08/10/2015 mondialisation.ca  14min #103085

 La Russie accentue la pression pour mettre fin à la guerre en Syrie

La Russie retrouve sa place au Moyen-orient

Par  Israel Shamir

Ces jours d'automne sont les plus importants du calendrier au Moyen-Orient. Les musulmans célèbrent l'Aïd al-Adha, la Fête du sacrifice ; les juifs jeûnent à Yom Kippour, le Jour du Grand pardon ; et les chrétiens orthodoxes d'Orient se réjouissent de la nativité de Notre-Dame Marie. Il semble, de façon surprenante, que l'endroit à la mode en ce moment soit Moscou, où Poutine a reçu successivement, à un rythme soutenu, le Premier ministre Bibi Netanyahou, le président palestinien Mahmoud Abbas et le dirigeant turc Recep Erdogan.

Ils ne sont pas venus pour le bel été indien qui a béni Moscou cette semaine, ni pour les feuilles jaunes et rouges couvrant les érables et les bouleaux, bien que ce somptueux nouveau Xanadu [une vallée perdue décrite par le poète Coleridge comme un paradis sur terre, NdT] soit plutôt agréable à cette période de l'année ; ses rues remodelées à grands frais, ses parcs entretenus par les meilleurs jardiniers, ses pistes cyclables et ses trottoirs repavés, et même ses redoutables embouteillages légèrement atténués.

Abbas et Erdogan sont venus ostensiblement pour inaugurer, avec Poutine, la nouvelle grande mosquée-cathédrale de Moscou, une vaste et opulente structure où dix mille fidèles peuvent prier à la fois. Cette ville a plus de musulmans que beaucoup d'autres; à peu près deux millions sur ses quatorze millions d'habitants sont nominalement musulmans.

Ils ont inauguré la mosquée, c'est entendu, et ont profité de l'occasion pour une bonne conversation prolongée avec Poutine. C'est ce qu'a fait Benjamin Netanyahou, le Premier ministre israélien, qui a fait l'impasse sur la mosquée. Et il est venu avec ses hauts gradés : le chef d'état-major et le chef du renseignement militaire, après une longue absence.

Ce soudain intérêt pour Moscou est un signe que l'entrée des Russes dans l'arène syrienne s'est jouée à guichets fermés. Lorsque j'ai écrit il y a environ trois semaines au sujet de cette décision du Kremlin, mon article a été accueilli avec de sérieux doutes, c'est le moins qu'on puisse dire. Se pourrait-il que la Russie, après avoir goûté à l'Ukraine, veuille s'aventurer loin de chez elle? Ils étaient supposés bouder au Kremlin ployant sous le lourd fardeau des sanctions, pas rôder ailleurs. Aujourd'hui, les faits sur le terrain ont justifié mon précédent article. On voit des soldats et des marins russes, des armes russes, des avions à réaction et des navires sur la côte ; ils construisent une nouvelle base et combattent l'ennemi, donnant un nouveau souffle de vie à l'État syrien assiégé.

Les rumeurs de disparition russe et d'effondrement syrien ont été quelque peu prématurées. L'incitation de Poutine à la paix en Ukraine (de ce fait condamnée par les têtes brûlées) lui a permis de stabiliser le Donbass. Un demi-million de réfugiés se sont déversés dans cette région fertile et développée, la Ruhr russe. Une fois le calme au Donbass rétabli, Poutine avait les mains libres pour agir ailleurs, et il l'a fait.

La Russie résiliente est revenue au Moyen-Orient, et ça, c'est un fait inattendu. Inattendu, puisque, il y a quelques années, il semblait que les Russes avaient perdu tout intérêt pour le Moyen-Orient. Ils étaient occupés ailleurs : ils essayaient de faire ami-ami avec l'Europe, de mettre en scène les Jeux olympiques puis de se maintenir autant que possible à l'écart des problèmes en Ukraine. Ensuite, les troupes et les chars états-uniens ont paradé à la frontière russe dans les États baltes, à quelques heures de route de Saint-Pétersbourg. Ce n'est qu'au dernier moment, lorsque l'effondrement syrien a semblé être une question de semaines sinon de jours, que les Russes se sont réveillés et sont accourus pour sauver leur allié Bachar al-Assad.

Ce mouvement a changé les règles du jeu. Les États-Unis se sont de nouveau intéressés à la Russie, et le président Obama a demandé à rencontrer le président Poutine pendant sa visite à New York le 28 septembre 2015, lors de la 70e assemblée générale des Nations unies. Quelques jours auparavant, une telle rencontre était totalement inconcevable.

Les projets des États-Unis pour disposer de la Syrie comme ils le souhaitent ont été mis en déroute par l'implication russe. De même pour les projets du Qatar et des Saoudiens. Une nouvelle réalité est née, ni trop tôt, ni trop tard.

La Turquie

La rencontre entre Poutine et Recep Erdogan, le président turc, est intervenue à un moment crucial. La Turquie est une victime évidente de la crise syrienne, bien qu'elle contribue à sa gravité. Erdogan croyait les Américains et les Européens, qui lui avaient dit que Bachar al-Assad tomberait en quelques semaines. Il a accepté et invité des réfugiés syriens dans son pays, a créé d'immenses camps pour eux. Maintenant, la Turquie abrite deux millions de réfugiés syriens et irakiens et a dépensé huit milliards de dollars pour les prendre en charge. Ce fardeau est une raison essentielle de la récente défaite électorale de Erdogan et de son parti : l'opération réfugiés est tout simplement trop chère et ruineuse pour la société turque qui n'est pas très robuste.

La proposition états-unienne à la Turquie de rejoindre la coalition dirigée par les États-Unis a été acceptée avec hésitation, mais il est rapidement devenu clair que cette voie ne menait nulle part. Les projets turcs de mettre en place une zone d'exclusion aérienne à proximité de la frontière entre la Syrie et la Turquie ont provoqué l'implication russe, car après sa mise en place Bachar al-Assad et l'État syrien auraient été cuits. Après la décision russe, les Turcs ont perdu tout moyen de s'en sortir.

Ils ont réagi en lâchant la vague de réfugiés sur l'Europe. Les Européens étaient plutôt contrariés, mais ils faut qu'ils regrettent ce qu'ils ont fait. Ils ont poussé à l'élimination de Bachar al-Assad, ils ont soutenu les groupes anti-Assad, et ils n'ont pas voulu payer pour le séjour des réfugiés en Turquie. Les Turcs ne pouvaient pas garder deux millions de réfugiés refoulés dans leur pays sans un soutien important de l'Europe, et ce soutien ne venait pas. Donc les Turcs ont permis aux Européens de ressentir le flot de réfugiés dans leur propre chair.

Nous pouvons probablement ajouter que les États-Unis ne se sont pas opposés au fait que les Turcs lâchent la vapeur. Les élites dirigeantes états-uniennes ont toujours pensé que les pays européens sont trop homogènes et qu'un peu de dilution par des immigrants les feraient ressembler davantage aux États-Unis dans leur composition.

Pendant ce temps, à Moscou, le président Erdogan a appelé le président Poutine son cher frère, un titre habituellement réservé aux rois de la région et aux alliés proches. Pour la toute première fois, ses officiels ont émis la principale idée de Poutine : tout arrangement en Syrie devrait être réalisé avec le président Bachar al-Assad. Veuillez vous souvenir que seulement quelques jours auparavant, les Turcs adhéraient fermement au mantra américain «Assad doit partir».

Maintenant, cette importante barrière mentale est tombée : Erdogan et Poutine ont repris leurs discussions sur le gazoduc Turk Stream, qui étaient gelées depuis quelques mois. Les négociations n'ont pas abouti, mais il semble que les choses ont commencé à bouger.

Israéliens et Palestiniens

Vladimir Poutine et Benjamin Netanyahou. Credit: Times of Israel

Pour Israël, l'implication de la Russie signifiait que leur vieille liberté de bombarder qui bon leur semble appartenait au passé, ou du moins était restreinte. C'est une chose de bombarder des Syriens pratiquement sans défense, comme les Israéliens l'ont fait une douzaine de fois l'an dernier, et c'en est une toute différente d'envoyer des avions à réaction dans le rayon d'action de la vision sans obstacles des radars S-300 et des intercepteurs Su-27 avec des as russes dans les cabines de pilotage. C'est pourquoi Netanyahou s'est rendu à Moscou la veille de Yom Kippour.

Netanyahou est venu poser son propre ultimatum. Les Russes et leurs alliés, Assad, l'Iran et le Hezbollah, doivent choisir s'ils ont l'intention de sauver Bachar al-Assad ou de combattre Israël. S'ils combattent Israël, Israël détruira Assad.

Poutine a déclaré que les Russes n'avaient pas l'intention de combattre Israël. Assad est en si piètre état qu'il ne peut pas combattre Israël. Rien que le sauver est assez difficile puisqu'il contrôle seulement entre 20% à 30% du territoire national, même si c'est la partie la plus peuplée de la Syrie, alors que le reste du territoire est principalement du désert.

Netanyahou a revendiqué sa liberté de bombarder les Iraniens et le Hezbollah partout où cela lui convient. Il est toujours obsédé par l'Iran, puisque les Iraniens, selon lui, réarment le Hezbollah, modernisent l'armement de ce dernier et projettent d'ouvrir un second front contre Israël sur les Hauteurs du Golan. Alors que les deux premières affirmations peuvent être vraies, la troisième est pure invention.

Netanyahou est inquiet que les armes Russes sophistiquées se retrouvent au Liban, et cela limitera le droit divin d'Israël de bombarder le Liban. Les Russes ne veulent pas non plus que leurs armes de dernière génération sortent de Syrie, donc il n'y a pas de grand désaccord entre eux et les Israéliens sur ce point. Cependant, alors que les Israéliens soutiennent que de telles fuites se produisent, les Russes le nient avec véhémence. Maintenant, et lors de leur rencontre précédente, le dirigeant israélien a affirmé qu'il sait («Faites-moi confiance!») que les armes russes les plus modernes se sont retrouvées au Liban alors que Poutine a rejeté cette affirmation comme dénuée de preuves.

Il semble que Netanyahou continue à chercher la bagarre. Le président américain a refusé de satisfaire son désir innocent de détruire l'Iran et a conclu un accord avec son pire ennemi. Pire même, comme nous l'avons appris de son ancien ministre de la Défense Ehud Barak, les généraux de Netanyahou se sont aussi rebellés contre les plans de Bibi pour attaquer l'Iran. Mais Netanyahou ne renonce pas. Il cherche à détruire l'Iran ou au moins le Hezbollah, la force combattante la plus puissante dans la région.

Israël est beaucoup plus fort que le Hezbollah, et il n'a aucune raison de craindre une attaque de ce dernier. Si Israël n'attaque pas, personne n'attaque Israël. Mais cette équation de type MAD [mutual assured destruction] n'est pas acceptable pour Netanyahou: il cherche l'immunité et l'impunité pour ses frappes. Le Hezbollah lui refuse cette impunité et peut exiger un prix élevé pour une nouvelle campagne de bombardements.

Une hotline

A la demande de Netanyahou, Les Russes et les Israéliens ont convenu d'établir une ligne téléphonique permanente entre leurs armées dans le but de réduire les risques d'une rencontre hostile entre elles. C'est une pratique normale : une telle ligne téléphonique a fonctionné en 1974 entre l'Égypte et Israël en guerre pendant le cessez-le-feu, afin qu'un échange local de tirs ne dégénère pas en une conflagration générale non désirée.

Ce n'est pas une coopération, ni une planification conjointe, ni une entente entre alliés. Seulement un dispositif pour éviter des échanges de tirs indésirables. Et c'est une bonne chose. Israël et la Russie ne peuvent être des alliés : ils poursuivent des buts opposés et leurs alliés sont tout à fait différents. Israël s'est liée d'amitié avec Jabhat al-Nusra, une branche syrienne de al-Qaïda, un groupe sunnite extrémiste. Deux mille combattants de al-Nusra ont bénéficié de traitements médicaux en Israël et sont repartis combattre Assad. Israël est modérément hostile à Bachar al-Assad, a bombardé les positions de l'armée syrienne et attaqué ses bases avec l'aide de al-Nusra. Israël est implacablement hostile aux alliés de la Russie en Syrie, l'Iran et le Hezbollah, et assez indifférente à Da'esh (ISIS/État islamique). C'est pourquoi la discussion sur une alliance russo-israélienne en Syrie n'est qu'une tentative de vous induire en erreur.

Cependant, le président Poutine est très amical à l'égard d'Israël et des juifs. Son amitié ne l'incitera pas à abandonner la Syrie ni à rompre avec l'Iran, mais même le plus grand ami d'Israël sur la planète, les États-Unis, est attentif à ses intérêts. En de nombreuses occasions, Poutine a promis de sauver les juifs si les choses se passaient vraiment mal pour eux. Il semble qu'il a à l'esprit une évacuation massive des juifs israéliens en Russie, en dernier recours, comme la Russie l'a fait pour les juifs polonais en 1939, sauvant ainsi des millions d'entre eux de la furie nazie. Inutile de dire que nous sommes très loin d'un tel scénario apocalyptique.

Il semble que Poutine ait quelques amis personnels proches parmi les Russes en Israël, car il souligne souvent que la communauté russe en Israël, forte de 1,5 millions de personnes (en fait, quelque 500 000 au plus) est le pont et la garantie de leur amitié. Il a fait un cadeau généreux de quelque 5 milliards de roubles (90 millions de dollars) par an aux juifs russes en Israël pour leur fonds de pension. (Les États-Unis donnent beaucoup plus, mais surtout pour des armes, et l'argent va aux généraux israéliens.)

Poutine a reçu chaleureusement Netanyahou, comme son vieil ami. Donc c'est Netanyahou qui a signalé qu'il était fatigué des États-Unis. Poutine n'a pas saisi la balle : il n'a pas cru que Netanyahou était prêt à abandonner les États-Unis et à s'enfuir avec les Russkis pour aller se cacher dans la grange. Mais tous les deux ont vibré d'enthousiasme et d'amitié. Poutine a souhaité à Bibi d'être inscrit dans le Livre de la vie, manifestant là une connaissance inattendue des coutumes juives.

Poutine et les juifs

Poutine est si amical avec les juifs en Russie que le quotidien israélien Haaretz a écrit que les juifs russes n'avaient jamais rien connu d'aussi bon. Il autorise les hassidim Habad à reconstruire leur communauté en Russie, puisque l'ancienne a été désintégrée après son émigration de masse vers Israël et suite à l'assimilation et aux mariages mixtes. Dans la seule ville de Moscou, ils construisent trente synagogues (à comparer avec seulement deux mosquées et environ trois mille églises), bien qu'il n'y ait que quelques centaines de juifs pour fréquenter les synagogues dans tout Moscou, au mieux.

Les familles hassidim Habad arrivent d'Israël, des États-Unis et d'Europe, et on peut souvent les observer aux alentours de la ville dans leurs vêtements traditionnels. Reste à voir si elles projettent d'établir une nouvelle communauté juive ou l'utiliser pour réaliser des affaires immobilières à long terme, comme certaines personnes le prétendent. Dans pratiquement chaque ville russe il y a une synagogue et un centre communautaire installés sur une parcelle de terrain parmi les plus convoitées et chères, gérée par les Habad, tandis que les communautés juives traditionnelles ont été dépossédées par ces derniers et ont disparu.

Poutine est-il si favorable aux juifs parce qu'il pense que c'est une bonne stratégie? Peut-être. Même aujourd'hui, il est souvent décrit dans les médias occidentaux comme un nouvel Hitler, et combien pire ce serait si les juifs de Russie ou d'Israël le considéraient comme un ennemi. D'autre part, il peut être sincère, puisqu'il a étudié le droit à l'université de Saint-Pétersbourg et y avait de nombreux amis juifs. Il a aussi travaillé avec le maire de Saint-Pétersbourg qui comptait de nombreux juifs dans son entourage. Son choix des Habad n'est pas facile à justifier, mais peut-être étaient-ils préparés à construire une vie juive tout en restant à l'écart de la politique.

Maître de judo

Ses bonnes relations avec Netanyahou ne lui causent aucun tort. Netanyahou est encore un homme très puissant, capable de rassembler une majorité au Sénat des États-Unis, et un allié de l'Arabie saoudite, l'homme fort du monde arabe. Les méthodes de Poutine évitent la confrontation ; en maître de judo, il ne s'affronte pas avec son adversaire, il exprime rarement son désaccord. Donc il a été d'accord avec la proposition de Netanyahou de mettre en place une ligne téléphonique d'urgence ou une commission conjointe des armées. Je doute que cette commission soit productive. Si Bibi prévient les Russes de l'attaque qu'il prévoit sur les positions syriennes, l'attaque sera inefficace ; néanmoins, la commission et la ligne téléphonique réduiront le danger d'une confrontation inutile.

Presque immédiatement après sa réunion avec Netanyahou, Poutine a aussi rencontré le président palestinien Mahmoud Abbas. Cette rencontre a aussi été très amicale. Abbas lui a parlé des troubles autour de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem, où des religieux juifs fanatiques causent des ravages et suscitent des affrontements. Il a mentionné la confiscation de terres chrétiennes près de Beit Jalla et d'autres nombreux problèmes, y compris la récente autorisation israélienne de tirer sur des enfants palestiniens à balles réelles de calibre 0.22. Abbas a encouragé Poutine à sauver la Syrie de la désintégration et a écouté l'explication de Poutine sur les projets russes. Il semble que Mahmoud Abbas ne se retirera pas et ne rendra pas les clés de l'Autorité palestinienne lors de l'Assemblée générale de l'ONU qui aura lieu dans quelques jours, comme certains observateurs l'attendaient, bien que ce ne soit pas encore définitif.

Cette double rencontre a amené la diplomatie russe à un nouveau sommet. Jusqu'à maintenant, seuls les présidents américains étaient capables de rencontrer à la fois les Israéliens et les Palestiniens de manière amicale et d'étendre leur patronage. Maintenant, la Russie a atteint cette position suprême et c'est certainement une grande réussite de Poutine, justifiant déjà sa décision de s'engager en Syrie.

Par la suite, nous traiterons des discussions russo-américaines sur la crise syrienne et nous verrons ce qu'ils se sont dit.

Israel Shamir

Article original en anglais :

 Russia Returns to the Middle East

source originale :  Unz Review 25 septembre 2015

Traduit par Diane, relu par jj pour  le Saker Francophone

Israel Shamir peut être atteint à [email protected]

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