Journal dde.crisis de Philippe Grasset
23 septembre 2023 (15H55) – Voyez comme le paysage a changé. Tout d'abord, c'était une flèche : à l'encontre de ce que l'on supposait être "l'agression russe", – le sentiment général (la fameuse "communauté internationale") répondit comme une flèche se fiche dans le cœur de la cible. La Russie était désignée au monde comme la représentation du Mal dans le monde. Les médias de la presseSystème se chargèrent de la besogne, – car, au début était le média...
« Ils ont ainsi construit la figure du héros Zelenski, et ils ont également construit le nationalisme ukrainien, qui ne se serait pas développé sous la forme que nous lui connaissons aujourd'hui sans les médias. » ( Vincenzo Costa)
Aujourd'hui, l'on est entré dans la phase de détricotage qui devrait aller en s'intensifiant, avec le risque d'une perte de contrôle ; cela intervient après une énorme complexification et une extension démesurée du domaine de la crise, tant autour de l'Ukraine que dans la rupture du monde avec le surgissement du ‘Sud Global. Ce qui était une attaque claire et nette pour l'esprit commun et moderniste régnant est devenue un imbroglio incroyable et impitoyable, une bouillie pour les chats, un tourbillon crisique.
Aujourd'hui, le grand et rusé Loukachenko nous annonce que les dès qui avaient désigné Zelenski ont été repris et relancés. Loukachenko, qui cède souvent au jugement tordu même s'il reste clairvoyant, est sûr de son coup :
« Washington a donné le feu vert à ses partenaires pour "se débarrasser" du président ukrainien Vladimir Zelenski, qui est devenu une nuisance, a déclaré le dirigeant biélorusse Alexandre Loukachenko lors d'une réunion gouvernementale vendredi.» Loukachenko a cité le différend sur les céréales entre la Pologne et l'Ukraine comme exemple de cette nouvelle politique, notant que Varsovie, qui était l'un des plus fervents partisans de M. Zelenski, est désormais très critique à l'égard de son partenaire.
» Ce changement s'est produit après que la Pologne, ainsi que la Hongrie et la Slovaquie, ont unilatéralement interdit l'importation de céréales ukrainiennes, alors que l'UE avait choisi de lever son embargo à l'échelle de l'Union. À son tour, Kiev a porté plainte contre ces trois pays devant l'Organisation mondiale du commerce.
» "Pensez-vous que la Pologne exerce aujourd'hui une pression sur la pauvre Ukraine sans raison ? Non, ils ont reçu le feu vert de l'étranger : Nous devons nous débarrasser de ce Zelenski, nous en avons assez", a déclaré Loukachenko. »
Je crois bien que Loukachenko donne trop de crédit au rapport de puissance, surtout lorsqu'il pare Washington d'une puissance qu'elle n'a plus, et encore moins d'une ligne directrice qui n'existe absolument plus dans une diplomatie en miettes pathétiques et marquée par une bêtise atterrante. Il y a déjà pas mal de temps que, sans aviser Washington, la Pologne a développé une politique sourdement hostile à l'Ukraine, sans même parler de ses folles ambitions "impériales".
Car Washington, loin de cette politique de puissance sûre d'elle-même et sans la moindre considération pour ses vassaux-esclaves qu'invoque Loukachenko, et qui aurait décidé de vendre les esclaves au plus offrant, – au contraire Washington est dans le plus complet désordre, une crise du pouvoir sans précédent et porteuse de tous les possibles catastrophiques. Zelenski a bien senti sans doute sans y rien comprendre ce mélange d'indifférence et d'hostilité à son égard, avec deux superbes ratages successifs, – à la tribune de l'ONU et dans les couloirs lambrissés du Congrès. Ses poussées d'hystérie guerrière n'ont fait qu'accroître ce lourd constat.
Je me trouve comme figé dans un état presque d'admiration, je n'irais pas jusqu'à l'extase, mais quoi, – de constater comment, avec une sorte d'unité et d'unanimité dans le désordre et la déroute des convictions inexistantes, l'extraordinaire élan commun de reniement, d'hypocrisie sans dissimulation, de cynisme à visage découvert se déchaîne dans les rangs de nos élites en « ripailles et en chamailles ». La narrative, si claire, si droite comme la flèche évoquée plus haut, si irrésistible, est devenue une ligne brisée, pleine de pointillés, de ratures, de guillements intempestifs, de corrections surajoutées, de patés d'une encre grossière ; c'est comme si elle n'intéressait plus personne, la narrative, sauf quelques à-coups, sorte d'éjaculations nerveuses, de certains médias (essentiellement britanniques) qui reviennent sur la ligne originelle le temps d'un article.
Bien, il ne fait aucun doute que la "contre-offensive" grandguignolesque et incroyablement stupide, cruelle et sanglante, a été l'outil même de cette désaffection. Zelenski y a été forcé après n'y pas avoir cru, puis y croyant vraiment entre deux prises de coke et une visite du sexy-Blinken, et une autre de la sexy-Nuland. La responsabilité américanistes-occidentalistes, de Washington en particulier, dans l'incitation sans discussion à cette folie opérationnelle, est entière et totale, au-delà des 100% comme il sied à son exceptionnalisme. Qu'importe, le résultat est là : la chose a précipité un torrent tumultueux de révisionnisme impudent qui n'attendait qu'une occasion de se déchaîner.
Mais on ne parle là que des outils, des moyens qui ont permis le passage à cette nouvelle phase. Je veux parler pour mon compte, on me reconnaîtra bien, de la cause fondamentale, – la Pologne mise à part, encore une fois, agissant d'elle-même mais qui se serait tue si Washington avait eu un peu de caractère pour imposer la poursuite de la guerre perdue d'avance... La "cause fondamentale" ! Washington-intérieur et le passage à la phase active de la dimension américaniste de la GrandeCrise.
RapSit-USA2023 : Promenade dans les ruines
L'année dernière, le soutien du Congrès à l'Ukraine de Zelenski et à la politique neocon de Biden était chose acquise, quoi qu'on puisse dire de la folie de ces choses. On ne perdait pas son temps à en discuter. Et puis, soudainement mais subrepticement, furtivement si vous voulez, sans qu'on n'y prête une grande attention, en 2023 tout a changé. Il s'en est fallu paradoxalement de la prévision d'une victoire écrasante des républicains annoncée pour les élections mid-term (novembre 2022) se transformant en victoire maigrichonne, le Sénat restant démocrate et la Chambre devenant républicaine avec quelques petites voix un peu honteuse pour donner une majorité incroyablement étriquée. Ce faux "grand-événement" s'est révélé être un tremblement de terre silencieux : l'extrême faiblesse de la majorité républicaine donnait soudainement un pouvoir démesuré à des groupes ultra-minoritaires de quelques voix
Très curieusement donc, le nouveau Speaker de la Chambre, le personnage qui a tous les pouvoirs pour lancer les initiatives de cette assemblée chargée du privilège d'initier l'action législative du Congrès, s'est retrouvé prisonnier d'une infime minorité de son parti (la vingtaine de jeunes du ‘Liberty Caucus'). On a déjà vu toutes les péripéties de la chose qui font que Kevin McCarthy, personnage politique plutôt conforme au Système, est obligé de jouer les trouble-fête et d'ainsi réveiller et révéler des courants de fond contestataires de la politiqueSystème pour avoir le ‘Liberty Caucus' extrémiste de son côté... Pour rappel, je nous offre quelques considérations du 4 janvier 2023, pourtant bien avant que la situation ne se développe comme on la voit aujourd'hui :
« Il s'agit d'une situation totalement imprévisible où la discipline des partis au Congrès, qui constitue l'armature de fer du système, est mise en cause de diverses façons. Même l'interventionnisme en Ukraine commence à rencontrer certaines réticences normalement impensables (cf. les nombreux députés républicains absents à la grand'messe Zelenskiste du 23 décembre ou s'abstenant de se lever pour applaudir, – une dérogation au formalisme belliciste qui a une réelle signification). Les échos venus des USA sont aujourd'hui beaucoup moins bruyants qu'il y a deux ans, ils n'en sont pas moins significatifs. La situation aux USA reste plus que jamais un baril de poudre avec plusieurs mèches. On en a brulé deux ou trois jusqu'à friser l'explosion mais il en reste, bien sèches, qui ne demandent qu'à cramer. »
Le ‘Liberty Caucus', qui joue un si grand rôle, est populiste, trumpiste, isolationniste, et il déteste l'actuelle politique de prébendes donnés à Zelenski autant que les diverses activités à peine occultes du FBI contre Trump. Ce qui est remarquable, c'est que cette position complètement minoritaire a peu à peu investi ou dans tous les cas déstabilisé nombre d'autres républicains et même certains démocrates devenus incertains dans leurs positions, ce qui place McCarthy dans un emprisonnement sans précédent, et par conséquent le Congrès lui-même. Finalement et pour les conséquences et la vraie signification de l'événement, je ferais l'hypothèse qu'il n'y a jamais eu, malgré la discrétion de la chose, une telle fronde au Congrès depuis le refus d'aider les Sud-Vietnamiens contre le Nord en 1974-1975 et une passade antiguerre par isolationnisme chez nombre de républicains au printemps 1999, contre l'intervention contre la Serbie.
Et encore et surtout, il ne faut pas s'arrêter à ces considérations qui, en elles-mêmes, ne suffiraient pas à faire s'interroger, non seulement sur l'engagement US en Ukraine mais sur l'équilibre même du Système dont le pilier principal est la communauté de sécurité nationale et sa politiqueSystème. Je veux dire que si vous attaquez l'engagement US en Ukraine dans son principe même, comme la logique de l'affrontement compte tenu du reste de la dégénérescence US y invite et y conduit, vous mettez en danger la politiqueSystème et donc l'équilibre du Système.
Ainsi peut-on parler, bien au-delà des péripéties parlementaires, d'un changement de l'état de l'esprit, ou disons de l'entrée de l'état de l'esprit dans une phase de très grande incertitude. La voie est ouverte à tous les bouleversements, et d'abord bien entendu à la question devenant de plus en plus exotique de la continuation ou pas du soutien à Zelenski.
Le tout vers le Grand Tout
Je crois, en toute franchise et selon mon expérience, qu'un tel phénomène que celui que je décris, aurait été impossible il y a trente ans, vingt ans, dix ans. On voit bien que j'offre ces chiffres intentionnellement, que je ne m'avance pas au-delà de 2015-2016 tant je crois plus que jamais à un tournant profond dans ces deux années ; tant je crois, sans la moindre estime politique et encore moins complotiste pour lui, que l'incroyable Trump est le détonateur tout à fait inconscient, l'allumeur de mèche qui ne sait pas ce qu'il fait, de cette nouvelle et formidable situation.
Auparavant une telle poussée (je parle de celle de la Chambre), à partir d'une minorité si réduite, aurait été étouffée rapidement, avec les jeunes gens impliqués, – soit ralliés, soit remis au pas, soit achetés, soit désenchantés, soit découragés... Ce fut le cas des gens du ‘Tea Party' autour de Ron Paul, dont certains dans le ‘Liberty Caucus' se souviennent, ou s'en réclament. Alors, que se passe-t-il aujourd'hui ? Poser la question, dans mon cas c'est y répondre. Ce n'est pas la GrandeCrise pour rien !
On comprend dans ce cas que je tienne le rôle et le destin de Zelenski pour accessoires, de même que la guerre en Ukraine dont la seule vertu est qu'elle a réveillé la Russie, et le ‘Sud Global' derrière elle, à la nécessité absolue d'abattre le monstre. L'Ukraine et Zelenski sont des outils nécessaires et utiles, un peu comme l'est Trump, mais l'éventuelle fin de Zelenski ne terminera rien, ni pour les souffrances de l'Ukraine, ni pour l'affrontement entre les deux mondes.
C'est dire l'importance que j'accorde aux évènements de Washington dont tant nous apparaissent à première pesée médiocres, poussifs et sans horizon. Mais c'est le tout qui m'importe, car il ouvre la voie vers le Grand Tout. Considérée dans la perspective, Washington est responsable de tout justement ; c'est elle, ‘D.C.-la-folle', qui a créé les conditions de l'ère nouvelle née de ce que je nomme ‘ déchaînement de la Matière', – la modernité, si vous voulez faire plus simple et moins pompeux, – car nous y sommes, en effet, au terme et au règlement des comptes divins.
Les dieux forgent notre destin. Acharnés à défendre nos gentilles petites causes terrestres pour avoir la sensation de la responsabilité, nous n'entendons rien. Peu leur importe.