La mobilisation des Gilets jaunes n'a pas faibli samedi 15 décembre à Bordeaux. Les manifestants affirment ne rien vouloir lâcher tant que des mesures substantielles n'auront pas été prises. En revanche, les affrontements ont été moins violents que le samedi précédent. Un reportage en partenariat avec Rue89 Bordeaux.
- Bordeaux (Gironde), reportage
Le départ du cortège devait se faire à 15 h. Mais à 14 h déjà, la place de la Bourse était jaune de monde. Un cortège étudiants-lycéens parti de la place de la Victoire, abritant également bon nombre de syndicalistes, venait de rejoindre la masse. Alors les premiers s'élancèrent vers le cours Alsace-Lorraine, rapidement suivis par la foule. Aux quelques « Macron démission » répondent les « C'est pas seulement Macron qu'il faut virer, c'est le capitalisme qu'il faut éliminer » du cortège jeune.
Céline, la vingtaine et employée dans un petit magasin, a manifesté tous les samedis depuis le 17 novembre : « On en a marre, étudiants, salariés, et retraités. On ne peut plus vivre correctement, donc on sort dans la rue, c'est la seule solution. Lundi à la télé, Macron nous a encore méprisés, ses annonces, ça ne vaut rien. On sera encore là à Noël : de toute façon il n'y a pas de Noël puisqu'on n'a pas d'argent. »
Catherine, elle, était à la marche pour le climat samedi dernier, et en a profité pour rejoindre les Gilets jaunes en fin de journée : « L'injustice me révolte depuis longtemps, tout comme les salaires mirobolants. Je rêve d'un autre monde, de tout changer. Et cette fois, j'ai l'impression que ça peut bouger. »
Françoise est mobilisée depuis presque un mois à Sainte-Eulalie : « En quatre semaines, il s'est créé une solidarité au sein du mouvement entre des personnes de tous les âges, toutes professions, étudiants, chômeurs, retraités, tout le monde s'est resserré, témoigne-t-elle, avant de réclamer, un changement de système complet pour mettre la personne humaine et la dignité au centre ».
Également dans le cortège, une délégation d'ouvriers de l'usine Ford de Blanquefort. Alors que le constructeur américain vient de refuser l'offre de reprise de l'usine, Thierry, de la CGT Ford, ne veut rien lâcher : « La lutte continue, on se battra jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un salarié dans l'usine. On vient de prendre une gifle, mais on se remet en marche et dès lundi on va voir ce qu'on fait brûler ». Selon lui, Ford et Gilets jaunes « c'est la même lutte, pour les emplois, les salaires, tous ensemble. La violence est du côté de l'état, la violence c'est le peuple qui crève de faim. Macron n'a pas l'air de comprendre, il nous donne 100 balles et un mars ».
Le cortège avance d'un pas rapide. Rue Sainte-Catherine, puis rue Porte-Dijeaux, place Gambetta, cours Clémenceau, place des Quinconces.
Au jeu des banderoles et pancartes, c'est le « RIC », qui sort grand gagnant : il s'agirait de rendre obligatoire l'organisation d'un « référendum d'initiative citoyenne » si une pétition récolte suffisamment de signatures. Alors que personne n'en parlait la semaine dernière, il est sur toutes les lèvres. « C'est un outil pour atteindre une meilleure démocratie, ça permettra au peuple de pouvoir prendre des décisions, en toute matière, y compris pour la planète estime Thibaud. C'est la condition sine qua non pour que la mobilisation cesse ».
D'autres estiment qu'il s'agit de la « revendication finale ». « Si on avait demandé aux gens de voter pour ou contre le glyphosate, tout le monde aurait dit non. Si on arrive à mettre ça en place, on changera le monde », croit un autre manifestant.
Retour sur les quais. Il est 15 h, et on vient déjà de faire une manif sous la pluie. Mais il y a de nouveaux Gilets jaunes place de la Bourse (les derniers arrivés et ceux qui les attendaient). Selon la préfecture, 4.500 personnes étaient présentes au plus fort de la journée (autant que la semaine dernière), mais le chiffre réel semble plus important.
Tout ce monde repart pour un tour, emprunte à nouveau le cours Alsace-Lorraine... Mais arrivés au croisement de la rue Sainte-Catherine, les manifestants hésitent : poursuivre tout droit vers l'hôtel de ville, comme le fait la tête de cortège, ou bien bifurquer pour éviter ce point chaud et le scénario agité de samedi dernier ? Finalement, c'est un cortège amoindri qui arrive devant les barrages tenus par CRS et gendarmes mobiles devant la mairie. « Macron mutile pour nous museler estime Thibaud. Ce qui fait peur aux gens, ce n'est pas un fou qui les poignarderait comme à Strasbourg, ou des flammes dans la rue, c'est le risque de se faire démembrer par les forces de l'ordre. C'est anti-démocratique ».
Le face-à-face entre manifestants et forces de police dure. Quelques Gilets jaunes forment une sorte de cordon de protection devant les CRS. « Dégagez ces putains de fascistes crie un homme dans la foule en désignant ce cordon, ils parlent avec les policiers, montrent les gens du doigt. Ils veulent un ordre de merde, encore pire que celui-là. » Des groupes d'extrême droite étaient effectivement repérables. Certains chantant la « quenelle », d'autres répandant des autocollants Action française. Samuel, syndicaliste de gauche, témoigne : « Il y a des militants d'extrême droite qui sont là sans leurs couleurs, et essaient de noyauter le truc. Eux aussi sont révolutionnaires, mais font la chasse à ceux qu'ils appellent "gauchiasses". Nous on se reconnaît dans certains revendications portées par ce mouvement, mais on n'a aucune intention de gouverner ou de prendre le pouvoir, on veut juste mettre en place de la solidarité de classe. »
Après une bonne demie-heure de tension, des projectiles commencent à être lancés par quelques manifestants. La réponse est immédiate et la place se retrouve noyée de lacrymogènes. Selon la préfecture, plus de 600 personnels de police et gendarmerie étaient mobilisés, ainsi qu'un canon à eau et deux blindés.
Plus mobiles que la semaine précédente, les forces de l'ordre font rapidement reculer les manifestants, dont beaucoup étaient déjà sur le départ. À la nuit tombante, quelques centaines de Gilets jaunes ne lâchent tout de même pas le morceau, repliés aux abords de la place.
Sophie est là avec un balai. « C'est pour nettoyer l'Assemblée et l'Élysée, explique-t-elle. Je ne suis pas pour la violence. Mais il y a des gens qui se mettent à l'avant pour nos protéger, pour qu'on puisse rester dans la rue et avoir cette position de force. C'est de la violence défensive. »
À côté d'elle, Romain joue de la trompette. Il est venu là par curiosité, il y a deux semaines, et dit avoir été « tellement pris aux tripes par ce mouvement populaire et humaniste » qu'il devait y participer. « Ma trompette, j'ai vu que c'était une arme : c'est fédérateur et non violent ».
Moment d'accalmie. Un couple danse, on entend quelques paroles du chanteur HK. Peut-être grâce à ces mélodies, les policiers reculent. Un ballon de foot trouvé là permet quelques passes devant les camions de CRS.
Dans la soirée, quelques affrontements se poursuivent dans le centre. Des feux de poubelles sont allumés. Mais rien de comparable avec le samedi précédent, en partie en raison de la mobilité des policiers. À 20 h, la préfecture annonçait 27 personnes en garde à vue et 22 blessés (dont 6 légers côté police).
« Quand ça fait six heures que tu essaies de manifester tranquillement et que tu te fais gazer, oui, tu arrives à cramer une poubelle, et alors ? On subit une violence dans tous les domaines, on nous tire dessus au flashball, mais c'est pas normal qu'on puisse pas s'exprimer. Il faut bloquer des trucs importants, les raffineries, les institutions... » lance un manifestant.
D'autres retournent dans leurs communes où les actions continuent aussi. Comme Jean-Claude et Thierry, retraités venus de Saint-André-de-Cubzac : « Le gouvernement est sourd. Mais nous on a le temps, on n'est pas pressé. Au péage de Virsac, sur les rond-points, on bloque les camions dix minutes, puis on les laisse repartir. Ça bloque un peu l'économie. Tous les jours depuis le 17 novembre on y est, même la nuit. On les aura à l'usure. »