Par Michael Meurer
Perdre le journaliste le plus important de cette génération entraînerait de facto la mort de la liberté d'expression et de la presse.
Julian Assange, fondateur de Wikileaks, a de nouveau fait la une des journaux la semaine dernière. En effet, après plus d' une douzaine d'années passées en tant que prisonnier politique, dont les cinq dernières en isolement dans des conditions barbares à la prison de haute sécurité de Belmarsh, souvent surnommée "le Guantanamo britannique", des audiences se sont tenues les 20 et 21 février 2024 à la Cour royale de justice de Londres pour décider de son sort en dernier recours.
Une décision est attendue dans les prochaines semaines sur l'opportunité d'honorer une demande d'extradition du ministère américain de la Justice initialement déposée en juin 2019. Assange est en si mauvaise santé, voire en danger de mort, qu'il n'a pas été en mesure d'assister aux audiences, même par liaison vidéo.
Pourquoi les États-Unis cherchent-ils à obtenir l'extradition d'Assange depuis plus de dix ans, bien avant le dépôt d'une demande officielle en 2019 ? Le Guardian a parfaitement résumé l'enjeu principal des dernières audiences de la Cour royale concernant Assange.
"Quelle est l'activité criminelle la plus grave : les exécutions extrajudiciaires, la torture systématique de prisonniers et les restitutions illégales effectuées par un État, ou exposer ces actes en publiant des fuites illégales sur la manière dont ils ont été commis, où, quand et par qui ?"
Nombreux sont ceux qui ne se souviennent plus, ou qui n'ont jamais su, comment et pourquoi Assange a fondé Wikileaks, sans parler de sa mission et de la manière dont elle est devenue si controversée. Le NY Post propose une introduction succincte pour ceux qui souhaitent se rafraîchir la mémoire.
Les poursuites du gouvernement américain contre M. Assange au niveau de l'exécutif ont réellement commencé en 2010, lorsque Wikileaks a publié plus de 400 000 dossiers secrets sur les guerres d'Irak et d'Afghanistan dans ce qui est considéré comme "la plus grande fuite de documents de l'histoire des États-Unis". Plus de 92 000 de ces dossiers ont été communiqués au Guardian, au New York Times et au Spiegel, qui ont ensuite publié une grande partie des informations divulguées.
Bien que Wikileaks et Assange aient déjà été dans le collimateur des agences de sécurité américaines, la taille et l'ampleur de la fuite de 2010 ont déclenché l'alerte dans tout le système de sécurité américain, en particulier au Pentagone, qui a immédiatement désigné Wikileaks comme une "menace pour la Sécurité nationale".
La masse d'informations a révélé des crimes de guerre américains, des prisons secrètes et des centres de torture, une compagnie aérienne secrète pour transporter les prisonniers irakiens d'un centre de torture à un autre, souvent en dehors du pays, dans le cadre du programme de "restitutions extraordinaires" de la CIA (et du Pentagone), ainsi qu'un décompte secret de pas moins de 100 000 victimes civiles.
Voici un reportage de CBS News de 2010 sur la fuite des documents.
LA VIDÉO DE L'HÉLICOPTÈRE DE COMBAT APACHE
La vidéo ci-dessous, tirée du document publié en 2010 (accès réservé aux adultes, connexion à YouTube requise), montre des images de 2007 prises d'un hélicoptère américain Apache Hellfire tirant sur des civils irakiens au sol pour les abattre. Il s'agit de l'une des informations les plus sensationnelles de l'ensemble du document, qui a choqué les citoyens américains lassés par la guerre.
Bien que la confusion règne encore sur le nombre total de victimes, au moins 13 adultes ont été tués, dont deux journalistes de l'agence Reuters. Plusieurs autres adultes ont été blessés et deux enfants ont été touchés, dont l'un est décédé par la suite.
AVERTISSEMENT : Contenu sensible
Captures d'écran de la vidéo YouTube intitulée : Vidéo Wikileaks sur l'Irak : meurtre d'un hélicoptère de combat américain et l'aveu d'un soldat américain).
L'ESPIONAGE ACT
Les premières tentatives de poursuivre M. Assange sous l'administration Obama étaient centrées sur de fausses accusations d'inconduite sexuelle en Suède et sur un accord secret entre les États-Unis et le gouvernement suédois prévoyant l'extradition de M. Assange vers les États-Unis s'il retournait en Suède pour se défendre.
Lorsque les procureurs suédois ont abandonné les poursuites, l'administration Obama a commencé à chercher un moyen de poursuivre M. Assange en vertu de la loi controversée et juridiquement douteuse sur l'espionnage [Espionage Act], promulguée en 1917 pour criminaliser la dissidence contre la Première Guerre mondiale.
La loi sur l'espionnage est si extrême et si fragile sur le plan constitutionnel qu'elle est restée en sommeil pendant des années, même sous George W. Bush et Dick Cheney pendant la guerre contre le terrorisme. Elle a été ravivée et utilisée de manière agressive par l'administration Obama, qui a poursuivi plus de lanceurs d'alerte en vertu de cette loi que toutes les autres administrations précédentes réunies.
Pourtant, même Obama et son procureur général Eric Holder ont fini par conclure qu'il était impossible de poursuivre Assange en vertu de la loi sur l'espionnage sans poursuivre également leurs alliés des médias grand public qui avaient publié des fuites, comme le NY Times et le Guardian.
C'est l'administration Trump, sous la direction du directeur de la CIA Mike Pompeo, qui a finalement inculpé Assange en mai 2019 pour 17 chefs d'inculpation de violation de la loi sur l'espionnage pour "conspiration en vue d'obtenir des documents classifiés" remontant jusqu'à la publication des documents de 2010.
Pompeo est intervenu lorsque Wikileaks a divulgué de nouveaux documents en 2017 exposant les programmes de cyberguerre de la CIA
"pour surveiller et contrôler à distance les voitures plus récentes, les téléviseurs intelligents, les ordinateurs personnels, les navigateurs Web et la plupart des smartphones."
L'impact médiatique a été tel que Pompeo a élaboré une stratégie secrète perverse visant à faire assassiner Assange.
Ironiquement, Pompeo a poursuivi Assange avec le soutien total des Démocrates, furieux qu'il ait divulgué des milliers de courriels compromettants exposant les activités illicites de la campagne présidentielle d'Hillary Clinton en 2016.
Connor O'Keeffe, du Mises Institute [organisation universitaire libertarienne destinée à l'enseignement et à la recherche en philosophie et économie politique.], résume l'hypocrisie et le danger constitutionnel des poursuites contre Assange :
"La raison pour laquelle Assange est détenu sous diverses formes depuis près de douze ans n'est pas qu'il a commis de véritables crimes, mais qu'il a mis l'establishment politique dans l'embarras.
"Aujourd'hui, ce même establishment politique feint de s'indigner du meurtre présumé du dissident russe Alexei Navalny, ainsi que de l'emprisonnement en cours du journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich à Moscou, tout en manœuvrant pour jeter un journaliste occidental à l'isolement pour le restant de ses jours pour avoir osé publier des articles réellement compromettants."
Glenn Greenwald, journaliste d'investigation lauréat du prix Pulitzer, propose une analyse succincte de la dangereuse illégitimité de l'Espionage Act, loi vieille d'un siècle, utilisée pour poursuivre Assange en raison de ses activités journalistiques.
TORTURER LA DÉMOCRATIE
Bien que j'aie été très tôt conscient du travail accompli par Assange et Wikileaks, l'importance de leur journalisme m'est apparue avec une grande netteté lorsque j'ai publié une série d'articles en 2014 et 2015 dans Truthout, détaillant la suppression élaborée de preuves photographiques documentant la torture endémique dans les prisons américaines et les centres de torture en Irak.
Le document publié par Wikileaks en 2010 prouvait que la torture était répandue, et faisait allusion à des preuves photographiques. En réalité, plus de 2 000 photos de ces tortures n'ont toujours pas été publiées à ce jour. Le président Obama a déclaré que ces images étaient si choquantes que leur publication risquerait de déclencher un violent sentiment anti-américain au Moyen-Orient.
Mes articles sont disponibles ici pour ceux qui sont intéressés. Sans la publication massive de documents par Wikileaks en 2010, personne n'aurait appris l'ampleur des tortures ni l'existence de preuves photographiques.
- 10 déc. 2014 - Les photos manquantes du rapport du Sénat sur la torture de la CIA
- 1er octobre 2014 - Face à la barbarie : ISIS, les États-Unis et les conséquences de la torture
- 19 mai 2015 - Torturer en démocratie : La loi sur la liberté de l'information et le Premier Amendement pris d'assaut.
PROPAGANDISTES contre JOURNALISTES
Un sondage réalisé au quatrième trimestre 2023 par YouGov au Royaume-Uni pour mesurer la notoriété de diverses personnalités mondiales affirme que 72 % de la population mondiale a entendu parler de Julian Assange en tant que fondateur de Wikileaks. Le sondage illustre également l'influence de plus d'une décennie de couverture médiatique occidentale négative et de propagande gouvernementale anti-Assange, puisque la cote de popularité de Julian Assange n'est que de 15 %.
Pourtant, reflétant l'ambivalence du public, un sondage Morning Consult de septembre 2022 a révélé que seulement 24 % des Américains (17 % dans l'ensemble de l'Occident) pensent qu'Assange a eu tort de
"sensibiliser le public aux politiques et aux actions du gouvernement américain, telles que la surveillance des citoyens américains".
La contradiction est frappante. Une campagne de diffamation oppressive, orchestrée par le gouvernement depuis des années, a terni la réputation de M. Assange, mais une large majorité continue de penser qu'il a fait ce qu'il fallait.
Les "lanceurs d'alerte" et les "fuites" d'informations classifiées par des journalistes sont monnaie courante, mais ils provoquent rarement le type de riposte assassine dont Assange a fait l'objet.
Pourquoi ?
Glenn Greenwald décrit cette situation comme la différence entre propagandiste et journaliste. L'État sécuritaire américain utilise constamment des journalistes pour diffuser les informations qu'il souhaite voir circuler dans la sphère publique. La diffusion de "fuites" officiellement approuvées par des journalistes et des médias agréés par l'État agit comme une sorte blanchiment de l'information, faisant passer la propagande gouvernementale pour de l'information.
En revanche, Assange a pratiqué le journalisme d'investigation au niveau le plus élevé et le plus essentiel, en demandant des comptes aux puissants acteurs gouvernementaux de l'État sécuritaire (le Pentagone, le département d'État, les agences de renseignement américaines, etc.) en partageant simplement des informations publiques qu'ils ne veulent pas voir lues ou entendues par leurs propres citoyens, même si ces informations révèlent des prises de décision qui, dans une démocratie digne de ce nom, devraient être débattues sur la base de motifs constitutionnels.
PRÉSERVER L'AVENIR
Le type de journalisme intrépide qu'incarne Assange va être plus que jamais indispensable à l'heure du bilan des crimes contre l'humanité commis par les gouvernements occidentaux ces quatre dernières années.
Qu'il s'agisse d' autoritarisme et de propagande massive, de dangereuses guerres par procuration en Ukraine et au Moyen-Orient, ou de projets transnationaux visant à asseoir le pouvoir de l'argent, l'obligation de rendre des comptes en démocratie exige des reportages courageux.
Vous pouvez manifester votre soutien en faveur de la levée de la procédure d'extradition de Julian Assange par les États-Unis en contactant - pour les citoyens américains - vos représentants au Congrès et en leur demandant de signer la résolution 934 de la Chambre des représentants, et en visitant le site web d' Assange Defense pour vous abonner aux mises à jour et aux alertes relatives aux actions à mener.
Assange Defense travaille avec la femme de Julian, Stella Assange, avocate et défenseur des droits de l'homme, pour maintenir la pression politique et la visibilité au nom de Julian Assange.
Michael Meurer
Article original en anglais publié le 26 février 2024 sous le titre The importance of Julian Assange
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