05/10/2015 michelcollon.info  10min #102963

 La Russie accentue la pression pour mettre fin à la guerre en Syrie

Les Etats-unis doivent-ils s'allier à Al-qaida en Syrie ?

Robert Parry

Aux Etats-Unis, la nouvelle « pensée collective » souligne que le président russe Poutine n'a pas tenu sa promesse d'attaquer seulement l'État islamique lorsque ses avions de guerre ont frappé d'autres cibles rebelles en Syrie. Mais Poutine n'a jamais précisé quels terroristes il allait frapper. Et la coalition des rebelles ciblés comprend des affiliés d'Al-Qaida, comme l'analyse Robert Parry.

La phrase-clé du  principal article du New York Times à propos des frappes aériennes russes contre les rebelles syriens arrive en bout de course, cinq paragraphes avant la fin, lorsque le Times remarque au passage que le quartier nord de Homs où les attaques ont eu lieu a été le théâtre d'une offensive menée par une coalition « comprenant le Front Al-Nosra ».

Ce que le Times ne précise pas dans ce contexte, c'est que le Front Al-Nosra est une filiale d'Al-Qaida. Cette omission s'explique peut-être par le fait que cette information supplémentaire perturberait le bon ton de l'article qui accuse la Russie de mauvaise foi en attaquant d'autres groupes rebelles plutôt que l'État islamique.

Mais les Russes ont été très clairs sur leurs intentions : engager des frappes aériennes contre le mélange de groupes rebelles parmi lesquels autant Al-Qaida que l'État islamique jouent un rôle de premier plan. Le Times et le reste des médias mainstream US jouent simplement le jeu lorsqu'ils prétendent le contraire.

De plus, la réalité à propos de la coalition rebelle éclatée de Syrie est qu'il est pratiquement impossible de distinguer les quelques rebelles « modérés » des nombreux extrémistes sunnites. En effet, de nombreux « modérés », comprenant quelques combattants entraînés et armés par la CIA et le Pentagone, ont rejoint le Front Al-Nosra d'Al-Qaida. Ils ont même remis des armes et des équipements US à cette filiale de l'organisation terroriste qui a attaqué New York et Washington le 11 septembre 2001. Rappelons que c'est cet événement qui a provoqué une intervention militaire directe des Etats-Unis au Moyen-Orient.

Pourtant, ces derniers mois, le gouvernement israélien et ses alliés néoconservateurs aux Etats-Unis ont lancé  des ballons d'essai pour voir si Al-Qaida pourrait être reconsidérée comme des sunnites modérés. Ils deviendraient ainsi de fait des alliés des Etats-Unis pour accomplir le changement de régime en Syrie, chassant le président Bashar el-Assad qui a occupé durant des années le haut de la liste noire des Israéliens et des néocons.

C'était l'un des principaux thèmes de la propagande des néoconservateurs : répandre une théorie du complot prétendant qu'Assad et l'État islamique sont d'une certaine manière de mèche, si bien qu'Al-Qaida représenterait un moindre mal. En réalité, cette théorie du complot ne repose sur aucune preuve, comme cela a été relevé par Charlie Rose lui-même dans son interview du président russe Vladimir Poutine pour « 60 minutes ». L'État islamique et Al-Qaida ont tous deux mené un combat pour détruire le gouvernement laïc d'Assad, lequel a riposté contre les deux groupes.

Et si ces deux organisations terroristes de premier plan voyaient une chance d'élever leur drapeau noir sur Damas, ils pourraient très bien résoudre leurs désaccords tactiques. Ils auraient beaucoup à gagner en renversant le régime d'Assad qui est le principal protecteur des chrétiens, des alaouites, des chiites et des autres « hérétiques » de Syrie.

Quand établir un califat fondamentaliste ? C'est le principal litige qui oppose Al-Qaida à l'État islamique. Ce dernier pense que le califat peut commencer maintenant alors qu'Al-Qaida affirme que la priorité est d'abord de mener plus d'attaques terroristes contre l'Occident.

Pourtant, si Damas tombe, les deux groupes obtiendront entière satisfaction : l'État islamique pourra passer son temps à décapiter les hérétiques pendant qu'Al Qaida pourra fomenter dramatiquement de nouvelles attaques terroristes cotre des cibles occidentales. Une sombre opération Win-Win.

On pourrait croire que le gouvernement US s'appliquerait à éviter un tel scénario. Mais le ton hystériquement antirusse du New York Times et des autres médias mainstream nous montre que quoi que fasse Poutine, ça doit être vu du mauvais côté.

La frénésie anti-Poutine

Jeudi, un présentateur de la CNN fulminait sur les avions de Poutine qui attaquaient « nos gars », c'est-à-dire les rebelles entraînés par la CIA. Et il demandait à savoir ce qui pourrait être fait pour stopper les attaques russes. Cette frénésie était alimentée par l'article du Times, coécrit par un spécialiste néoconservateur de la sécurité nationale, Michael R. Gordon, l'un des principaux promoteurs de l'arnaque des armes de destruction massive irakiennes en 2002.

L'article du Times avançait l'idée que les Russes attaquaient les rebelles modérés de bonne volonté en violation des supposés engagements de lutter contre l'État islamique seulement. Mais Poutine n'a jamais limité son soutien militaire au gouvernement d'Assad pour attaquer le seul État islamique.

En effet, même le Times aborde cette partie de l'histoire en rapportant la citation de Poutine comme quoi la Russie agissait « préventivement pour combattre et détruire les militants et les terroristes sur les territoires qu'ils occupaient déjà. » Poutine n'a pas limité l'action de la Russie à l'État islamique.

Mais le Times interprète la phrase comme si les « militants et les terroristes » pouvaient s'appliquer seulement à l'État islamique en écrivant : « Des responsables américains ont dit que les attaques n'étaient pas dirigées contre l'État islamique, mais contre d'autres groupes d'opposition qui combattent le gouvernement (syrien) ».

À moins que le New York Times ne considère plus Al-Qaida comme un groupe terroriste, la formulation du journal n'a aucun sens. En effet, le Front Al-Nosra d'Al-Qaida a émergé comme l'élément principal de la dénommée Armée de Conquête, une coalition des forces rebelles qui a utilisé de l'armement US sophistiqué, notamment des missiles TOW, pour obtenir des avancées majeures contre l'armée syrienne autour de la ville d'Idlib.

L'armement vient plus que probablement des alliés régionaux des Etats-Unis, l'Arabie saoudite, la Turquie, le Qatar et d'autres États à majorité sunnite du Golfe ayant soutenu Al-Qaida, l'État islamique et d'autres groupes rebelles sunnites en Syrie. Cette réalité a été décrite dans un rapport de la Defense Intelligence Agency. Et le vice-président Joe Biden a lui aussi lâché le morceau.

Le 2 octobre 2014, Biden a déclaré devant un auditoire de la Kennedy School d'Harvard : « Nos alliés dans la région ont été notre principal problème en Syrie... Les Saoudiens, les Émirats, etc. Que faisaient-ils ? Ils étaient tellement déterminés à renverser Assad et à mener essentiellement une guerre par procuration entre sunnites et chiites. Donc qu'ont-ils fait ? Ils ont versé des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d'armement militaire à quiconque combattrait Assad. Sauf que ceux qui étaient approvisionnés, c'était Al-Nosra et Al-Qaida et des jihadistes extrémistes venus d'autres endroits du monde. » (Citation à 53:20 de la Vice President Biden Delivered Remarks on Foreign Policy | Institute of Politics )

Le Front Al-Nosra d'Al-Qaida a aussi bénéficié d'une alliance de fait avec Israël. Les Israéliens ont pris en charge des combattants blessés d'Al-Nosra pour des traitements médicaux et les ont renvoyés sur le champ de bataille dans les environs du Plateau du Golan. Israël a aussi mené des frappes aériennes en Syrie en soutien aux avancées du front Al-Nosra, avec notamment l'assassinat de conseillers du Hezbollah et d'Iran qui aidaient le gouvernement syrien.

Les frappes israéliennes en Syrie, comme celles menées par les Etats-Unis et leurs alliés, violent le droit international parce qu'elles n'ont pas été autorisées par le gouvernement syrien. Mais ces attaques sont considérées comme justes et propres par les médias mainstream US, contrairement aux frappes russes traitées comme illicites alors qu'elles sont menées à l'appel du gouvernement syrien reconnu.

Le choix d'Obama

En fin de compte, le président Barack Obama doit faire un choix. Soit coopérer avec la Russie et l'Iran pour combattre Al-Qaida, l'État islamique et les autres jihadistes extrémistes. Soit aligner la politique US sur l'obsession israélienne du changement de régime en Syrie, même si cela implique une victoire d'Al-Qaida. En d'autres mots, les Etats-Unis devraient-ils revenir à la case départ au Moyen-Orient et aider Al-Qaida à vaincre ?

Préférer Al-Qaida à Assad est la position israélienne, embrassée par de nombreux néoconservateurs. La priorité de leur stratégie a été de chercher un changement de régime en Syrie de manière à contrer l'Iran et son soutien au Hezbollah, tous deux membres de l'islam chiite.

Selon leur raisonnement, Assad est un alaouite proche des chiites. Sa chute pourrait laisser la place à un régime syrien dominé par des sunnites. La ligne d'approvisionnement entre l'Iran et le Hezbollah serait ainsi perturbée et Israël serait alors libre d'agir plus agressivement tant à l'encontre des Palestiniens que de l'Iran.

Par exemple, si Israël décide de sévir à nouveau en Palestine ou de bombarder des sites nucléaires iraniens, il pourrait craindre que le Hezbollah fasse pleuvoir depuis le sud du Liban des missiles sur des villes importantes d'Israël. Mais si la source de missiles iraniens au Hezbollah est bloquée par un régime sunnite à Damas, la peur d'une attaque serait moins importante.

La préférence d'Israël pour Al Qaida au détriment d'Assad a été reconnue par un haut responsable israélien il y a déjà deux ans. Mais ça n'a jamais été relevé par les médias mainstream US. En septembre 2013, l'ambassadeur israélien aux Etats-Unis, Michael Oren, devenu ensuite un proche conseiller du premier ministre Benyamin Netanyahou, a déclaré au Jerusalem Post qu'Israël préférait les sunnites extrémistes à Assad.

« Le plus grand danger pour Israël réside dans cet arc stratégique qui s'étend de Téhéran à Beyrouth en passant par Damas. Et nous voyons le régime d'Assad comme la clé de voute de cet arc jpost.com). « Nous avons toujours voulu le départ d'Assad. Nous avons toujours préféré les mauvais gars qui n'étaient pas soutenus par l'Iran aux mauvais gars qui sont soutenus par l'Iran. » Oren a précisé que cela valait même si les « mauvais gars » étaient affiliés à Al Qaida.

En juin 2014, s'exprimant alors en tant qu'ancien ambassadeur dans une conférence de l'institut Aspen, Oren a développé sa position, Sunnis vs. Shiites and the Lesser of Two EvilsSunnis vs. Shiites and the Lesser of Two Evils qu'Israël préfèrerait même une victoire du brutal État islamique au maintien d'un Assad soutenu par l'Iran. « Du point de vue israélien, si un mal doit l'emporter, laissons le mal sunnite l'emporter », a déclaré Oren.

Voilà donc le choix qui se présente au président Obama et au peuple américain. Malgré les déclarations trompeuses du New York Times, de CNN et des autres grands médias US, les options réalistes sont assez difficiles : soit travailler avec la Russie, l'Iran et l'armée syrienne pour battre les extrémistes sunnites en Syrie (tout en cherchant un accord de partage du pouvoir à Damas qui inclurait Assad et certains de ses rivaux politiques soutenus par les Etats-Unis) ; soit prendre le parti d'Al Qaida et d'autres groupes sunnites extrémistes, y compris l'État islamique, avec pour objectif de déloger Assad tout en espérant que les mythiques rebelles modérés puissent finalement se matérialiser et réussissent d'une manière ou d'une autre à prendre le contrôle de Damas.

Je me suis dit qu'en privé, Obama avait fait le premier choix. Mais il a tellement peur de la réaction politique des néocons et de leurs copains de l"interventionnisme libéral » qu'il se sent obligé de jouer les gros bras en ridiculisant Poutine et en dénonçant Assad.

Mais il y a un danger à jouer cette carte de la duplicité. Le penchant d'Obama à dire tout et son contraire pourrait déboucher sur une confrontation directe entre l'Amérique nucléaire et la Russie nucléaire. Une crise que la ruse verbale d'Obama ne parviendrait pas à contrôler.

Source originale :  Consortium News

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