07 Jan 2019
Article de : Emmanuel Wathelet
Souvent associée à la gauche politique, la valeur « d'égalité » est une notion cruciale quand il s'agit de défendre des idéaux de justice sociale. L'intérêt de l'article qui suit est de faire le point, de manière synthétique, sur les grands enjeux qui animent le débat autour de l'égalité. Sans fausse naïveté, c'est-à-dire sans croire qu'il serait possible de construire dès demain une société égalitaire, mais sans un relativisme excessif qui nous ferait considérer que « puisqu'il n'y a rien à faire, ne faisons rien ». Un tel discours, dans un monde où ceux qui exploitent le mieux sortent gagnants, revient en effet à laisser les inégalités se creuser.
Si elle implique de mettre en question l'égalité en tant que notion philosophique, mon ambition est, en suivant sur ce point Hegel, d'ancrer ma réflexion dans le concret de la politique, sans me contenter d'un débat sur des catégories purement abstraites. Nous naviguons ici dans des eaux troubles où un signifiant, le mot « égalité » (et son antonyme « inégalité »), renvoient à des signifiés très différents mais qu'on serait tenté de considérer de façon similaire parce qu'un même mot les désigne. Des « régimes » d'égalité peuvent alors donner l'illusion de s'opposer alors que si l'opposition existe bien, elle ne s'opère pas sur le concept d'égalité en tant que tel.
Vive le monde libre des entrepreneurs tous égaux!
Le libéralisme économique, par exemple, garantit à tous d'être égaux dans la liberté d'entreprendre. Toutefois, dans un système capitaliste, d'une telle « égalité » résulte un régime de concurrence où les « meilleurs » gagnent et, avec eux, sont restaurées les inégalités. Paradoxal ? En fait, non. Dans ce cas, l'idée « d'égalité » est, dès le départ, biaisée, puisque chaque « entrepreneur en herbe » part avec des ressources différentes (capital de départ, originalité du concept défendu, capacités de construire son réseau, etc.). Ainsi, la liberté d'entreprendre s'oppose fondamentalement au principe d'égalité lequel doit, pour sa part, tenir compte des différences entre les personnes.
Égalité et différences
En effet, la recherche d'égalité ne nie pas les différences qui existent, évidemment, entre les personnes, les groupes, les cultures, etc. Hegel nous dit à ce propos 1 que la recherche d'égalité n'a de sens qu'entre des choses qui ne sont pas identiques. Par exemple, c'est bien parce qu'il y a des personnes aux talents divers que l'égalité doit permettre de compenser, de résoudre, une forme d'injustice naturelle, « ontologique ». A contrario, là où l'inégalité doit être « résolue », c'est qu'on considère qu'elle lie des êtres, des situations dont la similarité, à tout le moins le caractère comparable, apparaissent essentiels. Par exemple, c'est au nom de la « commune humanité » que l'esclavage, processus au plus haut point inégalitaire, devait être aboli.
Autrement dit, la recherche d'égalité doit être défendue parce que, précisément, on reconnait à la fois les différences entre les êtres, à la fois leur appartenance à une même communauté. Ce n'est pas anodin. Dans le débat qui oppose par exemple les spécistes aux antispécistes, là se situe leur pierre d'achoppement : les premiers reconnaissent les différences entre animaux et humains mais récusent l'idée selon laquelle faire partie de la catégorie des vivants serait suffisant pour accorder aux uns et aux autres les mêmes droits ; « Il y a des différences et on n'est pas les mêmes ». Les seconds, les antispécistes, reconnaîtront les différences et acteront d'une même appartenance.
L'égalité reconnaît donc les différences. Elle les chérit. Dire, comme on l'entend parfois, que l'idéal d'égalité fait comme si on était tous les mêmes est donc ridicule et parfaitement inexact.
Dans son « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes », Rousseau introduit une autre distinction très pertinente. Pour lui, les différences « naturelles ou physiques » (différences d'âge, de santé, de force, etc.) appartiennent à une catégorie qu'on ne saurait mélanger à celle des inégalités qui naissent de l'action des humains et persistent grâce à leur consentement. On ne peut dès lors considérer de la même façon les difficultés vécues par un handicapé de naissance de celles d'un ouvrier dans une chaîne de production, exploité par un patron et, plus largement, par le système capitaliste dont on a montré de nombreuses fois son caractère intrinsèquement inégalitaire.
Là apparaît le débat autour des moyens d'actions pour lutter contre l'inégalité : par exemple, si l'on considère que l'homme est en soi un être égoïste, orgueilleux, nous nous trouverons bien en peine de faire quoi que ce soit pour éliminer les inégalités conséquentes de cet égoïsme. Au contraire, si on considère l'égoïsme, l'individualisme, la compétition, comme naissant avant tout d'un système économique particulier, l'inaction au niveau structurel poserait un problème moral pour qui défend des valeurs d'égalité.
Égalité absolue et égalité relative
On a bien compris qu'il s'agissait de dépasser la définition classique de l'égalité voulant que cette dernière puisse seulement lier deux choses ne présentant aucune différence quantitative et qualitative 2. Toutefois, les problèmes ne font que commencer. Parce qu'une fois qu'on a reconnu à l'égalité la capacité de tenir compte (voire tirer profit) des différences, on se heurte malgré tout à une série de paradoxes, de contradictions, voire de concurrences entre « égalités ». Distinguons ici l'égalité absolue (stricte) de l'égalité relative.
Analysons la question de l'égalité absolue en prenant l'exemple du salaire. L'égalité suppose ici, comme le fait la définition classique de l'égalité, que chacun reçoive strictement la même chose. Seulement voilà, quel sens cela aurait-il si l'on tient compte de ce que les besoins d'une famille monoparentale sont différents de ceux où il y a deux revenus ? Si l'on considère que certains sont plus efficaces au travail là où d'autres sont des collègues « plus agréables » ? Et si l'un, parce qu'il est très sportif, doit manger plus qu'un autre, casanier ? Si la situation de handicap, ou une maladie dégénérative, obligent à des soins constants et coûteux alors qu'un autre jouit d'une parfaite santé ? Tous ces gens, avec leurs différences, devraient-ils recevoir strictement la même chose, en vertu du seul principe théorique que l'égalité absolue est garantie ?
Même - voire surtout - en étant guidé par un idéal de justice sociale, on se rend compte de l'absurdité d'une telle égalité absolue. Alors, on serait tenté de lui substituer une égalité relative ; une égalité « sur mesure », en fonction des besoins qui caractérisent chaque personne. En théorie, l'idée est bonne mais, bien entendu, la mise en pratique est impossible. Car sur quelle base une telle égalité pourrait-elle se mettre en place ? Quels critères prendre en compte ? Où s'arrêter ? Comment s'assurer de la bonne foi des personnes concernées ? N'est-ce pas la porte ouverte à un pouvoir central, totalitaire, qui déciderait pour les autres de ce que doit être leur bonheur ? N'est-ce pas non plus un incitant à la corruption la plus vile où, sous la table, il s'agirait de « maximiser » ses chances d'obtenir plus ?
Égalité en droit et égalité des chances
Nos sociétés, dites « démocratiques », ont apporté deux réponses à cette aporie. La première est l'égalité des droits. La seconde est l'égalité des chances.
Le droit dit que, indépendamment de votre origine, de votre classe, de votre situation matérielle, professionnelle ou familiale. il existe des textes - une constitution et des lois - qui garantissent à tous d'être traités de façon...égale. Personne ne peut être « au-dessus » des lois. L'égalité en droit est donc un pléonasme. Le concept n'apporte rien de plus que celui de « droit » tout court.
Ce n'est pas tout. S'il est vrai, en théorie, que chaque citoyen doit être traité de façon égale devant la loi, la réalité est parfois différente. On voit, par exemple, comment les grands fraudeurs fiscaux évitent constamment la prison ferme là où un jeune sans-papier affamé avait pris trois mois ferme pour le vol d'un fromage ! Et même lorsque l'égalité devant la loi est respectée, c'est souvent le contenu de la loi qui est inique. Faut-il rappeler qu'il a fallu attendre 1948 pour que les femmes puissent voter en Belgique ? Jusque-là, hommes et femmes étaient effectivement égaux devant la loi (en effet, tous les hommes votaient, aucune femme ne votait...), mais c'est la loi elle-même qui consacrait l'injustice.
Enfin, l'égalité devant la loi est hypocrite. Paraissant se suffire à elle-même, elle nie en fait les grands systèmes d'exploitation et de création d'inégalités. Quelle est encore la valeur de l'expression « naître libres et égaux en dignité et en droits » de la déclaration universelle des droits de l'homme si, dès la naissance, chaque être humain est en fait pris dans un système de production économique qui détermine largement sa place sur l'échelle des inégalités et cristallise la reproduction sociale ?
Autrement dit, la nécessité d'une égalité devant la loi est certes une évidence, mais elle est tout à fait insuffisante. Il faut lui adjoindre une égalité prévue dans la loi ; c'est-à-dire des textes qui structurellement interdisent, s'opposent aux grands mécanismes de constitution des inégalités. L'égalité en droit, dans le contexte du capitalisme mondialisé, n'a de sens que si le droit lui-même est révolutionnaire.
L'égalité des chances, proche du concept d'équité, envisage que des formes d'inégalités puissent se faire au profit des victimes des inégalités. La « discrimination positive » en est un exemple parlant : s'il faut donner plus d'argent à une école fréquentée par des élèves en difficultés (socio-économiques, primo-arrivants), il s'agit de viser plus « d'égalité sociale », laquelle passe par des « inégalités dans l'octroi des subsides » (certaines écoles reçoivent plus d'argent, d'autres moins). Autre exemple : vous venez d'une ZEP (zone d'éducation prioritaire) française ? Pas de problème ! Votre accès à Sciences Po pourra éventuellement se faire hors concours grâce aux conventions éducation prioritaire. Côté pile, on se réjouit qu'une institution si élitiste fasse de la mixité sociale un de ses objectifs. Côté face, on s'interroge : cet accès privilégié est-il en mesure d'apporter un changement aux inégalités dont il est la conséquence ? Autrement dit : y aurait-il moins d'inégalités, sur le moyen et sur le long terme, grâce à ce dispositif « inégalitaire » ? Si la réponse est « non », alors il faut en conclure que la discrimination positive, plutôt que s'attaquer aux inégalités, les institutionnalise. Qu'elle ne les combat pas mais qu'elle les gère. Ce qui est très différent.
En réalité, il y a dans la discrimination positive le même ressort que dans le principe de charité. À un niveau sociétal, il s'agit de libérer un peu de pression, d'éviter une explosion sociale en donnant juste ce qu'il faut pour déminer, par anticipation, tout risque insurrectionnel. Ainsi, comme je le mentionnais dans un article portant sur la charité :
« Comment s'assurer que la personne sans domicile fixe qui fait la quête aujourd'hui pourra bel et bien être là demain pour encore tendre la main ? En lui donnant une pièce. Laquelle sera toujours insuffisante pour un véritable avenir [mais qui], ajoutée aux quelques autres reçues avant et après, lui permettra très exactement de demeurer dans les mêmes conditions, ni pires ni meilleures. »
La conclusion est sensiblement similaire à celle concernant l'égalité en droit : l'égalité des chances n'est qu'une tentative de réponse à des inégalités conjoncturelles, des inégalités dont la résolution est possible par la voie de réformes. À ce titre, les particularismes de la réponse ne reflètent que ceux de la question posée : on ne cherche à résoudre que ce que l'on reconnaît déjà comme étant une inégalité ! Elle est toutefois incapable de remettre en cause les mécanismes structurels de domination.
Les arguments en faveur des inégalités
Est-ce donc à dire que l'égalité est impossible ? Si tel est le cas, chantons les louanges des inégalités ? Eh bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, il y a des arguments allant en ce sens.
La théorie du ruissellement!
La théorie du « ruissellement » est une théorie selon laquelle les revenus des plus riches, en étant réinjectés dans l'économie, vont nécessairement augmenter la richesse de tout le monde. Elle défend donc rationnellement la présence d'inégalités. De nombreuses critiques ont montré l'inanité de cette théorie. Parmi les critiques adressées au concept de ruissellement, Jean Ziegler soulignait dans « Les Nouveaux Maîtres du monde » que ce qui caractérise les revenus des plus riches, c'est précisément qu'ils ne sont pasréinjectés dans l'économie réelle. D'ailleurs, il n'est pas difficile de comprendre que, passé un certain niveau de revenus, il est impossible de consommer tout ce que l'on gagne.
Un second argument, récurrent, avance que les inégalités seraient un facteur de motivation. Pour illustrer ce point, l'histoire suivante que j'ai encore vu partagée sur Facebook récemment :
« Un professeur d'économie [...] s'est retrouvé un jour à devoir arrêter ses cours à une classe entière, celle-ci ayant affirmé et insisté pour dire que le socialisme était le système idéal et que personne n'étant plus ni pauvre ni riche, tout le monde serait heureux ! Extraordinaire, non ! Le professeur annonça : « OK! Nous allons, si vous le voulez bien, tenter une petite expérience en classe... Dorénavant, je prendrai la moyenne de toutes vos notes, vous aurez alors tous la même note, ainsi personne ne sera mal noté, ni n'aura de très bonnes notes. [...] »
Vous avez compris le principe : après un ou deux tests, les plus assidus sont dégoûtés par leur note « égale mais injuste », ne travaillent plus, et l'ensemble de la classe finit par échouer.
Derrière l'évidence se cache ici un simplisme qui rend caduque la métaphore : cette belle histoire nie la complexité de la motivation au travail. On n'étudie pas seulement pour des points, mais pour apprendre, pour comprendre le monde, pour trouver un emploi plus tard, pour être fier de soi, pour faire plaisir à ses proches, etc. Il en est de même pour n'importe quel job : combien de personnes ne racontent-elles pas qu'elles ont quitté un emploi bien rémunéré au profit d'un autre « qui avait du sens » ? Réduire l'homme et sa motivation à des points ou un salaire est parfaitement stupide.
Par ailleurs, de nombreuses pédagogies envisagent un enseignement sans notes. Lorsque j'ai soutenu ma thèse de doctorat, je savais que le résultat ne serait pas « quantifié ». En revanche, un dossier très complet, reprenant l'avis circonstancié des différents membres de mon comité de thèse, rendait compte de mon travail. Aurais-je abandonné en milieu de parcours parce que mon travail ne trouverait pas de traduction sous la forme de points ? Qui pour croire ça ? De plus, les incitants matériels, comme les bonus financiers, peuvent être étonnamment contreproductifs. La fameuse expérience de la bougie montrait combien il n'y a pas de relation de causalité évidente entre performance et avantages financiers.
Gare au totalitarisme rouge!
Un troisième argument en faveur des inégalités est construit « en creux ». Il s'agit de montrer que la recherche d'égalité mène nécessairement au totalitarisme. À force d'exemples, usant et abusant de reductio ad Stalinum, votre interlocuteur vous fait le reproche de ce que votre « bon cœur » fait le jeu des pires dictateurs que la planète a pu connaître. Malheureusement, cet argument ne dit en fait rien du concept d'égalité lui-même. Il y a eu tout autant de « dictateurs » du bord politique opposé et dont le programme semblait consacrer les...inégalités. Que l'on songe seulement à Hitler, Mussolini, Franco, Pinochet, etc. qui, tous, ont fait affaire avec les entreprises capitalistes.
Toutefois, il y a dans ce troisième argument l'évocation de mécanismes sous-jacents qu'il serait trop facile de balayer d'un revers de mains. Par exemple, on sait que l'auto-organisation (c'est-à-dire une forme d'égalité dans les processus organisationnels) mène à une bureaucratisation, laquelle annihile...l'auto-organisation. Par exemple, co-construire des règles ensemble, de façon égalitaire, mène ensuite à se soumettre à ces règles, éventuellement de façon inflexible, et à ceux qui les représentent. Ce genre de phénomènes se retrouvent à différentes échelles : c'est une partie de l'histoire de la bureaucratisation soviétique, mais aussi celle de la vie quotidienne dans des squats ou encore, comme j'ai pu le montrer dans ma thèse, celle de la dimension organisationnelle de Wikipédia. Notons cependant que la bureaucratisation n'est pas l'apanage des organisations socialistes ou anarchistes...
Le quatrième argument que je souhaite évoquer voudrait que la solidarité volontaire soit plus efficace que l'égalité imposée par le haut. C'est l'argument préféré du libertarianisme qui prend pour exemple le charity business et l'ensemble des fondations privées récoltant des fonds au profit des miséreux. Les arguments avancés plus haut concernant le principe de charité s'appliquent ici également : si la solidarité volontaire fonctionnait vraiment, on n'en aurait tout simplement plus besoin !
Enfin, un dernier argument en faveur des inégalités rend compte de ce que le problème est moins l'existence d'inégalités que celle de la pauvreté. Imaginons par exemple une société très inégalitaire mais dans laquelle les personnes aux revenus les plus bas peuvent malgré tout disposer d'un niveau de confort semblable aux plus privilégiés de notre société capitaliste actuelle. Dans une telle société, les inégalités sont-elles encore un problème ? Ce cas de figure inciterait à penser que les inégalités ne posent pas de problème moral en elles-mêmes mais seulement si elles impliquent que les plus pauvres ne soient pas en mesure de subvenir à leurs besoins et d'accéder au confort.
Outre qu'une telle configuration est purement hypothétique et ne se retrouve pas dans la réalité, il y a plusieurs éléments à opposer à un tel argument. D'abord, la pauvreté se définit toujours de façon relative. Dans une société nomade de chasseurs-cueilleurs, il n'y a pas de propriété, il n'y a pas de domicile fixe, il y a fort peu de possessions. Est-ce à dire que les chasseurs-cueilleurs étaient pauvres ? Catégoriser de la sorte ces sociétés, c'est pécher par anachronisme. On est pauvre relativement au contexte qui est le nôtre. Posséder un smartphone, dans la société actuelle, s'apparente plus à un besoin qu'à un désir, ce qui n'était évidemment pas le cas il y a encore quelques années.
Qu'est-ce que le surtravail?
Toutefois, le problème le plus important de l'argument de l'inégalité « acceptable » (pourvu qu'il y ait absence de pauvreté qui, elle, ne le serait pas), réside dans le fait de masquer la causalité qui explique la polarité de l'échelle des inégalités. Autrement dit, c'est parce que les riches sont riches que les autres sont pauvres, ce qui est le sens de la phrase de Vautrin dans le Père Goriot de Balzac : « Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait. » Ainsi, comme l'a très bien montré Marx, la richesse des classes propriétaires des moyens de production, par exemple les actionnaires des grandes entreprises, s'explique au moins 3 par le surtravail, c'est-à-dire « le travail que fournit l'ouvrier au-delà du temps nécessaire pour produire sa force de travail et non payé par le patron » 4.
Il en résulte que si l'on accepte moralement des inégalités sous prétexte qu'elles ne provoquent pas de pauvreté, il faut en même temps accepter moralement que ces inégalités soient malgré tout construites sur le vol !
Quelques tentatives de réponses
Les réflexions qui précèdent font craindre qu'il y ait quelque chose d'insoluble dans notre rapport à l'égalité. Un égalitarisme aveugle est forcément impossible et totalitaire, là où les inégalités demeurent pourtant à combattre. Toutefois, un peu comme dans les paradoxes de Zénon, ce n'est pas parce que l'horizon est inatteignable qu'on ne s'approche pas de sa cible en s'y rendant !
La réponse la plus sage se situe dans un entre-deux : des inégalités, oui, mais à quel point ? Quel degré d'inégalité serait moralement acceptable ? Il va de soi qu'il n'y a pas de réponse univoque, que cela dépend des sensibilités et des valeurs défendues par chacun. Par exemple, n'importe quelle famille résout au quotidien ces « contradictions de l'égalité » : à partir du salaire (ou des revenus) de la famille, une redistribution s'opère en fonction des besoins de chacun. Des sentiments d'injustice peuvent éventuellement émerger, des conflits profonds traversent certainement quelques familles mais, en tout cas, personne ne pense que vivre en famillesoit impossible ou se fasse forcément selon des principes dictatoriaux parce qu'il y aurait à mettre en place une redistribution équitable ! Rien n'indique ainsi que ce qui est possible pour une famille ne le soit pas à l'échelle de la société...
Rien ? En fait, si. Il y a bien une différence majeure entre une famille et la société capitaliste. Cette différence est induite par le système capitaliste lui-même : l'exigence de faire des profits ; c'est-à-dire la causalité qui lie la richesse des uns aux ressources réduites - voire à la pauvreté - des autres. À un niveau structurel donc, il s'agit de combattre les causes profondes des inégalités. À un niveau conjoncturel, il s'agit de réguler les inégalités inévitables.
Structurellement, le point essentiel revient à se débarrasser de la propriété lucrative. La Le Salaire à Vie (Bernard Friot) est, à ce titre, très intéressante. Friot suggère d'étendre à l'ensemble des secteurs économiques répondant aux besoins fondamentaux le principe de cotisations. Ainsi, le travail serait découplé du salaire, garantissant à tous un « salaire à vie », indépendant de son occupation. Les entreprises ne paieraient pas leur salaire directement aux travailleurs mais à une caisse publique qui se chargerait de redistribuer à tous les citoyens un salaire - comme une pension, comme les allocations familiales, comme les remboursements des soins de santé. Évidemment, ceci ne s'envisage que si lesdites entreprises n'ont pas pour mission de « dégager de la plus-value ». Le principe même de « salaire à vie » est incompatible avec le capitalisme.
Dans un tel système, le salaire n'est pourtant pas le même pour tout le monde. Friot suggère différents barèmes, de 1500€ à 6000€ nets, en fonction des qualifications du travailleur. Des concours pourraient permettre de passer d'un barème à l'autre. Rien n'empêche, sur cette base, d'apporter des amendements, de préciser, de complexifier, etc. Voilà en tout cas une fourchette « d'inégalités acceptables », vis-à-vis de laquelle il est possible de se situer.
Différents outils statistiques peuvent aider à « penser » les inégalités conjoncturelles, à décider collectivement des objectifs, puis à inscrire dans la loi les moyens d'y parvenir. Évoquons ici rapidement la courbe de Lorenz qui représente graphiquement les inégalités de revenus dans une société, son interprétation à travers le coefficient de Gini, l' indice d'Atkinson qui répond à l'incapacité du coefficient de Gini à distinguer les inégalités dans les hauts et les bas revenus, etc. Ces différents indices permettent d'objectiver - au moins partiellement - une situation inégalitaire et de décider ensuite des politiques pour la réduire. Une évaluation récurrente sera alors en mesure de vérifier l'effet des politiques mises en place.
Les inégalités ne sont pas une fatalité et l'égalité n'est pas le vœu pieu d'utopistes attardés. Il est possible de lutter structurellement contre les inégalités systémiques du capitalisme, et de penser des « inégalités justes » à un niveau conjoncturel.
Source: Le blog du radis
Notes
1 Voir cet excellent article de Denis Collin : denis-collin.viabloga.com
3 Parce qu'il s'agit parfois d'esclavage pur et simple et/ou qu'il y a des moyens complémentaires de s'enrichir comme l'évasion fiscale.