Dans une émission spéciale du jour de l'An, nous diffusons les moments forts du tribunal de Belmarsh qui s'est tenu le mois dernier à Washington, DC, où des journalistes, des avocats, des activistes et d'autres témoins experts ont plaidé en faveur de la libération de Julian Assange de sa prison au Royaume-Uni. Le fondateur de WikiLeaks est incarcéré à la prison londonienne de Belmarsh depuis 2019, dans l'attente d'une éventuelle extradition vers les États-Unis. Il est accusé d'espionnage pour avoir publié des documents révélant des crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak et en Afghanistan. Les groupes de défense des droits affirment que ces accusations menacent la liberté de la presse et ont un effet dissuasif sur le travail des journalistes d'investigation qui dévoilent les secrets du gouvernement.
Source : Democracy Now
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le tribunal Belmarsh, inspiré des tribunaux Russell-Sartre de la guerre du Viêtnam, a été convoqué à plusieurs reprises aux États-Unis, en Europe et ailleurs pour réclamer la libération d'Assange. Les débats de décembre ont été coprésidés par Amy Goodman, animatrice de Democracy Now ! et Ryan Grim, de The Intercept.
Les membres du tribunal étaient les suivants :
Ewen MacAskill, journaliste et correspondant des services de renseignement (anciennement au Guardian)
*John Kiriakou, ancien officier de renseignement de la CIA
Lina Attalah, cofondatrice et rédactrice en chef de Mada Masr
Abby Martin, journaliste et animatrice de The Empire Files
Mark Feldstein, journaliste d'investigation chevronné et historien du journalisme à l'université du Maryland
Ben Wizner, avocat et défenseur des libertés civiles à l'ACLU [American Civil Liberties Union, Union américaine pour les libertés civiles, NdT]
Trevor Timm, journaliste et cofondateur de la Fondation pour la liberté de la presse
Rebecca Vincent, directrice des campagnes, Reporters sans frontières
Transcription
Amy Goodman : Le président Biden est soumis à des pressions constantes pour qu'il abandonne les poursuites contre Julian Assange. Le fondateur de WikiLeaks croupit depuis près de cinq ans dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans la banlieue de Londres, durant l'appel concernant son extradition vers les États-Unis. S'il est extradé, jugé et condamné, Julian Assange risque jusqu'à 175 ans de prison pour avoir violé la loi américaine sur l'espionnage en publiant des documents qui révèlent les crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak, en Afghanistan et au-delà.
Un groupe de journalistes, d'avocats et de défenseurs de la liberté de la presse s'est récemment réuni pour témoigner devant le tribunal Belmarsh au National Press Club de Washington. Inspiré par les tribunaux Russell-Sartre de la guerre du Viêtnam, le tribunal Belmarsh a rassemblé une série de témoins experts, des avocats constitutionnels aux journalistes en passant par les défenseurs des droits humains, pour présenter des preuves de l'attaque contre la liberté de la presse et le Premier amendement de la Constitution américaine. Le tribunal a été organisé par Progressive International et la Fondation Wau Holland. J'ai coprésidé le tribunal avec Ryan Grim de The Intercept. Aujourd'hui, nous vous proposons des extraits.
Amy Goodman : Depuis sa première séance, le Tribunal Belmarsh a réuni les plus grands journalistes, avocats et parlementaires du monde, du professeur Noam Chomsky, qui vient de fêter son 95e anniversaire, au président Luiz Lula da Silva, pour témoigner de la menace mondiale qui pèse sur la liberté de la presse. Aujourd'hui, le tribunal Belmarsh revient au Club national de la presse pour sa session la plus urgente, alors que l'affaire d'extradition de l'éditeur de WikiLeaks, Julian Assange, entre dans sa phase finale.
En 2010, WikiLeaks est venu dans cette même salle du National Press Club pour présenter une vidéo intitulée « Collateral Murder » (meurtre collatéral), fournissant des preuves de crimes de guerre américains qui allaient changer à jamais la trajectoire de la « guerre contre le terrorisme » et la répression de ses détracteurs par le gouvernement américain. Je me souviens de cette conférence de presse que Julian Assange a si bien tenue. Nous l'avons interviewé le lendemain sur Democracy Now ! alors qu'ils révélaient les images vidéo qu'ils avaient obtenues.
Il s'agit d'une séquence vidéo d'une attaque menée en juillet 2007 par une unité d'hélicoptères américains Apache, dans un quartier de Bagdad appelé New Baghdad. Il y avait plus d'une douzaine d'hommes au sol. Dans l'hélicoptère Apache, vous pouvez les entendre rire et jurer, parce que la vidéo n'est pas celle de militants pacifistes au sol, mais celle de l'intérieur de l'hélicoptère. Ils demandent l'autorisation d'ouvrir le feu sur ce groupe d'hommes. Ils l'obtiennent et les tuent presque tous. Deux d'entre eux travaillaient pour Reuters. Le jeune vidéaste Namir Noor-Eldeen avait 22 ans. Et le chauffeur de tant de reporters de Reuters en Irak, Saeed Chmagh, avait 40 ans. Il avait quatre enfants. Il n'est pas mort dans la première attaque, dans la première explosion. Mais alors qu'il s'éloignait en rampant, l'hélicoptère Apache a de nouveau ouvert le feu et l'a tué. Ils ont tué plus de 12 hommes ce jour-là. Reuters a demandé à plusieurs reprises la cassette vidéo pour voir ce qui était arrivé à leurs collègues. Ce n'est qu'après la publication de cette vidéo par Julian Assange et WikiLeaks qu'ils l'ont obtenue.
Et pour montrer l'importance de la liberté de la presse, dans les notes sur l'Irak et les journaux de guerre afghans que WikiLeaks a également publiés, nous avons vu que six semaines avant qu'une unité d'hélicoptères Apache ne passe à nouveau au-dessus de nos têtes, deux hommes ont levé la tête, ils ont levé les mains, se rendant à un hélicoptère Apache. Les soldats de l'hélicoptère ont appelé la base, ont parlé à l'avocat et ont dit : « Pouvons-nous ouvrir le feu ? ». Ils ont obtenu l'autorisation, et ils ont fait sauter ces deux hommes qui se rendaient. Mais la réponse est venue d'en haut, de l'hélicoptère. On ne peut pas se rendre à un hélicoptère. Et si les gens avaient vu ce qui s'était passé en février 2007 à l'époque et avaient parlé... je pense qu'une enquête aurait été ouverte. Et ce qui est arrivé six mois plus tard à Saeed et Chmagh, et à tous les hommes en Irak qui ont été tués ce jour-là par l'unité d'hélicoptères Apache ne se serait pas produit, parce qu'ils auraient fait l'objet d'une enquête. C'est pourquoi la liberté de la presse et la liberté d'information sont si importantes, parce que la liberté de la presse est en fait le droit du public de savoir.
En raison de ces révélations courageuses, Julian Assange a été inculpé en vertu d'une loi vieille de plus de 100 ans, la loi sur l'espionnage de 1917, et risque 175 ans de prison.Aujourd'hui, Julian Assange est incarcéré dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans la banlieue de Londres, où il est détenu depuis près de cinq ans dans l'attente du verdict final, dans le cadre d'une procédure d'extradition.La prison qui a donné son nom à ce tribunal, le tribunal Belmarsh, s'inspire du tribunal Russell-Sartre de 1966, également connu sous le nom de tribunal international pour les crimes de guerre, où des représentants de 18 pays se sont réunis pour entendre des témoignages sur les crimes de guerre commis par les États-Unis à l'encontre du peuple vietnamien.Le tribunal Russell-Sartre, composé de Bertrand Russell, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et d'autres lauréats du prix Nobel, s'est intéressé à la Palestine dans les années qui ont suivi, enquêtant sur l'État d'Israël pour son occupation violente des territoires palestiniens et contre le peuple palestinien.Alors que les crimes de guerre se multiplient à Gaza et en Cisjordanie, avec plus de 17 000 morts et plus de 60 journalistes palestiniens tués au cours des deux derniers mois, le tribunal Belmarsh reprend l'héritage du tribunal Russell-Sartre pour entendre des témoignages sur les menaces qui pèsent sur la liberté de la presse dans le monde.
Je passe maintenant le marteau au coprésident du tribunal d'aujourd'hui, Ryan Grim, chef du bureau à DC de The Intercept et auteur du livre qui vient d'être publié la semaine dernière, The Squad :AOC and the Hope of a Political Revolution [L'escadron : AOC et l'espoir d'une révolution politique, NdT]. A Ryan Grim...
Ryan Grim : Merci, Amy, et merci à tous d'être venus ici aujourd'hui. Je vais être rapide, pour que nous puissions passer aux témoignages distingués que nous allons recevoir. Amy a parlé avec éloquence de la façon dont la persécution d'Assange constitue une menace pour la liberté de la presse. Je voulais parler un peu plus spécifiquement des accusations elles-mêmes. Je sais qu'à certains égards, il peut être naïf de s'intéresser à l'acte d'accusation lui-même, car ce qu'Amy a décrit est ce qui est réellement en jeu ici. Mais s'il est extradé, l'affaire devra être portée devant un tribunal, et tout sera réglé. La loi a donc son importance. Et je voulais parler des accusations, en quelque sorte en tant que journaliste d'investigation, quelqu'un qui, vous savez, a - je me suis vu comme un concurrent à de nombreuses reprises avec Assange. Il m'écrasait toujours. Et je pense que l'animosité que l'on constate chez tant de journalistes à son égard n'est pas sans rapport avec le fait qu'il a révélé plus d'histoires importantes dans sa carrière, peut-être, que tout le reste du journalisme réuni depuis qu'il est journaliste, et je pense que c'est très difficile à supporter pour les autres journalistes. Mais je voudrais parler de deux éléments spécifiques de l'acte d'accusation.
Tout d'abord, il existe un mythe selon lequel il est inculpé en tant que pirate informatique (hacker) et non pour publication. Si vous faites un Contrôle-F dans l'acte d'accusation pour « publication », vous le trouverez à plusieurs reprises. C'est tout simplement un mensonge. Il est accusé d'avoir publié des informations classifiées. On entend souvent dire qu'il est un traître, qu'il s'agit d'une trahison. Je ne vois rien de plus absurde que d'accuser quelqu'un qui n'est pas citoyen américain. Le temps qu'il a passé dans cette salle est peut-être la seule fois où il est venu aux États-Unis. S'il est venu plus souvent, ce n'est pas grand-chose. Par conséquent, si vous n'avez pratiquement jamais visité un pays, comment pouvez-vous commettre une trahison à son encontre ? L'idée que j'ai commis une trahison à l'égard de l'Arabie saoudite pour avoir fait un reportage sur ce pays, ou les Émirats arabes unis, est tout aussi absurde. Et ils n'aimeraient rien de plus que de pouvoir faire de cette idée la norme, de sorte que si vous voyagez n'importe où dans le monde, vous puissiez dire : « Voici nos lois sur la liberté de la presse. Il les a violées. Nous l'extradons vers notre pays. »
Les deux points essentiels ici, c'est l'idée qu'il a demandé à Chelsea Manning d'aller de l'avant et d'obtenir des informations pour lui. D'une part, les journalistes d'investigation font cela tout le temps. Nous recevons constamment des fuites de la part de nos sources, et nous leur demandons alors : « Qu'avez-vous d'autre qui puisse confirmer cela ? Qu'avez-vous d'autre qui puisse contextualiser cela ? » Si ce qu'il a fait est illégal, alors tout ce que fait chaque journaliste d'investigation, lorsqu'il fait du journalisme d'investigation, est illégal. Et d'une certaine manière, c'est l'objectif de l'acte d'accusation. La phrase qu'il a utilisée était même prudente lorsqu'il discutait avec Chelsea. Il a dit - elle a dit : « C'est à peu près tout ce que j'ai. Voulez-vous que je voie si je peux obtenir quelque chose d'autre ? » Il a dit : « Les yeux curieux ne sont jamais à sec, d'après mon expérience. » Il n'était même pas... il était très prudent sur ce qu'il disait. Mais même s'il avait dit « Oui, nous en voulons plus », c'est ce que font les journalistes.Ils veulent toujours plus d'informations.
La deuxième partie clé est la façon dont ils parlent de la façon dont il a offert un moyen - il a offert d'aider Chelsea à briser un « hash » qui lui procurerait l'anonymat pendant qu'elle obtenait et fournissait ces informations. Pour moi, cela n'est pas différent d'un journaliste qui dit à une source : « Mettez une plante en pot de ce côté de votre porte, et ce sera le signal que nous allons nous rencontrer dans un parking. Mettez une plante en pot de ce côté de la porte, et ce sera un signal que nous ne le sommes pas. » C'était à l'époque du Watergate. Aujourd'hui, ce serait : « Contactez-moi sur Signal. Voici comment me contacter, afin que vous soyez protégé. » Il s'agirait également de vous décrire de manière vague dans un article, afin que les autorités ne sachent pas qui est la source. Toutes ces choses sont des méthodes de base de protection des sources auxquelles il s'est livré avec elle. Et qualifier cela d'activité criminelle, comme le fait l'acte d'accusation, est une menace directe pour tout journalisme qui ne se contente pas de répéter, vous savez, les déclarations des autorités, ce qui n'est pas un accident.
Je terminerai par un point essentiel : parmi les crimes - les crimes qui ont été révélés au monde par Chelsea Manning et Julian Assange - seules deux personnes ont été punies pour cela. Il s'agit de Chelsea Manning et de Julian Assange.
Amy Goodman : Notre premier témoin aujourd'hui au tribunal Belmarsh est Ewen MacAskill, journaliste de renommée internationale et correspondant pour la défense et le renseignement au Guardian. Ewen et son équipe partagent le prix Pulitzer du service public pour leur couverture des informations divulguées par le lanceur d'alerte Edward Snowden. A vous, Ewen MacAskill.
Ewen MacAskill : Si je suis ici, c'est en partie parce que, de 2007 à 2013, j'étais le chef du bureau du Guardian à Washington. J'étais donc ici en 2010 lorsque l'affaire a éclaté. J'ai écrit certains des articles tirés de la cache de documents fournis par Julian Assange et WikiLeaks. J'ai également couvert les réactions de la Maison Blanche, du Département d'État et d'autres instances. Je sais qu'il y a beaucoup d'hostilité, en particulier dans la gauche américaine, à l'égard de Julian Assange pour ce qui s'est passé en 2016 lors des élections à la Maison Blanche. Mais il est peut-être un peu présomptueux de la part de quelqu'un qui n'est pas américain de vous demander de vous en occuper, car cette extradition n'a rien à voir avec 2016 et la Russie. Cette extradition est presque exclusivement, bien qu'il y ait quelques allégations supplémentaires de piratage, principalement liée à ce qui s'est passé en 2010. Et ces fuites, comme l'a dit Amy, sont un acte de journalisme. C'est du service public.
Sans Julian Assange, WikiLeaks et Chelsea Manning, nous n'aurions pas eu connaissance de l'attaque de l'hélicoptère Apache en Irak. Jusqu'alors, nous ne savions pas vraiment ce qui se passait dans la guerre en Irak et en Afghanistan, du moins pas de manière réaliste. Ces carnets de guerre expliquaient comment les États-Unis et leurs alliés étaient en train de perdre les guerres en Irak et en Afghanistan, contrairement au discours publique qui affirmait qu'ils étaient en train de les gagner. C'est un peu ce qu'a fait Daniel Ellsberg avec les « Pentagon Papers » dans les années 1970 à propos du Viêtnam. Et il y avait beaucoup d'autres histoires, des centaines d'histoires qui étaient dans l'intérêt du public à partir des câbles diplomatiques, certaines - le fait que les États-Unis espionnaient le Secrétaire général de l'époque Ban Ki-moon et d'autres fonctionnaires de l'ONU, des histoires sur les plans saoudiens - ou, le désir saoudien d'une attaque contre l'Iran, des histoires sur ce que les diplomates américains pensaient vraiment des dictateurs arabes. D'une certaine manière, cela a contribué au printemps arabe. Il s'agit là d'actes de journalisme, et il faut s'en féliciter. C'est ce que les journalistes sont censés faire.
Au Royaume-Uni, Assange a été -- d'abord détenu - il était à l'ambassade d'Équateur et, comme l'a dit Amy, il est à Belmarsh depuis maintenant près de cinq ans. Mais la presse britannique parle très peu d'Assange. L'idée qu'un journaliste/éditeur puisse se trouver dans une prison de haute sécurité sans que personne n'y prête attention me semble presque inconcevable. Mais on n'en parle presque jamais. À part lorsqu'il a été arrêté de force et emmené à Belmarsh, il n'y a eu que très peu de reportages. Et il n'y a pas beaucoup de reportages aux États-Unis non plus. Il y a des exceptions, comme Ryan et le New York Times qui ont publié un éditorial en faveur d'Assange, conjointement avec le Guardian, Le Monde et d'autres. Mais ce sont des événements rares. On n'entend pratiquement jamais parler d'Assange aux États-Unis.
Mais ceci - il sera extradé. J'en suis presque sûr. Je connais le fonctionnement des tribunaux britanniques. C'est une affaire politiquement motivée. Ce tribunal acceptera l'extradition d'Assange.
Ryan Grim : Notre prochain témoin au tribunal est John Kiriakou. C'est un journaliste, un lanceur d'alerte et un ancien officier de renseignement de la CIA. Après avoir quitté la CIA, Kiriakou est devenu le premier ancien officier de la CIA à confirmer que l'agence avait pratiqué l'étouffement à eau (water boarding) sur des détenus dans le cadre de sa soi-disant guerre contre le terrorisme. En 2012, Kiriakou est devenu le premier agent de la CIA à être condamné pour avoir divulgué des informations classifiées et le seul agent de la CIA à être emprisonné dans le cadre du programme de torture américain. Aujourd'hui, il est l'un des plus grands défenseurs nationaux du Premier amendement. Je vous remercie de votre attention.
John Kiriakou : Merci. Je vous remercie. Merci, chers amis. Je suis honoré d'être ici pour parler en faveur de Julian Assange. Amy a dit quelque chose de très important, je pense, dans ses commentaires d'introduction, à savoir que Julian sera très probablement extradé plus tôt que tard. Je tiens à en parler, car je pense que nous devons espérer le meilleur, mais nous préparer au pire.
Alors, pour nous préparer au pire, parlons de l'isolement cellulaire. Tout d'abord, je tiens à dire sans équivoque que le ministère de la Justice ment à tout le monde. À tout le monde. Ce n'est pas aux procureurs de décider qui va à l'isolement et qui n'y va pas. Cette décision est laissée à l'entière discrétion du Bureau fédéral des prisons, et les deux ne se rencontreront jamais. Les procureurs peuvent donc dire aux avocats de Julian tout ce qu'ils veulent : « Nous promettons qu'il ne sera pas mis à l'isolement. Nous promettons qu'il ne sera pas placé dans une unité de gestion des communications. » Ce sont des promesses en l'air.
Parlons donc de l'isolement cellulaire. Croyez-le ou non, l'isolement cellulaire en tant que punition a été inventé aux États-Unis d'Amérique. En 1829, le gouvernement a construit à Philadelphie - aujourd'hui dans le centre-ville, mais à l'époque dans l'arrière-pays - un établissement appelé Eastern State Penitentiary (pénitencier de l'État de l'Est). Il s'agissait d'un pénitencier à sécurité maximale, de style gothique, construit en pierre. L'idée était que si l'on prenait un criminel et qu'on le mettait dans une cellule de 1,80 m sur 1,80 m avec un lit, une chaise, un bassin et une Bible, sans aucun contact humain, il passerait tout son temps à lire la Bible et en ressortirait réformé et bon. Mais au lieu de cela, tout le monde est devenu fou. Littéralement, ils sont devenus fous. Et nous n'avons jamais tiré de leçon de cette expérience.
Je souhaite partager avec vous les paroles de quelques personnes qui ont passé du temps en isolement. Avant de vous les livrer, je tiens à vous rappeler que les Nations unies ont déclaré que la pratique américaine consistant à utiliser l'isolement comme punition était une forme de torture. C'est l'ONU qui le dit, ce n'est pas John qui le dit. C'est une forme de torture. Toute détention de plus de 15 jours est une forme de torture. Mais dans ce pays, nous maintenons des personnes à l'isolement pendant 44 ans. Pouvez-vous imaginer 44 ans sans aucun contact humain ?
Je voudrais d'abord vous parler de Cesar Villa. Il est actuellement détenu à la prison d'État de Pelican Bay, en Californie. Il a écrit ceci récemment, après sa douzième année d'isolement. Il a déclaré : « Rien ne peut vraiment vous préparer à entrer en isolement. C'est un monde en soi, où le froid, le calme et le vide se conjuguent, s'infiltrant dans vos os, puis finalement dans votre esprit. La première semaine, je me suis dit : « Ce n'est pas si mal. Je peux le faire. » La deuxième semaine, je suis resté dehors en sous-vêtements, grelottant sous la grêle et la pluie. La troisième semaine, je me suis retrouvé accroupie dans un coin de la cour, limant mes ongles sur les murs en béton. Mon sens de la décence humaine se dissipait de jour en jour. À la fin de la première année, j'avais les pieds et les mains fendus par le froid. Je saignais sur mes vêtements, ma nourriture, entre mes draps. Mon sentiment de normalité a commencé à s'estomper. Bien que je ne l'aie pas réalisé à l'époque, en y repensant aujourd'hui, c'est à ce moment-là que mon effritement mental a dû commencer. Mon psychisme avait changé. J'étais devenu fou. Je ne serais plus jamais le même. »
Thomas Silverstein, qui a passé 28 ans à l'isolement au pénitencier américain d'Atlanta, a déclaré : « Ma cellule était si petite que je pouvais me tenir debout et toucher les deux murs simultanément. Le plafond était si bas que je pouvais tendre la main et toucher le luminaire chaud. Mon lit occupait toute la longueur de la cellule et il n'y avait aucun autre meuble. Les murs étaient en acier massif et peints en blanc. Les lumières étaient toujours allumées. Peu après mon arrivée, le personnel de la prison a entamé des travaux, ajoutant des barreaux et d'autres mesures de sécurité à la cellule alors que j'y étais encore. Il est difficile de décrire l'horreur que j'ai vécue pendant ces travaux. Au fur et à mesure qu'ils construisaient de nouveaux murs autour de moi, j'avais l'impression d'être enterré vivant. En raison des lumières artificielles incessantes et de l'absence de montre-bracelet ou d'horloge, je n'arrivais pas à savoir si c'était le jour ou la nuit. Il m'arrivait souvent de m'endormir et de me réveiller sans savoir si j'avais dormi cinq minutes ou cinq heures. Je n'avais aucune idée de l'heure qu'il était. Je sais maintenant que j'ai été logé là pendant environ quatre ans. Mais j'aurais cru que c'était plus d'une décennie si quelqu'un me l'avait dit. Cela semblait éternel, sans fin et incommensurable. » Et juste après avoir écrit ces mots, il est mort, toujours en isolement.
Une personne de plus à citer : William Blake a passé 25 ans en isolement. Il a dit ceci : « L'isolement est une peine pire que la mort. J'ai vécu des moments si difficiles et j'ai ressenti l'ennui et la solitude à un tel degré qu'ils semblaient être une chose physique à l'intérieur de moi - si épaisse qu'on avait l'impression qu'elle m'étouffait, essayant d'extraire la raison de mon esprit, l'esprit de mon âme et tout ce qu'il restait de vie dans mon corps. J'ai vu et senti l'espoir devenir comme une chose éphémère et brumeuse, difficile à saisir, encore plus difficile à garder au fur et à mesure que les années, puis les décennies, disparaissaient derrière moi, tandis que je restais piégé dans le vide de la solitude. J'ai vu des esprits glisser sur la pente de la santé mentale et sombrer dans la folie. Et j'ai été terrifié à l'idée de finir comme les gars autour de moi qui ont craqué et sont devenus fous. C'est triste de voir un être humain devenir fou sous vos yeux parce qu'il ne peut pas supporter la pression de la boîte et la pression que la boîte exerce sur votre esprit. Mais il est encore plus triste de voir l'esprit se détacher de l'âme, et c'est encore plus désastreux. Parfois, les gardiens de prison nous trouvent pendus et bleus. Parfois, nous nous brisons le cou en sautant de notre lit, le drap noué autour du cou, qui est aussi enroulé autour de la grille couvrant la lumière au plafond, se brisant avec un bruit sec. J'ai vu l'esprit laisser les hommes en isolement, et j'ai été témoin des résultats. Et c'est un cauchemar. »
C'est ce qui est prévu pour Julian Assange. Donc, quand ils vous disent « Non, non, non, nous n'allons pas le mettre - nous promettons que nous ne le mettrons pas à l'isolement », cela a autant de poids que si je promettais que je ne le mettrais pas à l'isolement. Soyez donc assurés qu'ils nous mentent, tout comme ils lui mentent. Alors, que faisons-nous maintenant ? Je vous remercie. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Nous devons continuer à nous battre. Que nous combattions Merrick Garland ou Joe Biden, ou que nous nous battions sur les ondes pour tenter d'influencer le jury, le combat ne fait que commencer. Je vous remercie de votre attention.
Rya Grim : Merci. Je vous remercie.
Amy Goodman : C'était John Kiriakou, le lanceur d'alerte de la CIA, qui s'exprimait devant le tribunal de Belmarsh. À notre retour, nous entendrons d'autres témoignages de journalistes et de défenseurs des droits humains.
[Pause]
Amy Goodman : Ici Democracy Now !, democracynow.org, The War and Peace Report. Je suis Amy Goodman. Dans cette émission spéciale, nous diffusons des extraits du Tribunal Belmarsh, qui s'est réuni au National Press Club à Washington au début du mois de décembre. J'ai coprésidé le tribunal avec Ryan Grim de The Intercept.
Amy Goodman : Lina Attalah, cofondatrice et directrice de The Intercept, est l'intervenante suivante. Elle est cofondatrice et rédactrice en chef de Mada Masr, l'un des principaux organes de presse égyptiens. En 2020, elle a reçu le prix Knight International Journalism Award décerné par l'International Center for Journalists. Après avoir couvert le sommet des Nations unies sur le climat à Charm el-Cheikh, en Égypte, l'année dernière, nous nous sommes rendus au Caire dans les bureaux de Lina pour l'interviewer, une journaliste incroyablement courageuse qui avait été emprisonnée, qui avait été détenue à la fin de l'année dernière - ou à la fin du mois dernier. Elle avait été convoquée pour être interrogée par le parquet d'appel du Caire pour sa couverture courageuse de ce qui s'est passé à Gaza. Pour cette raison, elle n'a pas pu faire le voyage pour nous rejoindre ici au Tribunal Belmarsh. Elle nous rejoint maintenant par vidéo depuis Le Caire.
Lina Attalah : Bonjour, je m'appelle Lina Attalah. Je suis une journaliste basée au Caire. Je suis également la rédactrice en chef fondatrice de Mada Masr, un site d'information indépendant, également basé au Caire. Il se trouve que je suis actuellement poursuivie pour les reportages que nous avons réalisés ces derniers jours sur les pressions exercées sur l'Égypte pour qu'elle accueille les Palestiniens déplacés dans le cadre de l'actuelle guerre israélienne à Gaza. Certains des chefs d'accusation retenus contre moi, dont la publication de fausses nouvelles, pourraient me valoir une peine d'emprisonnement.
Mais je voudrais aussi revenir à il y a dix ans et même plus, lorsque j'ai participé à la couverture de câbles révélés par WikiLeaks pour cette salle de rédaction et pour la salle de rédaction précédente avec laquelle je travaillais. Il se trouve que nous étions l'une des rares publications à couvrir les câbles, en particulier les câbles traitant de questions très locales qui nécessitaient une mise en contexte, ainsi que des reportages supplémentaires pour expliquer les informations et leur valeur au moment où elles étaient révélées. En fait, certains des câbles que j'ai couverts concernaient la gestion politique par l'Égypte de la péninsule du Sinaï, qui a été historiquement le site espéré pour le déplacement des Palestiniens de Gaza par Israël et ses alliés pendant des années et des années.
Continuer à couvrir cette question et bien d'autres en Égypte aujourd'hui, c'est se lancer dans une chasse permanente aux fuites, dépendant de la collusion volontaire de ceux qui voient la valeur de l'intérêt public et de l'information qui leur est cachée. En fait, en marge du travail sur les fuites révélées par WikiLeaks, nous avons appris que le journalisme est à l'origine un acte de collusion, qui ouvre les portes fermées de la connaissance gardée par les clercs et leurs successeurs politiques sécularisés d'aujourd'hui. En ce sens, WikiLeaks a été un moment fondateur pour le journalisme.
Mais certaines de ces fuites sont des câbles provenant de l'une des entreprises politiques les plus puissantes au monde, si ce n'est la plus puissante. Et le fait que le prix à payer pour cela soit des accusations graves et des poursuites sans fin est révélateur des limites ultimes de notre droit public à l'information. Ce sont les limites qui ne pourront pas être évitées dans le cadre d'un régime démocratique et de valeurs libérales faisant triompher le droit du public à l'information. Ce sont les limites que le pouvoir parviendra toujours à imposer. Et ce sont ces limites qui enverraient ceux qui les contestent en prison et les assigneraient à une poursuite permanente.
Aujourd'hui, et en particulier avec la guerre qui se déroule à nos portes, j'ai le sentiment que des références telles que la liberté d'expression, l'intérêt public, le droit à l'information, parmi d'autres références fondamentales, peuvent de plus en plus être mises de côté en tant que victimes du pouvoir. Je ne suis pas dupe que ces références peuvent être activées dans leur sens absolu ou qu'elles suffisent à protéger notre pratique en tant que journalistes ou lanceurs d'alerte, ou nos droits en tant que personnes, en général. Mais je suis de plus en plus alarmée par la facilité avec laquelle l'érosion se produit en ce moment, alors que les crises ont tendance à être génératrices. J'espère également qu'il s'agit d'un moment de réflexion, où de nouveaux cadres intellectuels et de nouvelles stratégies politiques peuvent émerger pour protéger nos droits à partager et à recevoir des informations cruciales, des cadres et des stratégies qui peuvent continuer à repousser les limites de la connaissance et qui peuvent libérer Assange et tous ceux qui divulguent d'importants secrets de pouvoir. Je vous remercie de votre attention.
Amy Goodman : Il s'agit de Lina Attalah, cofondatrice et rédactrice en chef de Mada Masr. Alors qu'elle parle de l'importance de WikiLeaks pour le journalisme et la démocratie aujourd'hui, elle s'est également battue pour la libération du prisonnier politique égyptien Alaa Abd El-Fattah et de nombreux autres prisonniers politiques détenus en Égypte, ce qui explique en partie l'énorme pression qu'elle subit en ce moment. Nous passons maintenant au prochain témoin du tribunal Belmarsh, Abby Martin, journaliste d'investigation, animatrice de The Empire Files, une série indépendante de documentaires et d'interviews sur les conflits, la répression et l'avenir du Premier amendement. Elle est rédactrice en chef et journaliste internationale depuis plus de dix ans, a publié plusieurs livres et réalisé plusieurs films, dont le plus récent, Gaza Fights for Freedom [Combats à Gaza pour la liberté, NdT].
Abby Martin : Merci beaucoup. C'est un honneur de faire partie de ce panel et d'être avec vous tous ici aujourd'hui pour cet appel à l'action, très important.
Les huit dernières semaines ont été les plus meurtrières jamais enregistrées pour les journalistes, avec 60 morts confirmés à Gaza jusqu'à présent. Ils sont la cible d'assassinats, souvent avec toute leur famille. Les reporters qui restent disent que leur gilet de presse, qui devrait les protéger des bombes et des balles, est en fait ce qui les désigne au meurtre. Le génocide à Gaza a été révélé par ces héros. La seule façon pour le monde de connaître l'ampleur des crimes commis par les États-Unis et Israël, des choses qui resteraient autrement cachées pendant des années, est que les journalistes sont capables de les documenter sur leurs téléphones et de les télécharger instantanément pour que le monde entier puisse les voir.
Le peuple irakien n'avait pas la capacité de filmer sa réalité lorsqu'un crime d'une telle ampleur était commis à son encontre. Ils n'avaient pas la possibilité de percer les mensonges et la propagande diffusés par notre presse soi-disant libre. Au lieu de cela, ce sont des lanceurs d'alerte, comme le sergent Joe Darby, qui ont divulgué les tristement célèbres photos de torture d'Abou Ghraib, ce qui a porté un coup majeur à l'effort de guerre des États-Unis. Imaginez une seconde que l'administration Bush ait enfermé le journaliste de CBS qui a osé les publier. Les Irakiens n'avaient pas de médias sociaux, mais ils avaient WikiLeaks, qui a finalement montré au monde ce que les forces américaines avaient caché pendant si longtemps. Washington s'est efforcé de contrôler l'accès des journalistes et ce qu'ils pouvaient ou ne pouvaient pas rapporter. WikiLeaks a été l'antidote à ce manque de liberté de la presse pendant ce qui a été la plus grande atrocité de l'ère moderne. Les registres de la guerre en Irak ont forcé les Américains à faire face à ce que les États-Unis faisaient en notre nom. Ils ont prouvé à la société irakienne à quel point les soldats américains avaient tué des civils. Ces révélations ont rendu l'occupation intenable. Chelsea Manning et Julian Assange ont contribué à mettre fin à la guerre en Irak.
Amy Goodman : Notre prochain témoin, le légendaire journaliste d'investigation Mark Feldstein, actuellement titulaire de la chaire Richard Eaton de journalisme de radiodiffusion à l'université du Maryland, qui a été pendant 20 ans correspondant d'investigation primé à l'antenne pour des chaînes telles que CNN et ABC News.
Mark Feldstein : Merci. Les poursuites engagées contre Julian Assange sont sans précédent dans l'histoire des États-Unis. La publication de secrets d'État n'est pas sans précédent. C'est une pratique courante. Cela s'est produit des milliers et des milliers de fois depuis les années 1790. Mais jamais un éditeur n'a été jeté en prison pour ce qu'il a publié. Après le 11 Septembre, le gouvernement a intensifié les poursuites à l'encontre des lanceurs d'alerte, des auteurs de fuites, mais jamais à l'encontre des journalistes qui publiaient les informations. Cela était considéré comme protégé par le Premier amendement et sa clause protégeant la liberté de la presse. C'est ce que l'on appelle le clivage journaliste-source. Ainsi, l'administration Obama, qui n'aimait pas plus les fuites que les autres administrations, a poursuivi Chelsea Manning pour ces fuites, mais pas Julian Assange, en raison du Premier amendement.
Cela a changé sous Donald Trump. Son administration a administré une nouvelle et dangereuse théorie juridique, utilisant les lois sur l'espionnage pour emprisonner des personnes pour avoir publié des informations véridiques sur les abus du gouvernement - Julian Assange. Si vous regardez l'acte d'accusation, il cible la collecte et la publication d'informations, en soi, comme un acte : neuf chefs d'accusation pour ce qu'ils appellent la divulgation non autorisée d'informations relatives à la défense nationale - c'est la publication ; sept chefs d'accusation pour l'obtention ou la réception non autorisée de ces informations - c'est la collecte d'informations. En fait, ils affirment qu'Assange, je cite, « a explicitement sollicité [...] des documents à diffusion restreinte ayant une importance politique, diplomatique ou éthique [...] précisément en raison de la valeur de ces informations. » C'est ce que font les journalistes. C'est ce que font tous les bons journalistes. C'est ce que j'enseigne à mes étudiants en journalisme. Même un haut responsable de la sécurité nationale de l'administration Bush, Jack Goldsmith, a déclaré que cette affaire était manifestement conçue pour refléter le travail des journalistes. Ce n'est pas un accident. Il s'agit d'une tentative de criminaliser le journalisme d'investigation, de criminaliser le journalisme de sécurité nationale. Et Julian Assange est l'accusé parfait du point de vue du gouvernement, parce qu'il est très impopulaire. Il est plus facile de le condamner en tant qu'éditeur que l'éditeur du New York Times, qui a également publié ces informations, même si cela ouvre la porte à ce genre de choses.
Cette affaire va bien au-delà de Julian Assange ou du journalisme. Il s'agit du droit des citoyens d'obtenir les informations dont ils ont besoin pour participer à la démocratie, de savoir ce que fait le gouvernement, en notre nom, avec l'argent de nos impôts. C'est un membre républicain du Congrès, Rand Paul, qui a déclaré à propos de cette affaire : « Dans une société libre, nous sommes censés connaître la vérité. Dans une société où la vérité devient une trahison, nous sommes tous dans le pétrin. »
Amy Goodman : C'est le journaliste Mark Feldstein, titulaire de la chaire de journalisme audiovisuel au Philip Merrill College of Journalism de l'université du Maryland, qui s'est exprimé devant le tribunal de Belmarsh. À notre retour, nous entendrons le témoignage de l'avocat de l'ACLU, Ben Wizner, qui est l'avocat du lanceur d'alerte de la NSA, Edward Snowden. Nous entendrons également le témoignage de Daniel Ellsberg, le lanceur d'alerte des Pentagon Papers, qui s'est exprimé lors du premier tribunal Belmarsh. Nous reviendrons dans une minute.
[Pause]
Amy Goodman : Ici Democracy Now !, democracynow.org, The War and Peace Report. Je suis Amy Goodman. Dans cette émission spéciale, nous diffusons des extraits du Tribunal Belmarsh, qui s'est réuni au National Press Club à Washington, DC, au début du mois de décembre. J'ai coprésidé le tribunal avec Ryan Grim de The Intercept.
Amy Goodman : Notre prochain témoin au tribunal d'aujourd'hui est Ben Wizner, avocat, défenseur des libertés civiles auprès de l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). Depuis juillet 2013, il est l'avocat principal du lanceur d'alerte de la NSA, Edward Snowden. Il est également professeur adjoint à la faculté de droit de l'université de New York.
Ben Wizner : C'est un honneur d'être membre de ce tribunal.
Je veux faire quelque chose d'un peu différent avec mes quatre ou cinq minutes disponibles aujourd'hui. Je veux m'adresser à des gens qui ne sont pas dans cette salle et qui n'y seraient pas ; à des gens qui seraient en fait en désaccord avec ce qui a été dit et sera dit aujourd'hui ; à des gens qui ne croient pas que WikiLeaks soit l'une des organisations journalistiques indispensables au monde, et qui considèrent Julian Assange non pas comme un journaliste, mais comme un agent du chaos ou, pire, un pirate informatique ; à des gens qui ne croient pas nécessairement que l'Empire américain soit la plus grande menace pour la paix mondiale, et qui considèrent l'Amérique comme une force largement bénéfique dans le monde ; aux personnes qui ne voient aucun lien entre l'emprisonnement de Julian Assange et le journalisme d'investigation vital qu'ils lisent dans les principaux journaux américains ; aux personnes qui pensent que Julian Assange devrait probablement être enfermé pour un comportement sans aucun rapport avec les accusations portées dans cette affaire - en bref, à la plupart des Américains, y compris presque tous les membres du Congrès et presque tous ceux qui détiennent le pouvoir dans cette ville.
Je tiens à dire que si vous pensez que ce qui arrive à Julian Assange n'a rien à voir avec vous, que vous n'avez pas d'intérêt dans ce jeu, vous vous trompez. Le Washington Post a récemment, ces dernières années, dévoilé un slogan : « La démocratie meurt dans l'obscurité. » C'est un peu grandiose. Cela a fait l'objet de quelques moqueries. Mais peut-on douter de sa véracité ? Aucun gouvernement au monde ne divulgue volontairement les preuves de ses propres fautes. Même dans les démocraties, nous pourrions dire... surtout dans les démocraties, où les dirigeants doivent faire face aux électeurs, les personnes au pouvoir utilisent toutes les méthodes à leur disposition pour dissimuler leurs fautes, leurs scandales et leurs crimes. Tous les faits importants que nous connaissons sur les crimes de notre gouvernement, nous les connaissons parce que la presse libre a publié les secrets du gouvernement. Le rôle le plus important de la presse dans une démocratie est de déterrer les secrets du gouvernement et de les rendre à leurs propriétaires légitimes : le public.
Cette accusation cherche à requalifier ce rôle vital en une conspiration criminelle. Pour la première fois dans notre histoire moderne, le gouvernement qualifie de crime la publication d'informations véridiques. Et si vous pensez que le gouvernement ne le fera qu'une fois et qu'il sera satisfait, vous êtes naïf quant au fonctionnement du pouvoir. La menace de poursuites sera présente chaque fois que le gouvernement cherchera à persuader un journal de ne pas publier ses secrets classifiés. Et même si vous pensez que cela ne risque pas d'arriver avec ce président et ce procureur général, prenez un moment pour considérer qui pourraient bien être le prochain président et le prochain procureur général. Ces poursuites pourraient donner une arme chargée à quelqu'un qui considère notre presse libre comme un ennemi du peuple.
Permettez-moi de conclure en m'adressant directement au procureur général. Même si je soupçonne qu'il ne regarde pas Democracy Now ! ou The Intercept, peut-être que ces images ou la couverture de ces images parviendront jusqu'à lui. Nous savons qu'il s'agit d'une poursuite que vous n'auriez pas engagée. Nous savons également que vous êtes un institutionnaliste et que vous ne pensez pas que le gouvernement devrait changer de position simplement parce qu'il change de procureur général. Et je pense que nous savons que vous ne voulez pas avoir la marque historique d'être le premier procureur général à établir le précédent selon lequel la publication d'informations véridiques peut entraîner l'emprisonnement de journalistes et d'éditeurs. Julian Assange est incarcéré dans une prison de haute sécurité depuis plus de quatre ans. Quelle que soit la peine prévue, et quoi que vous pensiez qu'il ait pu faire de mal, trop c'est trop. Il est possible - et même vital - que nous trouvions un moyen de résoudre cette affaire sans créer un précédent qui rendrait notre pays moins libre. Je vous remercie de votre attention.
Amy Goodman : Le prochain intervenant est Trevor Timm, cofondateur et directeur exécutif de la Freedom of the Press Foundation, journaliste, activiste, analyste juridique, qui a travaillé auparavant pour l'Electronic Frontier Foundation. Il est l'auteur de Fighting for the Press :The Inside Story of the Pentagon Papers and Other Battles [Le combat pour la presse : les coulisses des Pentagon Papers et autres batailles, NdT].
Trevol Timm : De nombreux intervenants ont déjà parlé avec éloquence du fait que ce dont Julian Assange est accusé n'est pas une rareté dans le journalisme. En fait, c'est ce que les journalistes des grands journaux, du New York Times, du Wall Street Journal, font presque tous les jours : ils parlent à leurs sources d'informations classifiées, leur demandent plus d'informations et publient ces informations. En fait, cela fait partie de leurs responsabilités professionnelles.
Mais lorsque vous parlez aux défenseurs du ministère de la Justice ou à ses porte-parole, ils vous diront souvent - vous savez, ils sont incapables d'affirmer sans équivoque que cela ne créera pas un précédent qui leur permettra de s'en prendre à ces mêmes journalistes, mais ils vous diront, bien sûr, « Nous ne ferions jamais cela. » Je pense donc qu'il est important de souligner qu'il ne s'agit pas simplement d'un argument de pente glissante ou d'un exercice théorique.
Actuellement, en pleine campagne électorale, le principal candidat du Parti républicain, Donald Trump, a déclaré à plusieurs reprises à des foules de milliers de personnes qu'il aimerait, entre guillemets, « emprisonner » les journalistes. Sur les médias sociaux, il a répété à plusieurs reprises que les chaînes d'information du câble commettaient, entre guillemets, une « trahison » pour l'avoir critiqué et avoir rendu compte de choses qu'il n'aimait pas. L'autre jour, l'un de ses proches alliés a expliqué que, dans la seconde administration de Donald Trump, il s'en prendrait, entre guillemets, aux médias. Et donc, vous savez, je demanderais à n'importe quel membre du ministère de la Justice, du Parti démocrate ou de la Maison-Blanche : « Y a-t-il quelqu'un qui aimerait plus que Donald Trump qu'un précédent soit créé dans cette affaire Assange, qui permettrait à un futur président de s'en prendre à des journaux comme le New York Times et le Washington Post ? » Après tout, ce n'est pas WikiLeaks ou une organisation similaire à WikiLeaks qui publie les informations les plus confidentielles aux États-Unis aujourd'hui. Ce sont les journaux que je viens de nommer, et bien d'autres journaux grand public comme eux.
Amy Goodman : Enfin, avant de conclure notre audience d'aujourd'hui, notre témoin est Rebecca Vincent, directrice des campagnes de Reporters Sans Frontières (RSF), une organisation internationale dont l'objectif est de sauvegarder le droit à la liberté d'information dans le monde entier. J'ai beaucoup apprécié qu'ils prennent ma défense. Lorsque des accusations ont été portées contre moi pour avoir couvert l'oléoduc Dakota Access dans le Dakota du Nord, RSF était là. Rebecca Vincent a commencé sa carrière au département d'État avant de la quitter pour se consacrer à la défense des droits humains et de la liberté de la presse. Elle est membre de la Royal Society of Arts et fait partie du réseau consultatif de la Media Freedom Coalition, du comité des prix Magnitsky et du conseil consultatif du Foreign Policy Center.
Rebecca Vincent : Merci, Amy et Ryan, ainsi qu'à Progressive International de nous avoir réunis ici aujourd'hui. C'est un plaisir d'être ici au nom de Reporters sans frontières, connu internationalement sous le nom de RSF. Si je dis RSF, c'est à cause de notre acronyme français.
À RSF, nous défendons Julian Assange en raison de sa contribution au journalisme. La publication par WikiLeaks en 2010 des fuites de documents diplomatiques et militaires a donné lieu à de nombreux reportages d'intérêt public dans le monde entier, notamment par le New York Times, le Guardian, Le Monde, El País et Der Spiegel - bien sûr, les cinq partenaires médiatiques initiaux de WikiLeaks, qui ont travaillé ensemble pour traiter les fuites de manière journalistique - mais aussi par des centaines d'autres médias dans le monde entier au fil des ans. La publication de ces documents a révélé des informations d'intérêt public, notamment des crimes de guerre et des violations des droits humains qui, à ce jour, n'ont jamais fait l'objet de poursuites. Seul l'éditeur est poursuivi.
Si le gouvernement américain parvient à obtenir l'extradition de Julian Assange vers les États-Unis et à le traduire en justice, il sera le premier éditeur poursuivi en vertu de la loi sur l'espionnage (Espionage Act). Cette loi obsolète fait l'objet de demandes de réforme de plus en plus nombreuses, en partie parce qu'elle ne prévoit pas de défense de l'intérêt public. Cela signifie qu'aucun éditeur, journaliste ou source journalistique accusé de cette manière ne peut défendre ses actions comme servant l'intérêt public. Bien que le gouvernement américain mette l'accent sur d'autres accusations portées contre Julian Assange, il est important de noter que l'essentiel de cette affaire repose sur les accusations de la loi sur l'espionnage (Espionage Act), soit 17 des 18 chefs d'accusation retenus contre Julian Assange. Le poursuivre pour ces chefs d'accusation créerait un précédent alarmant qui pourrait changer l'avenir même du journalisme, car il ouvrirait la voie à des poursuites similaires à l'encontre de journalistes et d'organisations de médias dans le monde entier. Ces accusations doivent être immédiatement abandonnées et la loi sur l'espionnage (Espionage Act) doit être réformée pour garantir qu'une telle affaire ne puisse plus jamais être intentée.
Dans le cadre de sa campagne mondiale pour la libération de Julian Assange, RSF a suivi l'intégralité de la procédure d'extradition devant les tribunaux londoniens, qui a débuté en février 2020.Il n'a pas été facile d'accéder à ces audiences. Et nous avons été la seule ONG à nous frayer un chemin jusqu'au tribunal pour suivre chaque étape de ce processus. Au cours des procédures de première instance en particulier, nous avons été confrontés à un ensemble étendu et évolutif d'obstacles à l'observation qui violent les principes d'une justice ouverte et le droit à un procès équitable. Je tiens à souligner que mes collègues et moi-même n'avons jamais éprouvé de telles difficultés à suivre une affaire judiciaire dans un autre pays, même pendant la pandémie. Nous avons persévéré parce qu'il était important de témoigner de cette affaire historique.
Et au tribunal, ce que nous avons observé était troublant. Pendant la procédure en première instance, Julian Assange a été maintenu dans une cage de verre au fond de la salle d'audience, où il était parfois évident qu'il avait du mal à suivre la procédure et qu'il ne pouvait pas facilement consulter son représentant légal. Plus inquiétant encore, Julian Assange n'a pas été autorisé à se rendre en personne au tribunal depuis lors. La dernière fois qu'il a été vu en dehors de la prison de Belmarsh, c'était lors d'une audience de libération sous caution à la Westminster Magistrates' Court le 6 janvier 2021, il y a près de trois ans. Il n'est désormais autorisé à participer aux audiences que par le biais d'une liaison vidéo depuis la prison, et il a parfois semblé très mal en point à cette occasion. Nous avons appris avec inquiétude qu'il avait été victime d'un mini accident vasculaire cérébral en prison lors de l'audience d'appel de son affaire en octobre 2021. Il s'agit d'un rappel important de son état de santé mentale et physique, qui reste très menacé, ce qui est exacerbé plus il reste en détention, et serait encore plus menacé dans des conditions d'extradition. Ainsi, lorsque nous disons que le possible - que l'extradition de Julian Assange est une possible question de vie ou de mort, cela ne peut vraiment pas être ignoré.
Aujourd'hui, nous attendons des nouvelles du jour X, la dernière audience du tribunal britannique qui représente la dernière étape possible de la procédure nationale, rapprochant dangereusement Julian Assange de l'extradition. S'il existe une lueur d'espoir, elle réside peut-être dans les négociations diplomatiques en cours entre les gouvernements américain et australien sur le sort d'Assange. Nous exhortons à nouveau les deux gouvernements à s'engager à trouver d'urgence une solution politique qui permettrait de libérer Assange sans délai et d'empêcher son extradition, avec la garantie qu'il ne sera plus incarcéré au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Australie ou ailleurs. Les 13 dernières années ne peuvent être effacées, mais ces États peuvent corriger la situation dès maintenant et mettre fin à la persécution incessante de Julian Assange, qui met en péril le journalisme et la liberté de la presse dans le monde.Il est plus important que jamais de s'unir dans notre appel mondial pour libérer Assange et de défendre les principes en jeu.
Amy Goodman : C'est ce qu'a déclaré Rebecca Vincent, directrice des campagnes de Reporters sans frontières, devant le tribunal Belmarsh au début du mois de décembre à Washington. La Haute Cour de justice de Londres entendra ce qui pourrait être le dernier appel de Julian Assange les 20 et 21 février.
Nous terminons l'émission d'aujourd'hui avec les mots du célèbre lanceur d'alerte des Pentagon Papers, Daniel Ellsberg. Il est décédé à l'âge de 92 ans en juin. Il était l'un des plus fervents défenseurs de Julian Assange. En 2019, il a participé à l'émission Democracy Now ! au lendemain de l'inculpation de Julian Assange par le ministère de la Justice pour 17 chefs d'accusation de violation de la loi sur l'espionnage (Espionage Act).
Daniel Ellsberg : La journée d'hier restera dans l'histoire du journalisme, du droit et des libertés civiles dans ce pays, car il s'agissait d'une attaque directe contre le Premier amendement, une attaque sans précédent. Il n'y a pas eu d'attaque aussi importante contre la liberté de la presse, le Premier amendement, qui est le fondement de notre république, de notre forme de gouvernement, depuis mon affaire en 1971, il y a 48 ans. J'ai été inculpé en tant que source. Et j'avais alors prévenu les journalistes que ce ne serait pas la dernière inculpation d'une source, si j'étais condamné. (...)
Mais mon avertissement était que cela n'allait pas s'arrêter là, que presque inévitablement il y aurait une attaque plus forte directement contre les fondements du journalisme, contre les rédacteurs en chef, les éditeurs et les journalistes eux-mêmes. Et c'est ce qui s'est passé hier. C'est un nouveau front dans la guerre du président Trump contre la presse libre, qu'il considère comme l'ennemi du peuple. (...)
Ils ont commencé par une accusation qui a fait passer Julian pour autre chose qu'un journaliste normal. L'aide au piratage d'un mot de passe ressemblait à quelque chose que, même à l'ère numérique, la plupart des journalistes ne feraient peut-être pas, et qui espéraient-ils allait le séparer du soutien des autres journalistes.
Dans le cas présent, lorsqu'ils ont dû exposer leur plus grande accusation, il s'agit de journalisme pur et dur. Ils mentionnent, par exemple, qu'il a sollicité des documents d'enquête, qu'il a sollicité des informations classifiées - terriblement, il ne s'est pas contenté de les recevoir passivement. Je ne peux pas compter le nombre de fois où l'on m'a demandé des informations classifiées, depuis les Pentagon Papers, mais aussi bien après, et ce par tous les membres de la presse responsable avec lesquels j'ai traité - le Times, le Post, l'AP, et j'en passe. C'est du journalisme.
Amy Goodman : Le célèbre lanceur d'alerte des Pentagon Papers, Daniel Ellsberg. Il est décédé en juin à l'âge de 92 ans. Il a témoigné devant le premier tribunal Belmarsh au National Press Club en janvier dernier. Pour voir la vidéo complète des deux tribunaux Belmarsh [20 janvier 2023 et 9 décembre 2023], visitez le site democracynow.org.
Voilà pour l'émission d'aujourd'hui. Democracy Now ! est produit par Mike Burke, Renée Feltz, Deena Guzder, Messiah Rhodes, Nermeen Shaikh, María Taracena, Tami Woronoff, Charina Nadura, Sam Alcoff, Tey-Marie Astudillo, John Hamilton, Robby Karran, Hany Massoud et Sonyi Lopez. Notre directrice exécutive est Julie Crosby. Nous remercions tout particulièrement Becca Staley, Jon Randolph, Paul Powell, Mike Di Filippo, Miguel Nogueira, Hugh Gran, Denis Moynihan, David Prude, Dennis McCormick, Matt Ealy, Emily Andersen et Buffy Saint Marie Hernandez. Je suis Amy Goodman. Merci beaucoup de nous avoir rejoints.
Source : Democracy Now, 01-01-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises