18/04/2025 arretsurinfo.ch  18min #275357

M.k. Bhadrakumar, l'Indien qui défie l'ordre mondial avec un regard asiatique

Par  Giuseppe Gagliano

Melkulangara K. Bhadrakumar est une anomalie, un homme qui semble surgir d'une autre époque. Diplomate indien pendant près de trois décennies, il est aujourd'hui une voix qui ne plie pas, un ancien ambassadeur devenu analyste géopolitique, capable de lire le monde avec une lucidité déconcertante.

À une ère de slogans et de vérités toutes faites, Bhadrakumar ne suit pas le chœur : il écrit depuis le cœur de l'Inde, mais ses yeux scrutent l'Eurasie, le Moyen-Orient, la Russie, la Chine. Il n'est pas qu'un observateur : il est un provocateur, un humaniste qui s'entête à chercher du sens là où d'autres ne voient que le chaos.

Né dans les années 1940 dans un coin reculé du Kerala, Bhadrakumar semblait promis à une vie loin des projecteurs. La littérature fut son premier amour - Tennessee Williams, avec ses drames d'âmes fragiles, l'avait captivé au point de lui consacrer une recherche de doctorat - mais un groupe d'amis le convainquit de tenter le concours du Service extérieur indien. Presque par hasard, il intégra cette élite, gravissant les échelons dans une Inde qui, durant la Guerre froide, cherchait à se frayer un chemin entre l'Est et l'Ouest.

Un témoin dans les coulisses du pouvoir

Sa carrière diplomatique, qui s'étend sur 29 ans, est une carte des points chauds de la planète. Ambassadeur en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001), il a vécu la Moscou soviétique puis post-soviétique (1975-1977 et 1987-1998), assistant à l'effondrement d'un empire et à sa lente renaissance. Il a foulé le sol du Pakistan, de l'Iran, de l'Afghanistan, du Koweït, passant par des villes comme Bonn, Colombo, Séoul et Kaboul. Loin d'être un diplomate de salon, Bhadrakumar était un homme de frontière : Chargé d'Affaires à Kaboul, Vice-Haut-Commissaire à Islamabad, il a touché du doigt les tensions de l'Asie centrale et méridionale, une région qu'il appelle « le pouls vital de la sécurité mondiale ».

Cette expérience n'est pas qu'un CV : c'est la sève de sa pensée, le socle d'une vision qui rejette les simplifications. Il a vu la géopolitique non dans les dépêches, mais dans les vies brisées, les marchés poussiéreux, les négociations tendues jusqu'à l'aube.

Indian Punchline : Un coup de poing à la rhétorique dominante

Après avoir quitté la diplomatie en 2001, Bhadrakumar n'a pas opté pour le silence. Il collabore avec Asia Times, The Hindu, Deccan Herald, mais c'est son blog  Indian Punchline qui révèle ce qu'il est vraiment : un penseur libre. « J'écris comme je pense, dans un flux spontané », dit-il, et ce flux est un torrent qui emporte les certitudes. Le titre du blog est une déclaration d'intention : un coup de poing indien, un uppercut aux récits occidentaux qui dépeignent l'Inde comme une pièce ou une spectatrice. Pour lui, New Delhi est un acteur central du « siècle asiatique », un pays qui doit tracer sa voie entre géants comme les États-Unis, la Chine et la Russie.

Une pensée géopolitique taillée dans le réalisme asiatique

La pensée de Bhadrakumar repose sur trois piliers, forgés par des décennies d'expérience et une lecture aiguë du présent.

Le déclin de l'hégémonie américaine

Bhadrakumar voit les États-Unis comme une puissance inexorablement sur le déclin, un colosse qui refuse de voir sa trajectoire descendante. « Washington s'accroche à une illusion de contrôle », écrit-il, une critique enracinée dans une longue liste d'échecs : le bourbier irakien, le retrait chaotique d'Afghanistan en 2021, les sanctions contre la Russie qui, loin de plier Moscou, ont renforcé ses liens avec la Chine et l'Inde. Pour lui, l'Amérique n'est plus le phare du monde, mais un acteur qui trébuche dans ses contradictions, incapable d'accepter un ordre global où le pouvoir se fragmente.

La trêve dans la mer Noire, annoncée le 25 mars 2025 entre les États-Unis, la Russie et l'Ukraine, est pour Bhadrakumar un cas d'école. Il y voit un geste désespéré de Donald Trump, une tentative de réaffirmer la centralité américaine dans un conflit que Washington ne maîtrise plus. « Les États-Unis se bercent d'illusions en se prenant encore pour les arbitres », a-t-il écrit sur Indian Punchline, soulignant que l'accord - qui ouvre les routes céréalières mais concède à Moscou la levée des sanctions sur Rosselkhozbank - révèle la faiblesse d'une Amérique forcée de négocier avec un adversaire qu'elle juge inférieur. Il va plus loin : il cite la Syrie, où les États-Unis ont perdu du terrain face à la Russie et à l'Iran, et le Venezuela, où les sanctions n'ont pas réussi à renverser Maduro. Pour l'Inde, ce déclin est un avertissement : la dépendance stratégique envers Washington - des armes au commerce - est une entrave à briser. Bhadrakumar rêve d'une Inde qui profite du vide laissé par les États-Unis, non pour s'aligner aveuglément sur d'autres, mais pour revendiquer une autonomie que la Guerre froide lui avait appris à cultiver. « L'Amérique n'est plus un partenaire fiable, c'est un fardeau qui ralentit l'Asie », affirme-t-il, dans un ton mêlant désenchantement et urgence.

La multipolarité comme opportunité

Si les États-Unis vacillent, le monde multipolaire qui émerge est pour Bhadrakumar un échiquier à dominer, pas à subir. La Russie de Poutine est au cœur de cette vision : non seulement un fournisseur de technologie militaire - des chasseurs Sukhoi aux missiles S-400 - mais un allié partageant avec l'Inde un rejet de l'hégémonie occidentale. « Moscou est une nécessité stratégique », répète-t-il, voyant dans les relations russo-indiennes une continuité remontant à Nehru et Brejnev. La trêve dans la mer Noire le confirme : la capacité de la Russie à arracher des concessions (accès à SWIFT pour Rosselkhozbank, moins de restrictions sur les exportations agricoles) est pour lui la preuve que le Kremlin sait jouer dur, offrant à l'Inde un modèle de résilience. Il défend le Corridor international Nord-Sud - reliant l'Inde, l'Iran et la Russie par mer et rail - comme une alternative aux routes dominées par l'Occident, un projet qu'il considère comme une ancre pour l'indépendance économique indienne.

La Chine, quant à elle, est un chapitre plus complexe. Bhadrakumar n'ignore pas les tensions - les affrontements à la frontière du Ladakh en 2020 restent une plaie ouverte - mais rejette l'idée d'une inimitié absolue. « L'Inde doit danser avec le dragon, pas le combattre », écrit-il, imaginant une relation pragmatique qui transforme la rivalité en coopération. Dans les BRICS et l'Organisation de coopération de Shanghai, il voit des plateformes où New Delhi et Pékin peuvent converger, peut-être sur des infrastructures comme la Belt and Road, qu'il observe avec prudence mais sans diabolisation. Il propose une Inde qui s'engage dans les projets chinois - comme le port de Gwadar au Pakistan - non par soumission, mais pour les influencer de l'intérieur, s'assurant que ses propres intérêts (accès au Golfe, routes vers l'Europe) ne soient pas étouffés. Dans la trêve de la mer Noire, il remarque le silence de Pékin : « La Chine observe, attend et récolte les bénéfices des routes rouvertes sans se salir les mains », écrit-il, suggérant que l'Inde devrait s'inspirer de cette ruse. La multipolarité, pour lui, n'est pas un chaos : c'est une opportunité pour une Inde qui navigue entre les blocs, sans s'y enfermer, tissant des alliances fluides et jamais figées.

La centralité de l'Asie

Voici le cœur vibrant de sa pensée : l'avenir se joue en Asie, et l'Inde doit en être le pivot, pas une figurante. Bhadrakumar regarde l'Eurasie - Ouzbékistan, Iran, Afghanistan - comme une arrière-cour stratégique à cultiver, pas seulement à traverser. Son expérience d'ambassadeur en Ouzbékistan lui a révélé la valeur des steppes centre-asiatiques : riches en ressources (gaz, uranium), elles sont un pont entre la Russie, la Chine et le Moyen-Orient, et l'Inde doit y être présente. Il plaide pour une diplomatie audacieuse : renforcer le Corridor Nord-Sud avec l'Iran, investir dans les ports afghans via Chabahar, dialoguer avec les talibans pour stabiliser Kaboul - non par idéalisme, mais par pragmatisme. « Sans l'Asie centrale, l'Inde reste une île », prévient-il, imaginant une Inde médiatrice entre puissances rivales comme Téhéran et Moscou.

Le Moyen-Orient est son autre obsession. Ancien diplomate au Koweït, Bhadrakumar voit la région comme un carrefour d'énergie et de pouvoir : le pétrole saoudien, le gaz qatari, les routes du golfe Persique sont pour lui des leviers que New Delhi doit maîtriser, pas subir. Il critique la dépendance indienne aux importations énergétiques occidentales et pousse pour des accords directs avec Riyad, Doha, Téhéran - quitte à froisser les États-Unis. La trêve dans la mer Noire, avec ses implications sur les exportations de céréales et d'engrais, touche une corde sensible : « L'Inde ne peut laisser d'autres décider qui mange ou pas », écrit-il, voyant dans les routes rouvertes une chance de renforcer le rôle de New Delhi dans le Sud global. Il rêve d'une Inde qui médiatise entre la Turquie et la Russie (comme dans l'Initiative céréalière de 2022), qui s'interpose entre l'Arabie saoudite et l'Iran, tirant parti de son héritage de non-alignement pour devenir incontournable. « L'Asie n'est pas qu'une géographie, c'est un destin », soutient-il, dans une vision qui unit ressources, routes et influence dans un dessein stratégique cohérent.

Un humaniste dans le chaos du monde

Bhadrakumar se dit humaniste, et ce n'est pas une posture. « Le discours public est empoisonné par la polarisation, surtout en Inde », déplore-t-il sur son blog, rêvant d'un dialogue que la géopolitique semble avoir enterré. Pourtant, son réalisme le ramène au sol : il sait que les idéaux plient devant les intérêts. Commentant la trêve dans la mer Noire, il note le cynisme de Lavrov (« seule Washington peut dompter Kiev »), la méfiance de Zelensky, l'ambition de Trump. « Un pansement sur une plaie ouverte », la qualifie-t-il, prédisant qu'un faux pas pourrait rallumer le conflit.

Une Inde au-delà des frontières

La grandeur de Bhadrakumar réside dans son refus d'une Inde myope. Il critique à demi-mot le leadership de New Delhi, souvent trop prudent ou trop lié à Washington. Lui, qui a vécu la Guerre froide et l'essor asiatique, sait que le destin indien se joue dans les mers disputées, les steppes eurasiatiques, les alliances fragiles.

Il n'est pas parfait. Certains l'accusent d'un filo-russisme excessif, d'autres d'un antiaméricanisme viscéral, écho du non-alignement des années 70. Mais ces reproches ne l'ébranlent pas : Bhadrakumar ne cherche pas le consensus, il cherche la vérité.

L'héritage d'un rebelle discret

Passé 70 ans, il continue d'écrire pour Rediff.com, The Hindu, et son blog reste un phare pour qui veut comprendre le monde au-delà de la propagande. Ex-diplomate, il a choisi la parole plutôt que le silence doré de la retraite. Dans une Inde suspendue entre rêves globaux et contradictions internes, il est un rappel : la grandeur n'est pas qu'une question de puissance, mais de vision. Avec son coup de poing discret, Bhadrakumar frappe l'indifférence, nous rappelant que l'histoire n'attend pas ceux qui restent immobiles.

Par  Giuseppe Gagliano, 17 avril 2025

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE). Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

Melkulangara K. Bhadrakumar est une anomalie, un homme qui semble surgir d'une autre époque. Diplomate indien pendant près de trois décennies, il est aujourd'hui une voix qui ne plie pas, un ancien ambassadeur devenu analyste géopolitique, capable de lire le monde avec une lucidité déconcertante.

À une ère de slogans et de vérités toutes faites, Bhadrakumar ne suit pas le chœur : il écrit depuis le cœur de l'Inde, mais ses yeux scrutent l'Eurasie, le Moyen-Orient, la Russie, la Chine. Il n'est pas qu'un observateur : il est un provocateur, un humaniste qui s'entête à chercher du sens là où d'autres ne voient que le chaos.

Né dans les années 1940 dans un coin reculé du Kerala, Bhadrakumar semblait promis à une vie loin des projecteurs. La littérature fut son premier amour - Tennessee Williams, avec ses drames d'âmes fragiles, l'avait captivé au point de lui consacrer une recherche de doctorat - mais un groupe d'amis le convainquit de tenter le concours du Service extérieur indien. Presque par hasard, il intégra cette élite, gravissant les échelons dans une Inde qui, durant la Guerre froide, cherchait à se frayer un chemin entre l'Est et l'Ouest.

Un témoin dans les coulisses du pouvoir

Sa carrière diplomatique, qui s'étend sur 29 ans, est une carte des points chauds de la planète. Ambassadeur en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001), il a vécu la Moscou soviétique puis post-soviétique (1975-1977 et 1987-1998), assistant à l'effondrement d'un empire et à sa lente renaissance. Il a foulé le sol du Pakistan, de l'Iran, de l'Afghanistan, du Koweït, passant par des villes comme Bonn, Colombo, Séoul et Kaboul. Loin d'être un diplomate de salon, Bhadrakumar était un homme de frontière : Chargé d'Affaires à Kaboul, Vice-Haut-Commissaire à Islamabad, il a touché du doigt les tensions de l'Asie centrale et méridionale, une région qu'il appelle « le pouls vital de la sécurité mondiale ».

Cette expérience n'est pas qu'un CV : c'est la sève de sa pensée, le socle d'une vision qui rejette les simplifications. Il a vu la géopolitique non dans les dépêches, mais dans les vies brisées, les marchés poussiéreux, les négociations tendues jusqu'à l'aube.

Indian Punchline : Un coup de poing à la rhétorique dominante

Après avoir quitté la diplomatie en 2001, Bhadrakumar n'a pas opté pour le silence. Il collabore avec Asia Times, The Hindu, Deccan Herald, mais c'est son blog  Indian Punchline qui révèle ce qu'il est vraiment : un penseur libre. « J'écris comme je pense, dans un flux spontané », dit-il, et ce flux est un torrent qui emporte les certitudes. Le titre du blog est une déclaration d'intention : un coup de poing indien, un uppercut aux récits occidentaux qui dépeignent l'Inde comme une pièce ou une spectatrice. Pour lui, New Delhi est un acteur central du « siècle asiatique », un pays qui doit tracer sa voie entre géants comme les États-Unis, la Chine et la Russie.

Une pensée géopolitique taillée dans le réalisme asiatique

La pensée de Bhadrakumar repose sur trois piliers, forgés par des décennies d'expérience et une lecture aiguë du présent.

Le déclin de l'hégémonie américaine

Bhadrakumar voit les États-Unis comme une puissance inexorablement sur le déclin, un colosse qui refuse de voir sa trajectoire descendante. « Washington s'accroche à une illusion de contrôle », écrit-il, une critique enracinée dans une longue liste d'échecs : le bourbier irakien, le retrait chaotique d'Afghanistan en 2021, les sanctions contre la Russie qui, loin de plier Moscou, ont renforcé ses liens avec la Chine et l'Inde. Pour lui, l'Amérique n'est plus le phare du monde, mais un acteur qui trébuche dans ses contradictions, incapable d'accepter un ordre global où le pouvoir se fragmente.

La trêve dans la mer Noire, annoncée le 25 mars 2025 entre les États-Unis, la Russie et l'Ukraine, est pour Bhadrakumar un cas d'école. Il y voit un geste désespéré de Donald Trump, une tentative de réaffirmer la centralité américaine dans un conflit que Washington ne maîtrise plus. « Les États-Unis se bercent d'illusions en se prenant encore pour les arbitres », a-t-il écrit sur Indian Punchline, soulignant que l'accord - qui ouvre les routes céréalières mais concède à Moscou la levée des sanctions sur Rosselkhozbank - révèle la faiblesse d'une Amérique forcée de négocier avec un adversaire qu'elle juge inférieur. Il va plus loin : il cite la Syrie, où les États-Unis ont perdu du terrain face à la Russie et à l'Iran, et le Venezuela, où les sanctions n'ont pas réussi à renverser Maduro. Pour l'Inde, ce déclin est un avertissement : la dépendance stratégique envers Washington - des armes au commerce - est une entrave à briser. Bhadrakumar rêve d'une Inde qui profite du vide laissé par les États-Unis, non pour s'aligner aveuglément sur d'autres, mais pour revendiquer une autonomie que la Guerre froide lui avait appris à cultiver. « L'Amérique n'est plus un partenaire fiable, c'est un fardeau qui ralentit l'Asie », affirme-t-il, dans un ton mêlant désenchantement et urgence.

La multipolarité comme opportunité

Si les États-Unis vacillent, le monde multipolaire qui émerge est pour Bhadrakumar un échiquier à dominer, pas à subir. La Russie de Poutine est au cœur de cette vision : non seulement un fournisseur de technologie militaire - des chasseurs Sukhoi aux missiles S-400 - mais un allié partageant avec l'Inde un rejet de l'hégémonie occidentale. « Moscou est une nécessité stratégique », répète-t-il, voyant dans les relations russo-indiennes une continuité remontant à Nehru et Brejnev. La trêve dans la mer Noire le confirme : la capacité de la Russie à arracher des concessions (accès à SWIFT pour Rosselkhozbank, moins de restrictions sur les exportations agricoles) est pour lui la preuve que le Kremlin sait jouer dur, offrant à l'Inde un modèle de résilience. Il défend le Corridor international Nord-Sud - reliant l'Inde, l'Iran et la Russie par mer et rail - comme une alternative aux routes dominées par l'Occident, un projet qu'il considère comme une ancre pour l'indépendance économique indienne.

La Chine, quant à elle, est un chapitre plus complexe. Bhadrakumar n'ignore pas les tensions - les affrontements à la frontière du Ladakh en 2020 restent une plaie ouverte - mais rejette l'idée d'une inimitié absolue. « L'Inde doit danser avec le dragon, pas le combattre », écrit-il, imaginant une relation pragmatique qui transforme la rivalité en coopération. Dans les BRICS et l'Organisation de coopération de Shanghai, il voit des plateformes où New Delhi et Pékin peuvent converger, peut-être sur des infrastructures comme la Belt and Road, qu'il observe avec prudence mais sans diabolisation. Il propose une Inde qui s'engage dans les projets chinois - comme le port de Gwadar au Pakistan - non par soumission, mais pour les influencer de l'intérieur, s'assurant que ses propres intérêts (accès au Golfe, routes vers l'Europe) ne soient pas étouffés. Dans la trêve de la mer Noire, il remarque le silence de Pékin : « La Chine observe, attend et récolte les bénéfices des routes rouvertes sans se salir les mains », écrit-il, suggérant que l'Inde devrait s'inspirer de cette ruse. La multipolarité, pour lui, n'est pas un chaos : c'est une opportunité pour une Inde qui navigue entre les blocs, sans s'y enfermer, tissant des alliances fluides et jamais figées.

La centralité de l'Asie

Voici le cœur vibrant de sa pensée : l'avenir se joue en Asie, et l'Inde doit en être le pivot, pas une figurante. Bhadrakumar regarde l'Eurasie - Ouzbékistan, Iran, Afghanistan - comme une arrière-cour stratégique à cultiver, pas seulement à traverser. Son expérience d'ambassadeur en Ouzbékistan lui a révélé la valeur des steppes centre-asiatiques : riches en ressources (gaz, uranium), elles sont un pont entre la Russie, la Chine et le Moyen-Orient, et l'Inde doit y être présente. Il plaide pour une diplomatie audacieuse : renforcer le Corridor Nord-Sud avec l'Iran, investir dans les ports afghans via Chabahar, dialoguer avec les talibans pour stabiliser Kaboul - non par idéalisme, mais par pragmatisme. « Sans l'Asie centrale, l'Inde reste une île », prévient-il, imaginant une Inde médiatrice entre puissances rivales comme Téhéran et Moscou.

Le Moyen-Orient est son autre obsession. Ancien diplomate au Koweït, Bhadrakumar voit la région comme un carrefour d'énergie et de pouvoir : le pétrole saoudien, le gaz qatari, les routes du golfe Persique sont pour lui des leviers que New Delhi doit maîtriser, pas subir. Il critique la dépendance indienne aux importations énergétiques occidentales et pousse pour des accords directs avec Riyad, Doha, Téhéran - quitte à froisser les États-Unis. La trêve dans la mer Noire, avec ses implications sur les exportations de céréales et d'engrais, touche une corde sensible : « L'Inde ne peut laisser d'autres décider qui mange ou pas », écrit-il, voyant dans les routes rouvertes une chance de renforcer le rôle de New Delhi dans le Sud global. Il rêve d'une Inde qui médiatise entre la Turquie et la Russie (comme dans l'Initiative céréalière de 2022), qui s'interpose entre l'Arabie saoudite et l'Iran, tirant parti de son héritage de non-alignement pour devenir incontournable. « L'Asie n'est pas qu'une géographie, c'est un destin », soutient-il, dans une vision qui unit ressources, routes et influence dans un dessein stratégique cohérent.

Un humaniste dans le chaos du monde

Bhadrakumar se dit humaniste, et ce n'est pas une posture. « Le discours public est empoisonné par la polarisation, surtout en Inde », déplore-t-il sur son blog, rêvant d'un dialogue que la géopolitique semble avoir enterré. Pourtant, son réalisme le ramène au sol : il sait que les idéaux plient devant les intérêts. Commentant la trêve dans la mer Noire, il note le cynisme de Lavrov (« seule Washington peut dompter Kiev »), la méfiance de Zelensky, l'ambition de Trump. « Un pansement sur une plaie ouverte », la qualifie-t-il, prédisant qu'un faux pas pourrait rallumer le conflit.

Une Inde au-delà des frontières

La grandeur de Bhadrakumar réside dans son refus d'une Inde myope. Il critique à demi-mot le leadership de New Delhi, souvent trop prudent ou trop lié à Washington. Lui, qui a vécu la Guerre froide et l'essor asiatique, sait que le destin indien se joue dans les mers disputées, les steppes eurasiatiques, les alliances fragiles.

Il n'est pas parfait. Certains l'accusent d'un filo-russisme excessif, d'autres d'un antiaméricanisme viscéral, écho du non-alignement des années 70. Mais ces reproches ne l'ébranlent pas : Bhadrakumar ne cherche pas le consensus, il cherche la vérité.

L'héritage d'un rebelle discret

Passé 70 ans, il continue d'écrire pour Rediff.com, The Hindu, et son blog reste un phare pour qui veut comprendre le monde au-delà de la propagande. Ex-diplomate, il a choisi la parole plutôt que le silence doré de la retraite. Dans une Inde suspendue entre rêves globaux et contradictions internes, il est un rappel : la grandeur n'est pas qu'une question de puissance, mais de vision. Avec son coup de poing discret, Bhadrakumar frappe l'indifférence, nous rappelant que l'histoire n'attend pas ceux qui restent immobiles.

Par  Giuseppe Gagliano, 17 avril 2025

Giuseppe Gagliano a fondé en 2011 le réseau international Cestudec (Centre d'études stratégiques Carlo de Cristoforis), basé à Côme (Italie), dans le but d'étudier, dans une perspective réaliste, les dynamiques conflictuelles des relations internationales. Ce réseau met l'accent sur la dimension de l'intelligence et de la géopolitique, en s'inspirant des réflexions de Christian Harbulot, fondateur et directeur de l'École de Guerre Économique (EGE). Il collabore avec le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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newsnet 2025-04-18 #14720

Nous sommes très émus qu'un article lui rende hommage.
Nous le publions avec une intarissable admiration depuis vingt ans.