années 1950, les États-Unis et leurs alliés d'Europe occidentale s'inquiètaient de l'impact politique de l'énergie russe.
L'idée de faire exploser Nord Stream 1 et 2 est venue de la communauté américaine du renseignement, dirigée à l'époque par la CIA. Fin 2021, la communauté avait été invitée à proposer des options - des interventions américaines - susceptibles de convaincre Poutine de faire marche arrière. C'est dans cette optique qu'une unité très secrète de la CIA a été organisée pour trouver un moyen de faire ce que voulait le président Biden : faire planer sur le président Poutine une menace susceptible de l'empêcher d'entrer en guerre. Fort de cette confiance en la CIA, Joe Biden a stupéfié la communauté du renseignement en menaçant de faire exploser Nord Stream lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche le 7 février 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz se tenant à ses côtés.
L'équipe de la CIA, installée dans le secret en Norvège, a continué à travailler sur sa mission et a trouvé un moyen de mener à bien cette tâche complexe au début du printemps. Pour certains planificateurs, il était alors entendu que Biden appuierait sur la gâchette et dirait publiquement à Poutine qu'il avait fait ce qu'il avait menacé de faire et que lui, Poutine, devait comprendre qu'il avait affaire à un président américain dont les paroles devaient être prises au sérieux. Mais Biden a changé d'avis à la dernière minute - le timing avait été fixé pour l'explosion sous-marine de bombes placées là auparavant - et l'opération a été suspendue. L'équipe de la CIA n'a reçu aucune explication, et les bombes américaines ont été laissées en place, pour être déclenchées lorsque Biden le souhaiterait.
L'équipe américaine a été dissoute, certains d'entre eux étant irrités par le refus du président de faire ce qu'on leur avait dit être le but de leur mission : montrer à Poutine que ses actions auraient des conséquences immédiates. Les mines ont explosé à distance à la demande de Biden le 26 septembre, six mois après le début de la guerre en Ukraine, pour des raisons qui n'ont jamais été élucidées, car la Maison Blanche de Biden a insisté à l'époque, et jusqu'à aujourd'hui, sur le fait qu'elle n'avait rien à voir avec les explosions.
Après les explosions, qui ont fait la une de l'actualité internationale, il a fallu quatre jours pour qu'un correspondant de la Maison-Blanche évoque la question du Nord Stream. M. Biden a qualifié les attentats d'"acte délibéré de sabotage" et a affirmé que les Russes "diffusaient des informations erronées et des propos mensongers à ce sujet". Un journaliste a ensuite demandé au conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, lors d'une conférence de presse, si lui et les autres membres de la presse devaient interpréter les déclarations du président comme signifiant que "les États-Unis pensent désormais que la Russie est probablement responsable de cet acte de sabotage".
Sullivan - qui, comme je l'ai rapporté en février dernier, a été l'acteur principal dans l'élaboration d'une menace secrète potentielle d'avant-guerre pour la Russie - a fourni une réponse dont le degré de confusion était ahurissant.
"Tout d'abord, a-t-il répondu, la Russie a fait ce qu'elle fait souvent lorsqu'elle est responsable de quelque chose, c'est-à-dire accuser quelqu'un d'autre de l'avoir fait. Nous l'avons constaté à maintes reprises au fil du temps".
Il a ajouté que le président était également très clair - ce qui n'était pas le cas - sur la nécessité de poursuivre l'enquête avant que le gouvernement des États-Unis ne soit prêt à se prononcer sur la responsabilité de la Russie dans cette affaire. La Maison-Blanche, a-t-il dit, ne prendra pas de "décision définitive" tant que ses alliés dans la région n'auront pas achevé leur enquête. Sullivan a déclaré que la suggestion de la Russie selon laquelle les États-Unis étaient impliqués dans l'attentat à la bombe était "tout à fait inexacte. Les Russes savent que c'est faux, comme d'habitude".
La Suède et le Danemark, dont les gouvernements avaient toutes les raisons de savoir ce qui s'était passé, ont annoncé dans les jours qui ont suivi les explosions qu'ils collaboreraient pour enquêter sur les explosions. Le 2 octobre, l'Allemagne a déclaré qu'elle collaborerait avec la Suède et le Danemark dans le cadre de l'enquête. Douze jours plus tard, le ministère russe des affaires étrangères a exprimé sa "perplexité" d'avoir été exclu de l'enquête. Ce même jour, la Suède a déclaré qu'elle ne participerait pas à l'enquête car celle-ci impliquerait le transfert d'informations liées à la Sécurité nationale de la Suède.
Depuis, la Suède et le Danemark n'ont rien dit de plus sur la cause des attentats sous-marins, alors que ces deux pays savaient, comme je l'ai écrit, que les États-Unis s'entraînaient à la plongée sous-marine dans la mer Baltique durant des mois avant les explosions. Que les deux pays n'aient pas mené à bien leur enquête peut s'expliquer par le fait, comme on me l'a dit, que certains hauts fonctionnaires des deux pays avaient parfaitement saisi la situation.
Depuis, les États-Unis ont opposé leur veto à au moins une tentative de la Russie d'obtenir des Nations unies une enquête indépendante sur les explosions. La communauté du renseignement américain a soutenu, avec des responsables allemands, certains témoignages de journalistes sur l'attentat à la bombe contre le gazoduc. Ces articles citent invariablement un yacht de 15 mètres qui aurait servi à effectuer des plongées techniques à haut risque.
Rien ne prouve que le président Biden, au cours des seize mois qui ont suivi la destruction des gazoducs, ait "chargé" - un mot savant dans la communauté américaine du renseignement - ses experts de mener une enquête sur les explosions à partir de toutes les sources. Aucun haut dirigeant allemand, y compris le chancelier Olaf Scholz, réputé proche du président Biden, n'a fait d'efforts significatifs pour déterminer qui avait fait quoi. Une enquête ultérieure, réclamée par certains membres du Bundestag, le parlement allemand, a été diligentée, mais ses conclusions n'ont pas été rendues publiques pour ce que l'on dit être des raisons de Sécurité nationale.
Le dernier mot sur tout cela revient à Emmanuel Todd, un démographe et politologue français qui s'est fait connaître en Europe en 1976, à l'âge de vingt-cinq ans, pour avoir prédit que l'Union soviétique était vouée à l'échec, en se fondant notamment sur l'augmentation des taux de mortalité infantile. Il est devenu de plus en plus critique à l'égard de la politique étrangère américaine, en particulier concernant son soutien permanent à l'Ukraine, qu'il a décrit de manière caustique comme "une défaite pour l'Occident sans être une victoire pour la Russie".
Dans une interview récente, il a affirmé que "l'un des grands objectifs de la politique américaine, et donc de l'OTAN, était d'empêcher l'inévitable réconciliation de la Russie et de l'Allemagne" alors que la Russie, malgré les sanctions américaines, remportait la guerre en Ukraine et faisait à nouveau "preuve de stabilité économique".
"C'est une grande source de peur", a déclaré M. Todd, "et c'est pourquoi les Américains" - il a cité mon article sur le Nord Stream - "ont fait exploser le gazoduc Nord Stream".
Au moment où Biden a ordonné la destruction des gazoducs, les Américains craignaient que le chancelier Scholz ne change d'avis et ne laisse passer le gaz, apaisant ainsi les inquiétudes économiques allemandes et rétablissant une force énergétique importante pour l'industrie allemande, alors qu'il avait interrompu, à la demande de Washington, l'acheminement de 1 200 km de gaz russe dans le nouveau gazoduc Nord Stream 2, prêt à être livré à un port allemand à l'automne 2021. Cela n'a pas été autorisé, et l'Allemagne est depuis plongée dans la tourmente économique et politique.
Seymour Hersh, le 6 février 2024
Jeudi, cela fera un an que j'ai rapporté la décision du président Joe Biden, à l'automne 2022, d'envoyer un signal de fermeté à Vladimir Poutine en détruisant les gazoducs russes Nord Stream 1 et 2. Nord Stream 1 avait fait de l'Allemagne la force économique la plus puissante d'Europe occidentale...
Source: Seymour Hersh / Spirit Of Free Speech
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