03/11/2019 usbeketrica.com  10min #163863

Pourquoi un futur moins technologique sera plus désirable

Pour sortir des crises écologiques et rendre le futur soutenable, l'accélération technologique, même « verte », ne peut pas être la solution. Le courant low tech prône au contraire d'allier durabilité et sobriété en diminuant notre dépendance à la technologie. C'est ce qu'expliquent Valentin Leblanc, Nicolas Mimmault et Lucile Pannetier, trois étudiants du  master Innovation et transformation numérique de Sciences Po Paris, dans cet article rédigé dans le cadre du cycle de conférences  Futurs pluriels.

1er novembre 2030, Joffrey se fait réveiller par la lumière du soleil : ses Smart Windows thermorégulantes perdent leur teint lorsque l'alarme de son smartphone résonne, et Joffrey se dirige vers la cuisine. La version digitale de TechTrash en main (Joffrey a laissé tomber le papier en 2024), il lance sa machine à café solaire en allumant la lampe à UV de la cuisine (malheureusement, la fenêtre est trop éloignée de la prise). Heureusement que l'électricité de l'appartement provient des panneaux solaires sur le toit ! Tout en s'émerveillant des nouvelles inventions de la Tech for Good, Jofrey attend que sa Smart Car calcule le chemin le plus agréable et le moins énergivore, pour arriver au travail reposé et avec une empreinte carbone réduite. A good way to start a good day!

Joffrey vit-il dans un paradis où la crise écologique n'est plus qu'un lointain souvenir ? Il semblerait malheureusement que non. Les imaginaires collectifs sont phagocytés par l'idée que les avancées technologiques répareront nos dégâts environnementaux, ou que la  "Technology will save the world". En réalité dans le monde de Joffrey, le smart glass régule la température et réduit la consommation en chauffage, mais demande l'extraction d'hydrocarbures pour la production de l'Optifluid ; les panneaux solaires évitent la combustion d'énergie fossiles, mais requièrent des métaux lourds polluants pour leur construction et une surface d'exploitation énorme ; la version digitale de TechTrash protège de la déforestation, mais consomme plus d'énergie que l'on ne pense (sur le smartphone, le fournisseur internet, et le serveur) ; et enfin la Smart Car, solution miracle qui semble sonner le glas du pétrole et des embouteillages, consommerait pendant tout son cycle de vie plus que 5 voitures à combustion.

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Et si les énergies « vertes » (comme les panneaux solaires de Joffrey) n'étaient pas vraiment la solution pour un futur durable et à une technologie respectueuse de l'environnement ? Dès lors, comment imaginer un avenir éco-responsable ? En effet bien que l'énergie verte (solaire, éolienne, thermique..) soit renouvelable, les composants et systèmes de calculs sur lesquels elle repose ne le sont pas. Par exemple, les panneaux solaires sont composés en majorité de  matériaux rares, sourcés à des milliers de kilomètres, extraits avec des énergies fossiles, bien souvent dans des conditions de travail indignes et difficiles à recycler (80 % des déchets électroniques finissent leurs « recyclages » enfouis en Afrique ou Asie du Sud Est). Ainsi, remplacer l'énergie fossile que l'on consomme par une énergie verte n'est  pas suffisant et relève largement du fantasme.

Au-delà de la consommation d'énergie, la pollution numérique n'est pas à négliger : les terminaux et les infrastructures du réseau mondial représentent 3 à 4 % des émissions de gaz à effet de serre, soit l'équivalent un secteur comme l'aviation et les projections laissent imaginer le pire ! Dans ce contexte, un retour à la sobriété et une transformation collective de la société, amorcés (entre autres) par le courant Low Tech, paraissent nécessaires.

Sobriété et dignité

Définir précisément ce qu'est la Low Tech est une tâche difficile. En effet, il n'existe pas de définition consensuelle claire entre les différents acteurs et penseurs du mouvement. Par exemple, Kris de Decker, fondateur du  Low Tech Magazine, remet en question la croyance aveugle dans le progrès technologique et définit le low tech autour du potentiel que présentent les connaissances et les technologies passées (et souvent oubliées) pour concevoir une société durable. Dès lors de nouvelles solutions émergent de la combinaison des technologies anciennes à de nouvelles connaissances ou de nouveaux matériaux. Par exemple, rétablir  les anciennes méthode de chauffage qui consistent à réchauffer les gens plutôt que les espaces aurait tout son sens aujourd'hui.

La version papier de  lowtechmagazine.com Low tech Magazine.

D'un autre côté, le  Low Tech Lab, association de recherche et de documentation sur ce type d'innovation, appelle low tech "« les objets, les systèmes, les techniques, les services, les savoir-faire, les pratiques, les comportements et même les courants de penser » qui s'articule autour de quatre grands principes : utilité, durabilité, accessibilité et intelligibilité. Par exemple, l'association a lancé en septembre 2018 le programme  Habitat Low Tech qui est une expérimentation d'un micro-habitat combinant 12 différentes low tech (chauffage, compost, toilettes etc.) afin de mesurer les impacts et éventuellement diffuser plus largement le modèle.

Finalement, Philippe Bihouix, auteur du livre L'âge des low tech, Vers une civilisation techniquement soutenable (Seuil,2014), défend une vision systémique plus idéologique à trois dimensions : « sobriété et économie à la source ; conception basée sur des techniques durables et réparables, les plus simples et les moins dépendantes possible des ressources non renouvelables ; conditions de production basées sur le savoir et un travail humain digne ».

Nouvelle vision du numérique

Loin d'avoir pour objectif d'offrir des alternatives aussi performantes et compétitives aux systèmes techniques existants, le low tech, peu importe la manière dont il est défini, cherche avant tout à questionner en profondeur nos besoins et nos usages des technologies et à remettre en cause les modèles socio-économiques existants. L'idée ne consiste pas seulement à remplacer des technologies voraces par d'autres technologies plus frugales pour faire la même chose, mais à imaginer un monde où la technologie n'occuperait pas la place prédominante qui lui est donnée aujourd'hui.

Dans ce sens, la démarche passe par une transformation de nos comportements : une sobriété des usages est à associer à la sobriété de conception. Moins utiliser les technologies, moins souvent, moins à tout propos et surtout en réponse à des besoins qui le justifient est primordial pour changer radicalement de modèle. Collectivement, cela se traduit par la recherche de solutions non technologiques ou faiblement technologiques aux problèmes de société pour finalement nous libérer de l'effet structurant des technologies en réduisant nos dépendances aux systèmes techniques complexes, en les transformant, en se les appropriant et en acceptant les contraintes physiques du monde qui nous entoure comme l'accès aux ressources ou la variation des conditions naturelles.

En septembre 2018, Kris de Decker a décidé de proposer  une autre version, « low tech », du website de son journal Low Tech Magazine. Ce website cherche à répondre au problème de la consommation énergétique du numérique en introduisant la sobriété d'usage et de conception. En quoi cela consiste ? Tout d'abord aller à l'essentiel pour limiter au maximum le poids des pages. Dès lors, les pages sont statiques avec un design « basique » et les images disponibles sur le site sont compressées et servent pertinemment le propos.

Ensuite, ce site Web tourne sur un mini-ordinateur Raspberry Pi avec la puissance de traitement d'un téléphone mobile. Il a besoin de seulement 1 à 2,5 watts d'électricité et il est alimenté par un petit système d'énergie solaire photovoltaïque hors réseau installé sur le balcon de la maison de l'auteur. Cela signifie que le site Web sera mis hors ligne suite à une absence prolongée de soleil. En intégrant l'intermittence et la consommation de d'énergie comme contrainte, Kris de Decker offre une nouvelle vision d'Internet et plus largement du numérique. Et bien que ce projet utilise quelques composants électronique high tech (Raspberry Pi, panneaux solaires...), il est une excellente illustration de l'ambition du low tech pour faire évoluer notre société numérique vers la sobriété.

En 2030, si Joffrey veut véritablement minimiser son empreinte écologique matinale, il ouvrira les battants de ses volets en bois, matériel résistant et thermorégulant par excellence, lira ses magazines sur du papier minéral, sans eau ni bois, composé de poudre de pierre hautement recyclable, boira son café infusé à froid (dont les bénéfices sur la santé égalent sa popularité) préparé la veille dans son  Frigo du désert, et prendra son vélo pour arriver à l'heure, energisé par les endorphines de ce sport matinal. A good way to start a good day!

Image à la une : domaine public

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