Par Alexandre Lantier et Johannes Stern
19 décembre 2019
Hier après-midi, les dirigeants corrompus des fédérations syndicales françaises sont arrivés l'un après l'autre rencontrer le premier ministre Edouard Philippe dans les salles dorées de Matignon.
Les manifestants place de la République, à Paris
Au début de la 3e semaine d'une grève des transports, de l'éducation et de l'énergie, les grévistes appellent à mettre fin aux pourparlers avec Philippe, qui a déclaré qu'il imposerait sa réforme coûte que coûte au parlement en février. Les réunions à Matignon, où les chefs syndicaux souriaient et plaisantaient avec Philippe devant les caméras, souligne le gouffre de classe qui les sépare des travailleurs en lutte. Face à une vague de fond dans la classe ouvrière, les syndicats cherchent un sale compromis afin de justifier une trahison de la lutte.
Le danger de répression monte rapidement. Philippe a commencé sa journée en rencontrant Macron et en participant à un conseil restreint de défense avec les dirigeants militaires. Auparavant, l'ancien commandant des forces militaires françaises, le général Pierre de Villiers, avait exigé que le gouvernement agisse avec «fermeté» contre les grévistes.
Les dirigeants syndicaux se sont toutefois rendus à Matignon et, après avoir rencontré Philippe, ont parlé aux médias pour promouvoir leurs négociations avec lui, tout en gardant le silence sur les préparatifs militaires dont on discute dans l'appareil d'État.
«Une fenêtre de discussion pourrait peut être s'ouvrir pour concrétiser une solution alternative, j'espère qu'elle aura lieu et j'espère qu'elle sera confirmée par Edouard Philippe demain», a déclaré Laurent Escure de l'UNSA, le premier syndicat à rencontrer Philippe. Philippe fera une déclaration cet après-midi sur les retraites, après encore une réunion avec tous les dirigeants syndicaux.
Philippe Martinez de la CGT stalinienne a souligné sur un ton sombre sa peur de la combativité croissante des travailleurs. «Plus la grève traîne, plus la colère se transforme en autre chose», a-t-il dit. Martinez a dit qu'il avait averti Philippe que "plus la grève était dure», plus la capacité du gouvernement «à convaincre allait être ardue».
Laurent Berger de la CFDT, syndicat pro-gouvernemental, a déclaré après sa réunion avec Philippe: «Aujourd'hui, il y a eu une première discussion où on a acté des désaccords sans trouver, pour l'instant, de solutions. On a senti, je dois le dire, une volonté de discussion et d'ouverture.»
Du point de vue des intérêts de classe des travailleurs, il n'y a rien à négocier avec Philippe, qui a déclaré à maintes reprises qu'il ne modifierait aucun éléments de sa réforme des retraites. Malgré l'opposition de deux-tiers des Français à sa réforme, Philippe compte l'imposer en envoyant les CRS attaquer toute manifestation contre sa politique. Pour les grévistes, il s'agit de mobiliser en lutte des couches plus larges de la classe ouvrière, en France et à l'international, dans une lutte pour faire chuter Macron et écraser le pouvoir de l'aristocratie financière.
Les intérêts de classe qui soustendent les négociations syndicales avec Philippe ont un caractère totalement différent. Les bureaucrates aisés qui dirigent ces structures ne représentent pas les travailleurs. Selon un rapport officiel de 2012 sur les syndicats, que ceux-ci n'ont même pas tenté de démentir, ils ont tellement perdu de membres après des décennies de trahisons de grèves que ces appareils dépendent des subventions de l'État et du patronat pour 90 pour cent de leur budget annuel de plus de 4 milliards d'euros.
Si les syndicats veulent à tout prix négocier avec Philippe, ce n'est pas pour infléchir la politique gouvernementale. Pour maintenir les crédits patronaux et étatiques qui font tourner leurs appareils, ces bureaucrates corrompus collaborent avec Philippe afin de concocter un compromis qu'ils tenteront d'utiliser pour forcer les travailleurs à reprendre le travail et accepter la réforme.
Cette réforme imposerait une augmentation de deux ans de l'âge de départ à la retraite à 64 ans, l'élimination des régimes spéciaux, et le passage à un système où les travailleurs recevraient des «points» pour leurs pensions. La valeur monétaire de ces «points» étant indéterminée, l'État pourrait les réduire progressivement. Comme l'a dit l'ex-premier ministre François Fillon en 2016, cela « permet une chose qu'aucun homme politique n'avoue. Ça permet de baisser chaque année le montant, la valeur des points et donc de diminuer le niveau des pensions.»
Hier l'Elysée a publié une brève déclaration selon laquelle Macron pourrait «améliorer» sa réforme afin d'atteindre «objectif d'obtenir une pause» de la grève pendant les fêtes. La CFDT pourrait vraisemblablement appeler à mettre fin à la grève si Macron abandonnait ou ralentissait la mise en application de «l'âge pivot» à 64 pour obtenir une retraite à taux plein.
Les travailleurs sont dans une épreuve de force avec Macron, soutenu par l'Union européenne et l'aristocratie financière internationale. Grévistes, «gilets jaunes», et jeunes en lutte sentent de plus en plus qu'ils ne peuvent organiser une lutte durable contre Macron sous le diktat des appareils syndicaux. Il est essentiel pour les travailleurs d'ôter le contrôle de leurs luttes aux chefs syndicaux, et de construire leurs propres comités d'action indépendants afin d'empêcher une trahison, faire chuter Macron, et préparer le transfert du pouvoir à des organisations ouvrières indépendantes.
Après la mobilisation de presque 2 millions de grévistes, de jeunes et de retraités mardi, des grèves et des manifestations continuent. Le soutien pour la grève reste fort. Un sondage réalisé pour RTL a trouvé que 62 pour cent des Français approuvent toujours de la grève.
La plupart des trains restent à l'arrêt. Selon la SNCF, un TGV sur cinq et un Intercités sur six circulaient hier. A Paris, aucun service n'était assuré sur la moitié des 16 lignes de métro hier, et à part les lignes 1 et 14 automatisées, un service partiel et très limité n'était assuré qu'aux heures de pointe.
A Paris, où la plus grande manifestation s'était déroulée mardi avec plus de 300.000 participants, étudiants et lycéens continuent à soutenir les grévistes. Les lycéens parisiens ont bloqué de nombreux établissements hier. Dans le 10e arrondissement, 100 lycéens du lycée Colbert ont érigé des barricades rue Château-Landon et scandé «Nous sommes aussi en grève» quand la police les a confrontés.
Les entreprises ressentent de plus en plus l'impact de la grève, l'activité économique étant réduite de 30 à 60 pour cent comparé à la même période en 2018. Selon la Confédération des petites et moyennes entreprises, la grève coûte 400 millions d'euros par jour à l'économie.
Face au soutien puissant dont jouit la grève et à l'incapacité des syndicats d'y mettre fin, les appels montent dans l'élite dirigeante et les forces armées appellent à une répression plus intense. Lundi le général de Villiers a dit à RTL: «Il faut remettre de l'ordre, on ne peut pas continuer comme ça.» De Villiers a ajouté qu'il «faut rétablir un équilibre entre la fermeté et l'humanité» face aux grévistes.
Les grévistes en lutte contre Macron ne peuvent laisser la tâche de mobiliser les travailleurs contre le danger de répression aux appareils syndicaux achetés par la bourgeoisie. Les appareils syndicaux ne se sont pas opposés à l'état d'urgence qui a préparé la répression brutale des mouvements sociaux depuis 2015, et que les députés staliniens et de pseudo-gauche ont voté à l'Assemblée nationale. La CGT a également dénoncé les «gilets jaunes» l'année dernière, alors qu'une violente répression policière du mouvement se soldait par des milliers d'interpellations et de blessés.