27/06/2024 basta.media  12min #251343

 Une nouvelle campagne électorale démarre en France pour les législatives anticipées

Urgence climatique : « Le programme du Nouveau Front populaire est le plus progressiste »

Le climatoscepticisme du Rassemblement national nous mène tout droit vers le chaos, alors que « nous n'avons que quelques années devant nous pour opérer la transition », alerte Aurélien Boutaud, chercheur spécialiste des limites planétaires.

Basta!  : « Notre maison brûle et nous regardons Netflix » déplorez vous dans votre dernier ouvrage  Déclarer l'état d'urgence climatique, « comme si la réalité que nous dépeignent les climatologues était une fiction ». Dans quelle mesure le Rassemblement national participe t-il de ce climato-relativisme ?

Aurélien Boutaud

est docteur en sciences de la terre et de l'environnement. Consultant indépendant, il est l'auteur de  Déclarer l'état d'urgence climatique, Et s'il était trop tard pour la transition ? (éditions rue de l'Échiquier, mai 2024). Il a aussi publié précédemment aux éditions La Découverte deux ouvrages sur les enjeux environnementaux planétaires avec Natacha Gondran :  L'Empreinte écologique et  Les limites planétaires.

©DR

Aurélien Boutaud : Le RN ne s'est jamais vraiment intéressé à l'écologie, encore moins au climat. Certains élus RN sont climatosceptiques, d'autres considèrent que les membres du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) « exagèrent » alors que c'est exactement le contraire. Ce qu'on peut reprocher au Giec, c'est sans doute d'avoir été trop prudent et précautionneux dans ses messages par le passé.

Le discours du RN consiste à dire : « même s'il y a un problème, ce n'est pas si grave ni si urgent que ça ». Cela participe à relativiser l'urgence en prétendant qu'« on a le temps ». C'est ce que j'appelle le gradualisme climatique, qui est très fort au sein du RN. C'est une manière pour ce parti de détourner l'attention vers d'autres sujets, alors que ce qui devrait occuper toute notre attention, c'est l'urgence climatique et la transition écologique.

Au niveau actuel du réchauffement climatique, à +1,1 °C environ par rapport à l'ère préindustrielle, la planète est susceptible de  passer cinq « points de bascule », c'est-à-dire un seuil critique au-delà duquel un système peut changer de manière abrupte et irréversible, comme la disparition de la calotte glaciaire du Groenland et de celle de l'Antarctique de l'Ouest ; le dégel des sols gelés en permanence ; la disparition des coraux ; et la perturbation de la circulation océanique dans l'Atlantique Nord. Sur quelle trajectoire nous mènerait l'attentisme du Rassemblement national ?

L'application du programme du RN se traduirait très probablement par une augmentation des émissions de gaz à effet de serre de la France à court terme. La France ne tiendrait pas ses engagements de limiter le réchauffement à 1,5°C ou 2°C. Or, en l'état, un réchauffement de +1,5°C au niveau mondial pourrait suffire à déclencher de nouveaux « points de bascule », avec des risques d'emballement qui risqueraient de nous faire changer de régime climatique d'ici à la fin du siècle.

Un réchauffement +2 ou +3°C nous conduirait vers des changements irréversibles qui nous feraient potentiellement sortir du régime climatique de l'holocène - cette période climatique au cours de laquelle sont nées les civilisations. Les conditions de fonctionnement des démocraties ne seraient plus du tout garanties.

Avec +4°C de réchauffement mondial, des centaines de millions de personnes seraient obligées de migrer car leurs territoires ne seraient plus vivables, en raison de l'effondrement des rendements agricoles, ou à cause des températures et des taux d'humidité qui régneraient. C'est d'ailleurs une nouvelle injustice puisque les gens qui ont la plus faible responsabilité historique dans le changement climatique vont être les premières victimes.

Les écologistes sont clairs sur le sujet : ils veulent établir un statut de réfugié climatique pour être en capacité d'accueillir celles et ceux qui n'ont plus de territoires pour vivre. Quelle est la position du Rassemblement national ?

La question des migrants climatiques va s'imposer à nous dans les années et décennies à venir. Regarder toujours, comme le fait le RN, à court terme et à l'intérieur des frontières nationales est complètement irresponsable. C'est refuser de prendre nos responsabilités.

Le RN n'a pas envie d'aborder ces questions car ça l'obligerait à assumer des positions sur la justice intergénérationnelle et la justice internationale qui sont tout bonnement intenables sur le plan éthique. Si, en tant que Français ou Européen, vous êtes en partie responsable de la destruction des conditions de vie de millions d'êtres humains, comment imaginer ne pas les accueillir s'ils doivent quitter leurs lieux de vie ? D'autant plus si vous n'avez rien fait pour éviter ou ralentir cette destruction ?

De combien de temps disposons-nous pour éviter le chaos climatique ?

Atteindre les objectifs qu'on s'est fixés d'un point de vue politique - se maintenir en-deçà d'un réchauffement de +1,5 à +2°C - implique de diviser par deux les émissions mondiales en quelques années. Or, nous n'avons toujours pas même commencé à réduire les émissions mondiales. Il faut donc un changement radical et rapide dans notre organisation sociétale pour aller vers la neutralité carbone.

C'est la raison pour laquelle il est pertinent de parler d'urgence climatique d'un point de vue scientifique. Nous n'avons pas 30 ans devant nous pour faire cette transition. On a tout au plus 5 ou 6 ans. Après, ce sera trop tard pour atteindre les objectifs fixés dans le cadre de l'Accord de Paris de 2015. C'est pour cela qu'il faut d'emblée mettre en place des politiques climatiques extrêmement ambitieuses. Tout cela ne pourra pas se faire qu'à l'échelle de la France, mais elle peut jouer un rôle pionnier.

Que répondre à ceux comme Eric Zemmour du parti Reconquête qui avancent qu'il ne sert à rien d'agir à l'échelle de la France ou de l'Europe « car le problème est mondial », que nous ne serions responsables que d'une minorité des émissions mondiales ?

La France représente environ 1 % de la population mondiale et 2 % des émissions lorsque l'on prend en compte notre empreinte carbone. Si l'on ajoute la responsabilité historique de la France dans le réchauffement climatique global - le fait qu'on soit dans un pays industrialisé depuis longtemps, et qu'on ait un niveau de vie élevé -, nous représentons probablement 3 à 4 % des émissions historiques.

 Déclarer l'état d'urgence climatique, Et s'il était trop tard pour la transition ? de Aurélien Boutaud (éditions rue de l'Échiquier, mai 2024) 

On ne va pas changer tout, à nous tous seuls. En revanche, nous sommes une partie de la solution et nous pouvons à ce titre devenir un exemple. Nous avons les moyens de le faire.

Mieux vaut être pionnier en matière de climat qu'être attentiste. Il s'agit de transformer notre société, notre économie, de changer complètement nos modes de vie, de production et de consommation. Et bien entendu nous avons aussi besoin d'embarquer les autres pays, en s'assurant qu'ils sont sur la même trajectoire que nous. D'où l'importance des discussions et engagements internationaux sur le climat.

Le Haut Conseil pour le climat, dans son  rapport publié le 20 juin dernier, relève une baisse d'environ 6% des émissions de gaz à effet de serre de la France en 2023. Que retenez-vous de cette tendance ?

2022-2023 sont des années où on a commencé à parler de sobriété, un peu sous la contrainte, notamment du fait de l'augmentation forte des prix de l'énergie. Cela a amené à se poser la bonne question : comment consomme-t-on moins d'énergie ? Les gens se sont mobilisés pour mieux isoler leur logement, moins chauffer... Outre ces gestes, le climat relativement doux a conduit à moins consommer d'énergie. Des éléments conjoncturels ont donc accompagné des politiques un peu plus structurelles qui commencent à porter leurs fruits, avec une baisse encore trop modeste des émissions.

Si l'on veut atteindre l'objectif de 1,5°C, il faudrait plutôt baisser de 10 à 15 % tous les ans, voire davantage. C'est ça une politique d'urgence climatique : une action qui permettrait d'éviter d'être confrontés aux points de bascule. Mais avec les politiques aujourd'hui proposées par le RN, on n'est même pas sûr de baisser nos émissions dans les années à venir.

Le RN promet par exemple une baisse des prix de l'énergie par la TVA, ce qui va se traduire par un effet rebond à savoir une augmentation des consommations d'énergie à court terme, notamment de la part des plus riches, et une baisse d'entrée d'argent dans les caisses de l'État pour financer la transition écologique. La baisse de la TVA sur les énergies fossiles serait une catastrophe d'un point de vue climatique, mais aussi social, puisqu'elle est indifférenciée : elle profiterait avant tout aux plus riches.

La situation climatique est d'une gravité inédite et exige des réponses radicales, écrivez-vous. Le  programme du Nouveau Front populaire est-il à la hauteur ?

Extrait du programme du Nouveau Front populaire 

Le Nouveau Front populaire a pris le parti d'avoir des engagements qui sont encore gradualistes. Ils vont dans le sens d'une atteinte des objectifs qu'on s'est engagés à tenir dans le cadre des négociations internationales, à savoir la neutralité carbone en 2050. Ces propositions s'inscrivent dans la continuité et l'accélération de ce qu'il s'est fait au cours des dernières années.

Ça s'explique aussi par le fait qu'on a un conglomérat de partis plus ou moins en accord sur les questions environnementales. Entre le parti communiste qui est resté quand même dans une approche très productiviste et les Verts, les consensus ne sont pas toujours faciles à obtenir. Mais dans ce qui est sur la table aujourd'hui, c'est clairement le programme le plus progressiste en matière d'environnement.

C'est durant les périodes de confinement que nous avons été sur une trajectoire conforme à nos objectifs de neutralité carbone. Atteindre cette neutralité suppose t-il de mettre en suspens nos vies ?

C'est tout le contraire en réalité ! Nos émissions au niveau mondial ont baissé fortement en 2020 à cause de la chute d'activité économique associée aux différents confinements. Mais ce qu'il s'agit de faire, c'est exactement l'inverse. Dans une situation d'urgence climatique, on ne va pas demander aux gens de se confiner : on va au contraire leur demander de se surmobiliser au service du climat.

Un plan d'urgence climatique supposerait de réorienter toute une partie de l'économie pour la décarboner très rapidement. Il faudrait par exemple arrêter de produire des véhicules à moteur thermique et produire davantage d'éoliennes, de trains... ou encore accélérer considérablement le rythme d'isolation des logements : ça suppose non pas de faire moins mais de faire plus, en réorientant les activités. Une économie d'urgence climatique supposerait probablement plus d'activités qu'on en a aujourd'hui, et pendant plusieurs années, mais en se concentrant sur l'objectif de neutralité carbone.

Dans le paysage politique français, la seule personnalité que j'aie entendu parler d'urgence climatique avec une référence à l'idée de planification comparable à celle d'une économie de guerre, c'est François Ruffin. C'est du côté de ce spectre politique-là, avec les écologistes évidemment, qu'on pourrait probablement engager le type de transformation qui s'impose.

Certains aspects de la transition nécessitent « d'imposer des choses », « d'aller à l'encontre d'une supposée liberté de polluer » dites-vous. Comment susciter dans ces conditions l'adhésion de la population, quand le RN promet lui de ne rien changer aux modes de vie ?

Les mouvements populistes comme le RN sont effectivement tournés sur des promesses de très court terme, et ne parlent jamais du long terme. Or, la question est de savoir si la démocratie sera encore possible demain si nous ne menons pas une politique d'urgence climatique aujourd'hui. Or, il me semble évident qu'on n'arrivera pas à maintenir des formes d'organisation sociale démocratique dans un climat à +4°C. C'est paradoxal, mais si on n'agit pas fortement aujourd'hui, les capacités d'action des générations futures seront considérablement amoindries.

Il y a quand même une bonne nouvelle du côté des démocraties : ce sont les régimes qui sont les mieux équipés pour faire face aux situations de crise ou d'urgence. Et l'avantage d'une situation de crise comme l'urgence climatique, par rapport à une urgence sanitaire comme le Covid, c'est qu'on a un peu plus de temps pour organiser le débat démocratique.

On peut imaginer plusieurs plans d'urgence climatique, plus ou moins technologiques, plus ou moins tournés vers le nucléaire, les énergies renouvelables ou la sobriété, et avec plus ou moins d'innovation sociale, politique, économique ou technologique. Ces choix peuvent encore être arbitrés démocratiquement, en mettant par exemple en œuvre des conventions citoyennes pour débattre du plan d'urgence climatique qui nous semble le plus souhaitable. Il ne s'agit pas d'imposer des solutions, comme on l'a fait en situation d'urgence sanitaire, mais de choisir parmi plusieurs.

Que dites-vous à celles et ceux qui désespèrent et se demandent si nous avons encore une chance d'éviter l'effondrement écologique ?

Il est encore possible de l'éviter mais c'est de plus en plus difficile. Il y a 30 ans, les voies possibles pour limiter le réchauffement climatique à 1,5° ou 2°C étaient extrêmement diverses. Aujourd'hui les chemins possibles pour atteindre cet objectif sont de plus en plus restreints.

Plus on attend, moins on aura de chemins qui nous permettront d'éviter ce risque d'effondrement. Moins de chemins, ça veut dire aussi moins de démocratie, malheureusement. Jusqu'à ce qu'on arrive à une situation où il n'y aura plus du tout de choix autre que de mettre en œuvre des solutions démiurges comme la géoingénierie.

Heureusement, quelques cas dans l'histoire de l'humanité nous montrent que l'humanité est parfois capable de soulever des montagnes, et d'atteindre des objectifs qui paraissent complètement fous.

L'exemple le plus documenté est sans doute celui de l'entrée en guerre des USA en 1941. Suite à Pearl Harbor, l'État américain a pris en main son économie et réorienté la production pour faire de ce pays la première puissance mondiale. En quelques mois, les objectifs de production qui paraissaient irréalistes ont été dépassés, et cela a changé la face du monde. Alors qu'on vient de fêter les 80 ans du Débarquement, cela devrait nous inspirer : le défi de notre génération, c'est de sauver le climat !

Techniquement et politiquement, éviter le chaos climatique est encore faisable. Mais il faut une mobilisation totale de la société. C'est là-dessus que repose aujourd'hui l'espoir.

Recueillis par Sophie Chapelle

Photo de Une :  Reportage réalisé dans la Vallée de la Roya en novembre 2020, trois semaines après le passage de la tempête Alex qui a tout dévasté sur son passage/©Jean de Peña

 basta.media