par Pepe Escobar *
Pour vous donner une petite idée des aptitudes intellectuelles de l'administration Obama, elle se demande encore si elle doit continuer à ignorer le président russe Vladimir Poutine ou s'investir dans un véritable partenariat pour régler le drame géopolitique et humanitaire qui se joue en Syrie. Après tout, dans les officines à Washington, en cas de doute entre la diplomatie et le chaos, la balance penche toujours vers le dénominateur commun le plus simpliste qui trouve grâce aux yeux des néocons et des néolibérauxcons, à savoir un changement de régime.
À cela s'ajoute l'hystérie incessante selon laquelle « Les Russes arrivent ! » - cette Guerre froide 2.0 version remixée qui est en train de passer de l'invasion et de l'occupation militaire de l'Ukraine à l'invasion et à l'occupation militaire de la Syrie. La Maison Blanche qui, à l'instar du Pentagone, ne pratique pas l'ironie, a sommé le Kremlin de se comporter de manière plus constructive main dans la main avec la coalition spectaculairement inefficace composée d'opportunistes douteux qui, en théorie, luttent contre EIIL/EIIS/Da'esh.
Le porte-parole de la Maison-Blanche Josh Earnest a précisé que lorsque Obama décidera qu'il est dans l'intérêt des États-Unis de s'atteler à cette tâche digne de Sisyphe qui consiste à décrocher le combiné et à appuyer sur le K pour Kremlin, il ira de l'avant. Ce doute shakespearien pourrait durer des jours, même si Poutine a répété, par l'entremise du porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, qu'il était toujours ouvert au dialogue.
La Maison Blanche rumine au moins la proposition de Moscou d'aborder la question du renforcement de la présence russe en Syrie dans le cadre de pourparlers directs entre militaires. C'est le Pentagone qui s'en chargera, en cherchant à obtenir les précisions qui échappent tant à l'administration Obama.
Le double jeu d'Ankara
Dans l'intervalle, la diplomatie tourne à plein régime. Le ministre turc des Affaires étrangères Feridun Sinirlioglu s'est rendu à Sotchi pour parler de la Syrie (et de l'Ukraine) avec les Russes. La position d'Ankara demeure fossilisée : tout soutien à Bachar al-Assad équivaut à plus de victimes civiles.
Il a été aussi question du Pipelinistan, c'est-à-dire du Turkish Stream. Contrairement aux reportages apocalyptiques des médias institutionnels des USA, Ankara n'a pas rejeté ce projet de gazoduc. Le problème, c'est que Ankara n'arrive pas à former un gouvernement cohérent depuis les élections de juin.
Le commandant et superstar du Corps des Gardiens de la révolution islamique Qasem Soleimani s'est aussi rendu à Moscou cette semaine pour promouvoir la coopération Damas-Moscou. Attendez, non ; il n'y est pas allé, parce que Moscou a catégoriquement nié la visite. Soleimani était en Russie il y a trois mois. La prochaine réunion importante au sujet de la Syrie se tiendra lundi, entre le sous-ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir Abdollahian et son homologue russe, Mikhail Bogdanov.
Une brève récapitulation s'impose. Le chapitre syrien du Printemps arabe était en grande partie commandité, financé et armé par Ankara (en totale contradiction avec sa doctrine précédente en matière de géopolitique, qui était zéro problème avec nos voisins), soutenu par Doha, avec une participation importante de la maison des Saoud et l'appui sans réserve de la Maison Blanche d'Obama, qui dirigeait le tout dans l'ombre.
Après plus de quatre ans et demi d'une tragédie incommensurable, tout ce qu'a apporté l'opération Assad dégage ! visant un changement de régime est la crise des réfugiés. Plus de deux des quatre millions de réfugiés syriens ont abouti en Turquie. Ankara les a récemment laissés sortir en masse des camps où ils se trouvaient et ils ont pris le chemin des Balkans en route vers la terre promise teutonique.
Ankara est donc à l'épicentre de la crise des réfugiés la plus grave d'Europe en 70 ans, tout comme Washington d'ailleurs, qui appuie Ankara. EIIL/EIIS/Da'ech a mis la main sur toutes les armes qui, avec l'aide de la CIA, ont été livrées à la pathétique Armée syrienne libre, en plus de prendre possession de chars d'assaut et de véhicules militaires Humvee abandonnés par l'armée irakienne formée par les USA. Toute solution possible à la crise des réfugiés parallèlement à la lutte contre EIIL/EIIS/Da'ech doit comprendre l'élimination des multiples formes de soutien direct et indirect d'Ankara au faux califat.
Le problème, c'est que Ankara fait partie de la coalition spectaculairement inefficace des USA. Ce paradoxe éclairant a au moins été constaté par quelques adultes à Washington. Pourtant, l'administration Obama demeure obnubilée par Ankara, le dominateur qui veut faire croire que c'est la queue qui fait bouger le chien. L'équipe Obama croit encore que Assad dégage est responsable non seulement de la création du faux califat (une absurdité répétée à cœur joie par David-d'Arabie-Cameron et le général Hollande), mais aussi de l'échec monumental de la coalition des USA à le réduire en poussière. Dans les faits, c'est Ankara qui s'occupe de ce qui passe pour être une zone d'exclusion aérienne le long de la frontière turco-syrienne, et ce ne sont pas les brutes d'al-Baghdadi qu'Ankara veut combattre, mais bien les Kurdes syriens ou les Kurdes du PKK.
Bon Dieu ! mais où sont donc passés mes services secrets sur le terrain ?
Dans l'intervalle, si la machine du Pentagone voulait bien se concentrer sur la mission, elle pourrait asséner aux brutes du califat un coup digne de l'opération Choc et stupeur en un seul weekend. Mais si l'on tient compte de tout ce que le Pentagone n'a pas appris en Irak, il est peu probable qu'il dispose d'un minimum de sources de renseignements crédibles sur le terrain.
Tout se joue sur une bande désertique s'étendant sur un peu plus de 400 kilomètres le long de la ligne Sykes-Picot en perdition qu'est la frontière entre la Syrie et l'Irak, entre al-Baaj, au nord de l'Irak, et Rutba, près de la frontière jordanienne, Certains appellent cette zone le Tora Bora irakien. C'est vrai qu'elle ressemble un peu à l'Afghanistan, mais avec plus de désert.
EIIL/EIIS/Da'ech domine les provinces de Ninive, de Dijla, d'Ifrit et d'Al-Jazeera en Irak, les provinces d'Abou Kamal et de Deir ez-Zor en Syrie, et la majeure partie de la province de Furhat en Irak autour d'al-Baaj, où il a établi son haut commandement. Si un analyste du Pentagone prenait la peine de communiquer avec l'analyste irakien Hisham al-Hashemi, il lui dirait que al-Baghdadi lui-même se terre à al-Baaj, avec ses deux épouses. Mais celui qui est véritablement aux commandes pour le moment, c'est Abou Alaa al-Afari, l'émir pour la Syrie et l'Irak.
Les USA n'ont jamais cherché à contrôler ces terres désolées, tout comme Saddam Hussein avant eux. Les tribus locales sont extrêmement radicales et excellent dans la contrebande. Des brutes du califat ont marié des femmes tribales et sont totalement intégrées. Tous les chiites sont considérés comme des hérétiques maléfiques, pires encore que les chrétiens. Devinez qui a endoctriné ces tribus ? Les imams de l'Arabie saoudite.
La coalition pourrait facilement tailler en pièces à coup de bombes cinq bataillons spéciaux de EIIL/EIIS/Da'ech, qui regroupent chacun jusqu'à 500 djihadistes répartis en fonction de leur nationalité et de leur champ de spécialisation, tous concentrés localement. Par exemple, les ressortissants des pays du Golfe et du Maghreb assurent la protection du haut commandement, tandis que les Européens de l'Est et les Asiatiques amassent le butin, perçoivent les taxes et veillent au transport des armes. La première brigade en importance est celle qui a libéré Mossoul, formée à 80 % d'Irakiens, qui sont déployés actuellement à Hassaké, en Syrie.
Il pourrait y avoir jusqu'à 125 000 brutes du califat sur le terrain, y compris jusqu'à 15 000 étrangers. Mais les têtes dirigeantes de cette hydre sont à al-Baaj. S'il faisait table rase des lieux, Persée Obama éliminerait la méduse djihadiste.
En lieu et place, nous assistons à un spectacle pitoyable donné par les quatre, j'ai bien dit les quatre rebelles modérés formés par les USA, qui restent pour lutter contre EIIL/EIIS/Da'ech en Syrie, ce qu'a admis le général Lloyd Austin lors d'une audience de la Commission des services armés du Sénat des USA mercredi dernier. Tous se souviennent de ces rebelles faisant partie d'un groupe de 54 que le Front al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie, que les néocons et les médias institutionnels des USA veulent faire passer pour des modérés) avait attaqués en juillet. Il a ainsi réduit cette chimère de l'administration Obama que sont les rebelles modérés (15 000 ! Bien formés et bien armés !) en chimère justement.
Et voici... Poutine le grand qui entre en scène
L'administration Obama, avec l'appui docile de ses larbins européens, ne veut tout simplement rien entendre. Dès 2014, Lakhdar Brahimi, l'ex-représentant de la Ligue arabe et de l'ONU pour la Syrie, disait que l'analyse faite par les Russes de l'ensemble du puzzle syrien était juste dès le départ.
Aujourd'hui, le lauréat du prix Nobel de la paix et ancien négociateur Martti Ahtisaari dit que dès le début de 2012, les Russes avaient proposé d'écarter Assad du pouvoir à la suite de négociations avec des représentants crédibles de l'opposition non djihadiste.
Moscou cherche maintenant à intensifier le jeu diplomatique en essayant de réduire l'écart entre Damas et une opposition crédible (ça ne se bouscule pas au portillon !), tout en montant une véritable coalition pour combattre EIIL/EIIS/Da'ech. Car Moscou considère comme une menace grave à sa sécurité nationale tout mouvement djihadiste vers la Syrak en provenance de la Volga et du Caucase du Nord.
À cet égard, une distinction importante apparaît. Les intérêts nationaux de la Russie en matière de sécurité ne convergent pas nécessairement avec ceux de l'Iran (la Syrie sert de tête de pont au Hezbollah et aussi de projection de l'Iran en Méditerranée).
Le jeu diplomatique de Moscou est toutefois le seul en piste, puisque le Plan A de Washington demeure un changement de régime et qu'il n'y a pas de feuille de route occidentale cohérente pour garantir la destruction de EIIL/EIIS/Da'ech tout en empêchant un démembrement catastrophique de l'État syrien.
La position de Assad est décrite en détail ici. Celle de Poutine est décrite en détail ici. Tout observateur neutre et bien informé en tirera les conclusions qui s'imposent. En attendant, on peut voir la crise des réfugiés qui se déploie dans toute son ampleur à un jet de pierre du siège social de l'UE, sans qu'aucun eurocrate friand de sommets n'ait daigné s'y rendre et parler aux demandeurs d'asile.
En plus d'accélérer la cadence sur le front diplomatique, Moscou prête de toute évidence attention à ce qui se passe sur le terrain, en déployant une infrastructure sur la base aérienne de Lattaquié, où des conseillers russes sont basés. L'hystérie concertée émanant de tout le royaume du baratin aux USA, qui dénonce ce déploiement en disant qu'il complique énormément la campagne de la coalition menée par les USA, ne tiendrait même pas la route comme blague de jardin d'enfants.
Il n'y aura pas d'affrontement direct entre les F-16 de la coalition et les avions de chasse russes. Le Pentagone le sait fort bien, mais ce qui l'embête, c'est que le déploiement russe va empêcher la coalition de donner suite à de drôles d'idées, comme celle de donner un coup de pouce aux Turcs en bombardant les forces de Assad plutôt que EIIL/EIIS/Da'ech. Soit dit en passant, Ankara continue de perdre des plumes à Washington, qui a refusé de participer à la création d'une zone d'exclusion aérienne ultra médiatisée au nord d'Alep.
La Turquie et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont été indirectement prévenus : évitez de cibler les conseillers russes s'opposant aux rebelles modérés qui utilisent des armes létales fournies par la Turquie, le CCG et les USA. Dans le jargon du royaume du baratin, compliquer les efforts de la coalition signifie qu'on ne pourra plus bombarder les forces de Assad en toute impunité. Dur, dur de parvenir à un changement de régime avec tant de contraintes !
Retour à l'avant-Bismarck ?
Pendant ce temps, l'UE fait les frais de cette obsession du changement de régime, en continuant d'être déchirée par des divisions sans fin provoquées par la crise des réfugiés, à laquelle s'ajoute le spectre de la répétition éternelle du djihad dans les rues et les trains reliant les grandes capitales européennes. Mais au moment même où l'UE cherche désespérément une solution à ce puzzle syrien tragique, David-d'Arabie-Cameron et le général Hollande s'apprêtent à effectuer des frappes aériennes insignifiantes qui n'amèneront certainement pas les brutes du califat à trembler dans leurs bottes design griffées désert.
L'opinion publique paneuropéenne est de plus en plus d'avis que c'est l'administration Obama qui perpétue la tragédie syrienne, ce qui n'a rien d'étonnant quand on la voit s'accrocher au mirage du changement de régime, soutenir une Armée syrienne libre fictive et des rebelles modérés comme Al-Qaïda en Syrie et diaboliser toute aide offerte à Damas par la Russie et l'Iran.
Poutine a été on ne peut plus clair et certains adultes à Washington et Bruxelles ont compris le message : Sans une participation active des autorités et des militaires syriens, il serait impossible d'expulser les terroristes de ce pays et de la région dans son ensemble (...) Sans l'appui de la Russie à la Syrie, la situation dans le pays aurait été pire qu'en Libye et le flux de réfugiés encore plus grand.
Alors s'il y a la moindre chance d'un accord de paix en Syrie, c'est la faute à Poutine.
Mais il y a un autre scénario possible pour l'avenir immédiat qui est activement débattu, soit la multiplication de micro-États dans tout le Moyen-Orient pour contrer le carnage fratricide. Nous aurions alors droit entre autres à un Allaouistan, à un Kurdistan, à un Druzistan, à un Yazidistan et à un Houthistan, dont les frontières sont déjà assez bien délimitées sur le terrain.
Tu parles d'une version remixée au goût du XXIe siècle des états princiers de l'Europe d'avant Bismarck ! Mais il y a déjà eu un précédent créé par l'UE dans les Balkans, avec le démantèlement de la Yougoslavie en fonction de lignes de clivage religieuses, même si la grande majorité de la population est slave.
Mais un Moyen-Orient remixé ne sera possible que si la Turquie et l'Iran acceptent la création d'un Kurdistan, ce qui n'arrivera pas. Pour leur part, la majorité des Irakiens et des Syriens ont développé une forte identité nationale. Dans un sondage récent, 70 % des Syriens s'opposaient à la partition de leur pays (82 % considéraient aussi EIIL/EIIS/Da'ech comme une créature des USA et de l'étranger). La Syrie pourrait tout de même être divisée en trois, tout dépendant où le jeu de puissance des USA et de la Russie va mener. Mais à l'heure actuelle, la lutte pour une Syrie unifiée, pacifiée et séculaire est le seul exercice de realpolitik qui compte.
Pepe Escobar* pour Asia Times
* Pepe Escobar est un journaliste brésilien de l'Asia Times et d'Al-Jazeera. Pepe Escobar est aussi l'auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books, 2014)
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* Pepe Escobar es un periodista brasileño del periódico Asia Times Online y de Al-Jazeera. Pepe Escobar es también autor de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan » (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books, 2014. Se lo puede seguir también en inglés por Facebook
Asia Times Hong Kong, le 18 septembre 2015.
Traduit de l'anglais pour le Saker Fr par : Daniel, relu par jj et Diane