29/01/2022 chroniquepalestine.com  8 min #201286

« Little Palestine » , ou comment l'Histoire se souviendra du siège de Yarmouk

Quelque 160 000 Palestiniens ont été contraints de fuir le camp de réfugiés de Yarmouk, à Damas, tout au long des dix années de guerre - Photo : via Al-Jazeera

Par  Muhammad Hussein

Tout au long du conflit syrien qui dure depuis dix ans, les informations sur la guerre et ses effets ont toujours été attendues par le monde extérieur. Qu'il s'agisse de séquences diffusées sur les médias sociaux ou d'œuvres complètes produites par ceux qui l'ont vécu, comme le film " Pour Sama" en 2019, ceux qui ont eu la chance de ne pas être sur le terrain ont pu entrevoir les atrocités commises par le régime syrien, ses alliés et les nombreux groupes d'opposition.

Cette période a donné lieu à l'émergence d'une génération de cinéastes et de réalisateurs qui ont pris leur caméra et décidé d'enregistrer exactement ce qu'ils voyaient autour d'eux, sans aucune certitude que le monde le verrait un jour ou qu'ils survivraient même à cette épreuve. Abdallah Al-Khatib était l'un de ceux-là.

Mais ce qui rendait sa situation encore plus unique, c'est qu'il ne se trouvait pas seulement en Syrie, mais dans l'une des zones assiégées par le régime de Bachar el-Assad et ses forces loyalistes. Le camp de Yarmouk - ce site qui abrite des centaines de milliers de réfugiés palestiniens depuis la Nakba et leur expulsion de Palestine en 1948 - a vu toutes les routes qui y menaient bloquées par les forces d'Assad, qui tenaient des postes de contrôle aux abords du camp.

Depuis l'entrée en vigueur du siège en 2012, le régime a affamé la population du camp et interdit l'accès à l'aide internationale. Toute personne qui osait s'échapper par un poste de contrôle était arrêtée, disparaissait et était souvent torturée à mort.

En me parlant de son expérience, Khatib a révélé qu'il n'avait initialement pas prévu de sortir son propre film. À l'aide de la caméra d'un ami - Hassan Hassan, qui a tenté de partir mais a été arrêté puis est mort sous la torture - Khatib a filmé des images de la situation à l'intérieur du camp pour d'autres personnes qui les utiliseraient à l'extérieur pour produire leurs propres films.

"Je pensais que j'allais mourir" pendant le siège, m'a-t-il dit, et je n'avais aucune idée s'il pourrait un jour s'échapper.

Avant le déclenchement de la révolution syrienne, il avait travaillé avec l'Office de secours et de travaux des Nations unies (UNRWA) tout en étudiant la sociologie à l'université de Damas, avec le projet de poursuivre sa vie à Yarmouk et de contribuer au bien-être de la population palestinienne. La répression brutale du régime Assad contre les manifestants dans tout le pays et le siège de Yarmouk qui s'en est suivi ont changé la donne.

Comme la plupart des régions du pays, Yarmouk et ses habitants palestiniens ont subi de plein fouet la répression, et le film de Khatib le montre de manière intense. Alors que la famine ravage le camp et que l'aide se tarit dangereusement, on peut voir les habitants du camp - dont de nombreux enfants - ramasser les mauvaises herbes sur le sol pour les manger, qu'elles soient crues ou cuites en soupe.

Des bébés sous-alimentés et des silhouettes squelettiques étaient visibles dans tout le camp, témoignant de la stratégie de guerre "assiéger et affamer" mise au point depuis longtemps par Assad.

Lire également :  La création du camp de réfugiés de Yarmouk, ou la responsabilité d'Israël dans la crise des réfugiés syriens par  Ramzy Baroud

Outre les violations évidentes des droits de l'homme qu'entraîne cette stratégie, le fait qu'elle vise massivement les réfugiés palestiniens est également perçu comme une contradiction avec le mythe longtemps entretenu par la famille Assad selon lequel elle soutient les Palestiniens et leur détresse historique.

Lorsqu'on lui a demandé si, en tant que Palestinien de Syrie, il considérait le siège et les autres atrocités commises par le régime à l'encontre de son peuple comme une trahison, Khatib a répondu par la négative. Plutôt qu'une trahison, le siège "était plutôt une continuation de la série de crimes commis contre les Palestiniens, et le régime syrien ne s'est jamais préoccupé réellement de la cause palestinienne".

Il souligne qu'à travers des actes tels que les massacres successifs et le ciblage de centaines de combattants palestiniens, "le régime syrien a utilisé les Palestiniens comme une carte de pression pour son propre intérêt afin d'atteindre ses propres objectifs."

Tout au long du film, le spectateur constate souvent que, contrairement aux croyances occidentales les plus répandues sur ce qui se déroule dans un scénario apocalyptique, les habitants du camp agissent avec un air de dignité et conservent une grande partie de leur bonne humeur et de leurs rires malgré la condition qui leur est imposée.

Khatib a toutefois insisté sur le fait que "cela n'avait en fait rien d'exceptionnel pour nous, Palestiniens, mais vous pouvez également le voir dans d'autres régions de Syrie et vous pouvez également le voir en Afghanistan."

Selon lui, la question importante est "qui fait le film et comment veulent-ils les dépeindre ? Les médias occidentaux ont l'habitude de nous dépeindre comme des personnes brisées, comme des victimes et, dans ce sens, uniquement comme des numéros."

Le camp de Yarmouk - Photo : Nations Unies, via Info-Palestine.eu

Le siège de Yarmouk a peut-être pris fin il y a quelques années, mais l'épreuve a laissé des effets à long terme sur lui et sur d'autres personnes qui y ont survécu. Lorsqu'il mange, se sert de l'électricité, se douche à l'eau courante et accomplit d'autres tâches quotidiennes si élémentaires, il dit se souvenir du siège.

S'il n'y a pas eu d'effet physique sur son corps, il admet que le siège a laissé une marque sur son âme et son mental.

Cet impact était particulièrement évident lorsqu'il s'apprêtait à intituler son film "Le siège en moi" plutôt que le titre actuel et définitif de "Petite Palestine : Journal d'un siège".

"Il y a aussi des aspects positifs", a-t-il dit, se rappelant l'époque où tout était verrouillé pendant la pandémie de Covid-19 en cours. "Cela n'a pas fait une si grande différence pour moi, car j'avais déjà vécu cette expérience auparavant".

Lorsque les médias sociaux comme Facebook, Whatsapp et Instagram ont également été temporairement fermées cette semaine, il a expliqué que cela ne le dérangeait pas car "j'ai vécu des situations où [ces applications] n'étaient pas disponibles."

Lire également :  Camp de Yarmouk : la vie de ses milliers d'habitants est en danger par  Maureen Clare Murphy

Le siège aurait donné à Khatib une immunité contre certains aspects de la vie, en plus de lui permettre de voir la vraie valeur des choses. "Nous devons nous rendre compte que nous vivons dans un monde consumériste. Nous accordons de la valeur aux choses qui passent, qui peuvent se casser, comme un réfrigérateur. Nous ne considérons pas les vraies valeurs comme les relations entre les gens, par exemple, ou l'être humain lui-même."

Lorsqu'il a entendu parler du nombre de plus en plus important et de plus en plus bruyant de personnalités publiques, d'universitaires et de journalistes qui soutiennent le régime d'Assad et se font l'écho de son affirmation selon laquelle il ne fait que combattre le terrorisme, Khatib les a comparés à un voleur qui "chercherait une excuse morale pour braquer la banque."

En utilisant la rhétorique de la lutte contre le terrorisme, Damas et ses partisans visent à justifier leurs atrocités et leurs crimes contre l'humanité. "Tout le monde essaie toujours de trouver des justifications morales, alors qu'au final, il s'agit d'intérêts politiques et économiques."

Il a ajouté que tout le concept de lutte contre le terrorisme en commettant des atrocités est "la rhétorique de la supériorité de l'Occident", faisant référence à l'opinion générale sur l'état de la "guerre contre le terrorisme" menée par les États-Unis.

"Cela sert les intérêts de l'Occident, donc le monde entier tourne autour d'eux et de leurs intérêts. Nous ne devrions pas accepter dès le départ cette rhétorique de la lutte contre le terrorisme", a insisté M. Khatib.

Le film d'Abdallah Al-Khatib "Petite Palestine : Journal d'un siège" est donc le récit intime et révélateur - avec des pointes d'humour et de sagesse - de ce siège du camp de Yarmouk, qui nous est rapporté par des images passées en contrebande par les amis de Khatib, une fois qu'il a fui la Syrie pour se rendre en Turquie, puis en Allemagne, où il vit désormais.

Le film est projeté à Londres les 13 et 15 octobre 2021, dans le cadre du festival du film de Londres du British Film Institute (BFI).

Auteur :  Muhammad Hussein

* Muhammad Hussein est diplômé en politique internationale et analyste politique des affaires du Moyen-Orient. Il est spécialisé sur les régions du Golfe, de l'Iran, de la Syrie et de la Turquie, ainsi que sur leur relation avec la politique étrangère occidentale.
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10 octobre 2022 -  Middle East Monitor - Traduction :  Chronique de Palestine

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