Mardi 10 décembre, les cheminots et agents de la RATP ont manifesté à Paris. Au-delà de la réforme des retraites, ils dénoncent la baisse constante de leurs effectifs, le mauvais entretien des voies et des problèmes croissants de sécurité
- Paris, reportage
Hier, mardi 10 décembre, c'était le sixième jour de grève contre la réforme des retraites. Une fois encore les cheminots, l'un des secteurs pivots de la contestation aux côtés des agents de la RATP, étaient fortement mobilisés. La circulation des trains a été très perturbée. Seul un transilien sur six a circulé, au point que la SNCF a conseillé aux Franciliens « de ne pas venir en gare », pour leur « sécurité ».
Celles et ceux qui font rouler ou entretiennent les infrastructures ferroviaires françaises sont en colère : ils disent « non » à la réforme des retraites, ne digèrent pas l'ouverture à la concurrence qui leur a été imposée en mars 2018, ni la réforme de leur statut. À Paris, Reporterre les a suivis de leur assemblée générale à la gare du Nord, l'un des bastions de la détermination cheminote, jusqu'à Denfert-Rochereau et l'arrivée de la manifestation interprofessionnelle.
Poursuivre la grève contre la réforme des retraites ? C'était une évidence pour les cheminots rassemblés, ce mardi matin, gare du Nord à Paris. « 92 votes pour, une abstention : la grève est reconduite jusqu'à mercredi ! », a déclaré Monique Dabat, déléguée syndicale SUD, après avoir compté les mains levées dans l'assemblée générale.
Ils étaient une centaine de cheminots à se retrouver en assemblée générale, quelques heures avant la manifestation interprofessionnelle. « Comment faire confiance [au haut-commissaire aux retraites Jean-Paul] Delevoye, qui nous prépare cette réforme, lui qui a si peu de mémoire, à tel point qu'il avait oublié de déclarer ses liens avec le monde de l'assurance ? », s'est interrogée Monique Dabat en lançant l'assemblée. « On est toujours sur la même dynamique et on ne veut rien d'autre que le retrait de la réforme, sans négociations », a déclaré sous les applaudissements Anthony, agent d'accueil itinérant sur la ligne H du transilien.
Le Premier ministre Édouard Philippe doit dévoiler le détail du projet de réforme ce mercredi 11 décembre. « On peut déjà vous l'annoncer : ça ne va pas nous satisfaire », a dit Karim, cheminot au technicentre du Landy à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Les grévistes anticipent une tentative d'« enfumage ». « Le gouvernement essaie de nous diviser avec une fameuse clause du grande-père, ou de la grand-mère, je ne sais plus comment ils l'appellent », a poursuivi Karim, sa voix grésillante dans les enceintes, en référence à un compromis que la CFDT cheminots serait prête à accepter.
Les salariés ont tancé leurs leaders syndicaux, accusés d'être dans une logique « de négociation » avec le gouvernement. « La grève appartient à la base, on la construit depuis deux mois, c'est nous qui devons la piloter jusqu'au bout, a dit Anasse Kazib, cheminot à Paris Nord et délégué syndical SUD. Il est hors de question que je descende de la bagnole et donne les clés à Laurent Berger et tous ces bureaucrates, peu importe l'étiquette syndicale. »
Comment poursuivre, voire amplifier un mouvement venant de la base ? « Nous devons mettre en musique ce que les grévistes veulent sur le terrain en nous inscrivant dans une coordination avec les autres secteurs en lutte », a proposé Laura, cheminote au Bourget. L'idée a été approuvée, à la majorité, par les participants à l'assemblée générale, lesquels ont mandaté des délégués pour une coordination interprofessionnelle. Après avoir voté la reconduction de la grève, les salariés de la SNCF ont fait vibrer la gare du Nord. « Emmanuel Macron, président des patrons, on va t'niquer ta réforme », se sont-ils époumonés.
« On manifeste pour le peuple français, qui se fait sucrer ses pensions de retraite »
Les grévistes ont cheminé rue de Dunkerque et bifurqué rue d'Alsace. L'idée : « Récupérer les collègues de gare de l'Est, puis de Saint-Lazare, et on va jusqu'aux Invalides comme ça », a dit Karim. Au pied d'un double escalier à palier, effectivement, les cheminots de Paris-Nord ont retrouvé leurs collègues de Paris-Est. « Et la gare elle est à qui ? » « Elle est à nous ! » se sont-ils répondu de part et d'autre de l'escalier, avant de fusionner.
Il y avait là Christian, 46 ans. Hier, il portait un gilet orange estampillé SNCF et une casquette de conducteur de train, son métier depuis plus de vingt ans. « On manifeste avant tout pour le peuple français, qui se fait sucrer ses pensions de retraite », a-t-il dit. Christian a regretté que le gouvernement ait choisi, « une fois de plus », de faire des cheminots des boucs émissaires pour rendre acceptable sa réforme, comme l' a confié au Monde un membre du gouvernement. Mais « les gens ne sont pas dupes et nous soutiennent », s'est-il rassuré.
Christian conduit sur les lignes de la banlieue est parisienne : Coulommiers, Meaux, Château-Thierry ou encore Provins. « En vingt ans, les effectifs ont baissé et malheureusement les journées sont plus denses, a-t-il regretté. Ça peut poser des problèmes de sécurité, on est moins alertes... » Le mot « sécurité » est revenu à maintes reprises dans ses propos. « La sécurité des usagers est mise en péril par un manque de maintenance du matériel, des voies », a-t-il dit. Il a évoqué la simplification de certaines procédures comme le « départ du train », qui sera mise en œuvre à partir du 15 décembre. Actuellement, trois agents s'assurent que tout est en ordre pour que le train puisse démarrer. Ils ne seront plus que deux. « On n'a pas à simplifier des processus qui garantissent la sécurité des circulations et des gens », s'est-il insurgé.
« Puisque la manif n'est pas déclarée, c'est à nous d'assurer notre service d'ordre »
« Montparnasse ? C'est à une trotte de là », a soufflé un cheminot, conscient qu'il faudrait marcher quelques kilomètres afin de rallier le départ de la manifestation interprofessionnelle. Ni une, ni deux, les cheminots ont pris leur courage à deux jambes et se sont lancés dans une manifestation « sauvage » dans les rues de Paris, collant des autocollants syndicaux sur leurs passages. Rue Lafayette, ils ont marché à contresens du trafic, au milieu des voitures et des camions.
Parvenus au milieu de la place Théophile-Bader, devant les Galeries Lafayette, ils se sont accroupis en murmurant : « Chalalalala, les cheminots ». Le murmure s'est mué en chuchotement, transformé en chant... et ils ont sauté ensemble en le criant à tue-tête. Pendant cet instant de liesse collective, Nathalie s'est postée devant une file de voitures impatientes. « Puisque la manif n'est pas déclarée, c'est à nous d'assurer notre service d'ordre », a-t-elle expliqué.
Nathalie travaille depuis plus de vingt-deux ans à la SNCF, dans un service d'ingénierie « où on travaille à faire évoluer ou créer des installations ferroviaires ». En Île-de-France, selon elle, le rythme est effréné : « D'un seul coup, on a de grosses opérations de rénovation en vue avec les jeux olympiques en 2024 et un énorme retard à rattraper, puisque que pendant des années la politique de la boîte était de faire au moindre coût ». Dans son travail, « pas de pénibilité physique, ni d'horaires de travail indécents », mais « nous devons faire avec les exigences de politiques qui ont beaucoup d'ambition, mais ne mettent pas les moyens nécessaires pour y parvenir ». Résultat, « c'est sur nous que ça retombe, on nous met la pression sans arrêt... On nous demande de faire des miracles avec pas grand-chose ».
Nathalie s'est dit convaincue que, dans une société à la hauteur des enjeux écologiques, le train devrait occuper « une place centrale », mais aussi « le soin porté à ceux qui l'entretiennent et le font tourner ». « Que ce soit en matière de transport de passagers et de marchandises, ce n'est pourtant pas la direction prise, a-t-elle dénoncé. Le problème, c'est qu'on laisse mourir des petites lignes et que la boîte a cassé le fret ferroviaire. Aujourd'hui les marchandises transportées en train, c'est peanuts ! »
« La grève ne prend pas en otage, elle nous libère ! »
Dans la manifestation interprofessionnelle, le cortège était plus clairsemé que le 5 décembre, mais l'ambiance était festive et déterminée. Derrière le ballon SUD Rail, les cheminots ont craqué des fumigènes à la fumée rouge. Au pied de la tour Montparnasse, leurs enceintes ont craché « Cut Killer - Assassin de la policeCut Killer - Assassin de la police », du DJ Cut Killer, devant des cordons de CRS et de gendarmes mobiles postés dans les rues adjacentes.
Yovenn, salarié depuis neuf ans à la SNCF, secoue la tête en cadence. Il travaille au nord de la ligne B. « Entre Stade de France et Villiers-le-Bel », a-t-il précisé. Il est agent commercial en gare : « Aussi bien les agents que vous voyez aux guichets et vendent les titres de transports, que ceux qui orientent les usagers et s'assurent que les trains puissent circuler dans les gares en toute sécurité, grossomodo. »
Si « la réforme des retraites cristallise tous les corps de métiers », il a souhaité évoquer une « mosaïque de situations révoltantes que nous vivons dans chacune de nos professions » : « Nous commerciaux, ce sont des sous-effectifs, en permanence. Théoriquement, dans mon secteur, les gares sont censées fonctionner avec deux agents minimum. Là, nous sommes souvent seuls et on nous demande, en plus, de nous assermenter pour pouvoir réprimer les fraudes. » Yovenn, lui, a assuré « tout faire pour éviter d'être assermenté », mais de plus en plus de ses collègues « contrôlent ». Concrètement, « au niveau des guichets les files d'attente sont extrêmement longues, d'autant que je suis dans un secteur où les usagers paient énormément en espèces ». Cela crée « des tensions », « beaucoup d'usagers se retrouvent à frauder malgré eux », a-t-il regretté. Inévitablement, « ils prennent une amende, alors qu'ils sont de bonne foi », veut-il croire.
À proximité de Denfert-Rochereau, terminus de la manifestation, les cheminots ont exulté sur le morceau « Freed from desire », de Gala. « La grève ne prend pas en otage, elle nous libère ! disait Anthony, l'agent d'accueil itinérant, un peu plus tôt dans la journée. Depuis des années le gouvernement nous fait subir des attaques sociales dévastatrices. Finalement, pendant la grève, moi je revis. »