Par Ray McGovern
Le président russe Vladimir Poutine et le président chinois Xi Jinping et leurs équipes se rencontrent à Pékin jeudi. (Konstantin Zavrazhin, Kremlin)
La réception de Poutine par Xi Jinping à Pékin a scellé une relation stratégique de plus en plus incontournable, fondamentalement incomprise à Washington.
L'accueil extrêmement chaleureux réservé au président Vladimir Poutine par le président chinois Xi Jinping, hier à Pékin, a concrétisé la formidable évolution de la relation stratégique entre la Russie et la Chine. C'est un bouleversement tectonique de l'équilibre des forces dans le monde.
L'entente entre la Russie et la Chine sonne également le glas de toute velléité pour les néophytes de la politique étrangère américaine de diviser les deux pays. La relation triangulaire est devenue une relation à deux contre un, avec de sérieuses implications, en particulier pour la guerre en Ukraine. Si les petits génies de la politique étrangère du président américain Joe Biden restent dans le déni, l'escalade est presque une certitude.
Dans une interview accordée à Xinhua avant sa visite, M. Poutine a souligné le "niveau sans précédent du partenariat stratégique entre nos pays". Xi et lui se sont rencontrés plus de 40 fois en personne ou virtuellement. En juin 2018, M. Xi a décrit M. Poutine comme "un ami de longue date du peuple chinois" et, personnellement, comme son "meilleur ami".
Pour sa part, Poutine a noté jeudi que lui et Xi sont "en contact permanent pour toutes les questions urgentes relatives à l'ordre du jour russo-chinois et international." Poutine est accompagné par le ministre de la Défense, Andrey Belousov, ainsi que de personnalités expérimentées comme le ministre des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, et d'importants chefs d'entreprise.
Des déclarations qui comptent
Xi et Poutine ont cosigné jeudi une déclaration forte, comparable à la déclaration spéciale que les deux hommes avaient publiée le 4 février 2022 à Pékin. Ils y décrivent leur relation comme "dépassant les alliances politiques et militaires de l'époque de la guerre froide. L'amitié entre les deux États n'a pas de limites, aucun domaine de coopération ne nous est interdit [...]".
La portée de cette déclaration n'a été pleinement perçue que lorsque Poutine a lancé l'opération militaire spéciale dans le Donbass, trois semaines plus tard. La réaction muette de la Chine a scandalisé la plupart des experts, qui avaient écarté la possibilité que Xi donne à son "meilleur ami" Poutine, en pratique, une dérogation à la politique fondamentale de non-ingérence de la Chine à l'étranger.
Dans les semaines qui ont suivi, les déclarations officielles chinoises ont clairement montré que les principes des Traités de Westphalie avaient été relégués au second plan, au profit de la "nécessité pour chaque pays de défendre ses intérêts fondamentaux" et de traiter chaque situation "sur la base de ses propres valeurs".
La guerre nucléaire
La déclaration de jeudi exprime des inquiétudes quant aux "risques stratégiques accrus entre puissances nucléaires", en référence aux tensions croissantes entre l'Ukraine et la Russie, soutenues par l'OTAN. Elle condamne "l'expansion des alliances militaires et la création de têtes de pont militaires près des frontières d'autres puissances nucléaires, en particulier avec le déploiement avancé d'armes nucléaires et de leurs vecteurs, ainsi que d'autres matériels".
Poutine a sans aucun doute informé Xi de la présence de bases de missiles américains en Roumanie et en Pologne, qui peuvent lancer ce que les Russes appellent des "missiles de frappe offensifs" avec un temps de vol inférieur à 10 minutes jusqu'à Moscou. Poutine a certainement parlé à Xi des incohérences des déclarations américaines concernant les missiles nucléaires à portée intermédiaire.
Par exemple, Xi sait - tout autant que les consommateurs de médias occidentaux - que lors d' une conversation téléphonique le 30 décembre 2021, Biden a assuré à Poutine que "Washington n'avait pas l'intention de déployer d'armes de frappe offensives en Ukraine".
Le Kremlin s'est réjoui en cette veille de Nouvel An, car la promesse de M. Biden était le premier signe que Washington pouvait reconnaître les préoccupations de la Russie en matière de sécurité. En effet, M. Biden a abordé cette question clé dans au moins cinq des huit articles du projet de traité russe remis aux États-Unis le 17 décembre 2021. La joie russe a toutefois été de courte durée.
Le ministre des Affaires étrangères, M. Lavrov, a révélé le mois dernier que lorsqu'il a rencontré Antony Blinken à Genève en janvier 2022, le secrétaire d'État américain a prétendu qu'il n'avait pas entendu parler de l'engagement de M. Biden envers M. Poutine le 30 décembre 2021. Au contraire, M. Blinken a insisté sur le fait que les missiles américains de moyenne portée pourraient être déployés en Ukraine, et que les États-Unis seraient peut-être disposés à en limiter le nombre, a déclaré M. Lavrov.
Le pire des mauvais calculs
Lorsque Biden a pris ses fonctions en 2021, ses conseillers lui ont assuré qu'il pourrait jouer sur la peur (sic) que ressent la Russie à l'égard de la Chine et semer la discorde entre les deux pays. L'embarras devint manifeste lorsque Biden fit part de ce qu'il avait dit à Poutine lors de leur sommet de Genève, le 16 juin 2021.
Cette rencontre a confirmé à Poutine que Joe Biden et ses conseillers étaient coincés dans une évaluation terriblement dépassée des relations entre la Russie et la Chine.
Voici la façon étrange dont Biden a décrit son approche de la Chine avec Poutine :
"Je ne citerai pas [Poutine] - ce qui ne me semble pas approprié - mais permettez-moi de poser une question rhétorique : Vous avez une frontière de plusieurs milliers de kilomètres avec la Chine. Et la Chine cherche à devenir l'économie la plus puissante et l'armée la plus importante et la plus redoutable du monde".
Le "coup de pression"
À l'aéroport, après le sommet, les assistants de Joe Biden ont fait de leur mieux pour le pousser dans l'avion, mais n'ont pas réussi à l'empêcher de partager sa sagesse sur la Chine :v"La Russie se trouve actuellement dans une situation très, très difficile. Elle est sous pression avec la Chine".
Après ces remarques, Poutine et Xi ont passé le reste de l'année 2021 à essayer de détromper Biden sur la "pression chinoise" prétendument exercée sur la Russie : il ne s'agissait pas de pressions, mais bel et bien de relations fraternelles. Cette démarche mutuelle a abouti à un sommet virtuel Xi-Poutine le 15 décembre de la même année.
La vidéo de la première minute de leur conversation a été reprise par le New York Times, et par d'autres. Pourtant, la plupart des commentateurs ont semblé ne pas en saisir l'importance :
Poutine :"Cher ami, cher président Xi Jinping.
En février prochain, j'espère que nous pourrons enfin nous réunir en personne à Pékin, comme convenu. Nous pourrons échanger nos points de vue et participer à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'hiver. Je vous remercie de m'avoir invité à assister à cet événement historique."
Xi : "Cher président Poutine, mon ami de toujours. J'ai le plaisir de vous rencontrer en fin de cette année par vidéoconférence, pour la deuxième fois cette année, notre 37e rencontre depuis 2013. Vous avez salué [...] les relations sino-russes en tant que modèle de collaboration internationale au XXIe siècle, en soutenant fermement la position de la Chine sur la préservation de ses intérêts fondamentaux, en vous opposant fermement aux tentatives de diviser nos deux pays. Je l'apprécie grandement".
Biden n'est-il toujours pas au courant ? Ses conseillers lui ont-ils dit que la Russie et la Chine n'ont jamais été aussi proches, avec ce qui s'apparente à une alliance militaire quasi totale ?
Les élections
Poutine a déclaré qu'il était bien conscient que la politique de Washington à l'égard de la Russie "est principalement influencée par la politique intérieure". La Russie et la Chine comprennent très bien que la politique de M. Biden à l'égard de l'Ukraine va dépendre de l'impératif politique d'être perçu comme un adversaire de la Russie.
Si les têtes brûlées des pays de l'OTAN envoient des "formateurs" en Ukraine, la perspective d'un affrontement militaire reste d'actualité. Ce que Biden doit savoir, c'est qu'en cas d'hostilités déclarées entre la Russie et l'Occident, il risque d'être confronté à plus qu'un simple cliquetis de sabre en mer de Chine méridionale - plutôt au spectre d'une guerre sur deux fronts.
Les Chinois savent qu'ils seront les prochains à bénéficier des bons soins de l'OTAN/Est. Ce n'est d'ailleurs un secret pour personne que le Pentagone considère la Chine comme l'ennemi numéro 1. Selon la stratégie de sécurité nationale du ministère de la Défense "les priorités de la Défense consistent d'abord à défendre la patrie, face à la menace multidisciplinaire grandissante que représente la République populaire de Chine".
Le Pentagone sera le dernier à entonner un requiem pour le précieux monde unipolaire disparu. Que la raison l'emporte.
Les relations sino-soviétiques ont été le premier champ d'action de Ray McGovern en tant qu'analyste de la C.I.A.. En 1963, les échanges commerciaux entre les deux pays s'élevaient à 220 millions de dollars. En 2023, ils se montaient à 227 milliards de dollars. Faites le calcul.
Article original en anglais Consortiumnews.com, 17 mai 2024