28/01/2022 entelekheia.fr  7 min #201265

La Russie divise l'Europe - mais pas comme vous pourriez le penser

Malheureusement, la politique de l'hystérie et de la désinformation systématique, si transparente et éhontée soit-elle, marche. Voici comment.


Par Glenn Diesen
Paru sur  RT sous le titre Russia is dividing Europe - but not in the way you'd think

Le manque d'unité occidentale sur l'OTAN est à la fois une chance et un danger pour Moscou

Un certain nombre d'alliés européens habituellement loyaux de Washington, ont commencé à prendre leurs distances avec l'approche de plus en plus conflictuelle des États-Unis dans l'affaire de l'impasse en Ukraine. Malgré les appels à l'unité lancés par la Maison Blanche, des fissures dans ses partenariats de politique étrangère commencent à apparaître.

Un Occident qui s'accorde sur moins de choses est un Occident où les efforts de la Russie pour obtenir des concessions sur les accords de sécurité ont plus de chances d'aboutir, mais aussi un Occident où l'Amérique doit faire claquer son fouet pour garder son bloc dans le droit chemin.

Une scission croissante ?

Après la Guerre froide, l'OTAN a modifié sa mission, passant de la défense collective à l'hégémonie collective. À l'époque unipolaire, l'OTAN pouvait monopoliser la sécurité et ignorer les préoccupations de la Russie en matière de sécurité. Avec le retour progressif d'un ordre multipolaire, l'Occident subit une pression croissante pour accepter un compromis. La Russie a plus ou moins protégé son économie des sanctions en réduisant sa dépendance économique à l'égard de l'Occident, et son armée a été modernisée pour maintenir des lignes rouges contre l'expansion de l'OTAN.

Coincés dans leur ancienne mentalité hégémonique, les outils américains pour résoudre la crise actuelle semblent se limiter à des pressions économiques et militaires, plutôt que de reconnaître les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité. Cependant, des pays européens tels que l'Allemagne, la France et l'Italie hésitent de plus en plus à être sur la ligne de front des États-Unis contre la Russie. De nouvelles sanctions à l'encontre de la Russie risquent de nuire davantage aux économies européennes qu'à la Russie, et de nouvelles manœuvres militaires pourraient enhardir Kiev à envahir le Donbass et déclencher ainsi une guerre majeure.

Le désaccord allemand est  évident, puisque Berlin a refusé à l'Estonie des licences de réexportation pour envoyer des obusiers de fabrication allemande en Ukraine. Le pays a également refusé d'inclure la menace de bloquer le gazoduc Nord Stream 2 dans le train de sanctions américaines contre la Russie, qui inciterait fortement Washington et Kiev à intensifier le conflit. En France, le président Emmanuel Macron a  suggéré d'établir un pacte de sécurité européen avec la Russie, indépendant des États-Unis, car « il est nécessaire que les Européens mènent leur propre dialogue. »

Les divisions au sein de l'Occident constituent, à première vue, une évolution positive pour la Russie. Le secrétaire d'État américain Antony Blinken avait espéré pouvoir rencontrer le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov avec des menaces crédibles de conséquences militaires et économiques de la part d'un Occident uni. Au lieu de cela, Blinken a dû adoucir la rhétorique de la confrontation et promettre à Lavrov une réponse écrite aux garanties de sécurité que la Russie exige. Washington a demandé à Moscou de  garder secrète la réponse américaine sur les garanties de sécurité, ce qui indique qu'une forme de compromis pourrait être envisagée. [*]

La façon de rétablir la discipline du bloc

Toutefois, les divisions au sein de l'Occident auront également des conséquences négatives pour la Russie, car l'unité doit être rétablie par de la propagande anti-russe. L'un des principaux objectifs de la propagande est d'élever le niveau de perception de la menace du groupe extérieur (la Russie) et de susciter la solidarité au sein du groupe intérieur (l'OTAN). La principale leçon à tirer des années du canular du Russiagate est que toute tentative de remettre en cause la solidarité de l'alliance en tendant la main à la Russie déclenche une cascade de propagande anti-russe.

La discipline du bloc est également respectée en Allemagne, puisque le chef de la marine allemande, Kay-Achim Schönbach, a été contraint de  démissionner en raison de commentaires jugés inacceptables. Le vice-amiral s'était élevé contre la propagande de Washington, suggérant que l'accusation selon laquelle la Russie prévoyait d'envahir l'Ukraine était absurde, et ajoutant que Poutine méritait le respect, et qu'il était irréaliste d'espérer que la Russie rende la Crimée.

Le secrétaire d'État britannique à la Défense, Ben Wallace, a récemment mis en garde ses alliés européens contre l'acceptation des « allégations bidon » du Kremlin contre l'OTAN. Dans un  article extraordinaire, Wallace suggère que l'OTAN ne peut pas être considérée comme une menace, car il s'agit d'une « alliance véritablement défensive », et que ce sont les valeurs de l'OTAN qui menacent Poutine. Ce ministre de premier plan poursuit avec une désinformation étonnante, en affirmant par exemple que Poutine est un ethno-nationaliste qui menace de réveiller les « forces destructrices de l' ancienne haine. »

Au cours de la semaine dernière, des « rapports de renseignement » ont été publiés au sujet de l'agression russe. Selon ces rapports, la Russie prévoirait de mettre en scène  une attaque sous « faux drapeau » afin d'organiser des provocations comme prétexte à une invasion de l'Ukraine. La Russie est également  accusée de préparer un coup d'État en Ukraine. Et tout dernièrement, les États-Unis et le Royaume-Uni ont  évacué les membres des familles du personnel des ambassades en Ukraine. Le Financial Times  confirme que les États-Unis « ont déployé une diplomatie publique pour convaincre certains pays européens hésitants » que Poutine prévoyait d'envahir l'Ukraine. Michael McFaul, l'ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, a  affirmé que Washington a déclassifié des renseignements « pour récupérer le récit et réunifier l'Ouest. »

Aucune de ces histoires visant à « reconquérir le récit » n'a de sens. La mise en scène d'une provocation n'aurait pas de raison d'être, car Kiev bombarde fréquemment le Donbass et refuse d'appliquer l'accord de Minsk, ce qui justifie à soi tout seul une intervention de la Russie. Le « rapport » des services de renseignement sur la préparation d'un coup d'État par la Russie s'est immédiatement effondré, car le choix présidentiel présumé de la Russie était Evgeny Muraev, qui fait l'objet de sanctions russes. Cet ancien membre du Parlement ukrainien a  qualifié de « ridicules » les allégations britanniques de complot visant à le mettre au pouvoir. Il convient de noter que ce sont les États investis dans une démarche de confrontation avec la Russie qui évacuent leurs ambassades.

Pourtant, bien qu'ils n'aient aucun sens, ces « rapports » ont pour effet de faire taire la dissidence européenne contre les États-Unis, parce que censément, elle donnerait le feu vert à la Russie pour envahir l'Ukraine. Les discussions sur les accords de sécurité qui reconnaissent les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité sont réduites au silence et supplantées par le langage de dissuasion et de menaces de Washington. Comme toujours, lorsque les articles de propagande contre la Russie ne se concrétisent pas, les États-Unis et le Royaume-Uni peuvent affirmer que c'est parce que la Russie a été dissuadée de passer à l'acte. La conclusion sera donc que la sécurité paneuropéenne ne doit pas se fonder sur la sécurité avec la Russie, mais plutôt qu'elle doit continuer à se fonder sur la sécurité contre la Russie.

Glenn Diesen est professeur à l'université South Eastern de Norvège et rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs. Il se spécialise en économie politique de la Grande Eurasie.

Traduction Corinne Autey-Roussel
Photo Gerd Altmann / Pixabay

[*] Note de la traduction : La Russie a accepté de garder le secret sur le détail de la réponse américaine, mais Sergueï Lavrov a déjà  prévenu d'éventuelles « fuites » possibles.

 entelekheia.fr

 Commenter