Par Thomas Gaist
Quatre jours après que l'armée américaine a tué au moins vingt-deux civils, dont trois médecins et neuf membres du personnel médical de Médecins sans frontières (MSF), cette organisation caritative internationale a qualifié l'acte de crime de guerre. Elle a demandé une enquête internationale indépendante sur le raid aérien ayant détruit son hôpital de traumatologie à Kunduz, en Afghanistan.
Pour essayer de devancer un tollé international croissant, la Maison Blanche a été contrainte d'exprimer officiellement ses regrets et le président de téléphoner à la présidente de MSF, Joanne Liu. Durant la conversation téléphonique avec Liu, Obama n'a fourni aucune explication sur l'incident, mais a présenté selon le porte-parole de la Maison Blanche Josh Earnest « ses excuses sincères ».
Obama restait convaincu que l'attaque était « un terrible et tragique accident, » que les forces américaines avaient « frappé par erreur un hôpital de campagne de MSF à Kunduz, en Afghanistan » et qu'aucune preuve n'est venue contester cette affirmation, a dit Earnest.
Les calculs géopolitiques cyniques derrière les prétendus regrets d'Obama ont été mis en évidence dans son appel téléphonique au président afghan Mohammad Ashraf Ghani le même jour. Selon le communiqué de la Maison Blanche, la discussion avec Ghani tournait autour des plans de poursuite de l'intervention militaire et politique américaine en Afghanistan.
« Le président Obama a téléphoné aujourd'hui avec le président de la République islamique d'Afghanistan Ashraf Ghani pour féliciter les Forces afghanes de défense nationale et de sécurité de leur bravoure et souligner qu'il aurait plaisir à continuer à collaborer étroitement avec le Président Ghani et le gouvernement afghan, afin de soutenir leurs efforts pour assurer la sécurité du peuple afghan », disait le communiqué de la Maison Blanche.
« Le président Obama et le président Ghani ont réaffirmé leur engagement à renforcer le partenariat entre les Etats-Unis et l'Afghanistan, » a écrit la Maison Blanche.
En réalité, ce sont « les efforts [de Washington] pour assurer la sécurité du peuple afghan », et le « partenariat » des Etats-Unis et du régime de leur client néocolonial à Kaboul, qui sont les causes de la dernière tuerie à Kunduz. Le seul bénéficiaire de la « sécurité » que les forces d'occupation américaines cherchent à apporter est le gouvernement fantoche haï de Kaboul. En quatorze ans d'occupation, l'armée américaine a commis d'innombrables crimes de guerre contre la population de l'Afghanistan dans le cadre de ses opérations continues de contre-insurrection et de soutien au régime de Kaboul.
Suivant l'exemple de la Maison Blanche, le Département américain de la Défense a lui aussi changé de ton, craignant que l'attaque de Kunduz ne provoque une réaction plus hostile que prévue. Vu les résultats désastreux de ses interventions militaires en Syrie, en Irak et en Libye, la classe dirigeante américaine s'inquiète clairement de la possibilité d'un tel scénario en Afghanistan.
Dans ses premières déclarations, le Pentagone refusait d'admettre une faute quelconque ou même de confirmer que l'armée américaine était responsable de l'incident. Mais parlant mercredi à Rome, le secrétaire américain à la Défense Ashton Carter a, lui aussi, adopté une rhétorique plus conciliante et dit que l'armée américaine allait lancer une enquête pour « demander des comptes à toute personne responsable d'une conduite inappropriée ».
Les lignes générales de l'incident sont bien établies malgré les tergiversations des responsables américains et afghans. Un hélicoptère de combat américain AC-130, exécutant les ordres d'officiers américains, a ciblé de façon répétée la grande enceinte de l'hôpital avec des armes lourdes pendant près d'une heure et demie. Le barrage a fait brûler complètement la section principale de l'hôpital, et des témoins ont décrit des scènes horrifiques de cadavres carbonisés qui brûlaient encore sur les quelques lits d'hôpital restants.
« Nos patients ont brûlé dans leur lit, des médecins de MSF, des infirmières et d'autres membres du personnel ont été tués alors qu'ils travaillaient. Nos collègues ont dû se soigner entre eux », a dit la présidente de MSF.
« Nous avions huit lits de soins intensifs avec ventilateurs, c'était de la médecine de haute technologie. Ce n'était pas le petit hôpital de brousse. Vous ne pouviez pas vous y tromper », a déclaré Liu. « Si nous ne protégeons pas cet espace médical pour y mener nos activités, alors il est impossible de travailler dans d'autres contextes comme la Syrie, le Soudan du Sud, le Yémen ».
En effet, comme les commentaires de Liu l'indiquent, il y a tout lieu de croire que l'hôpital de MSF a été ciblé par l'armée américaine pour envoyer un message aux organisations étrangères opérant dans les zones de guerre américaines du monde entier. Les autorités d'occupation conduites par les américains connaissaient bien, depuis des années, l'existence du grand hôpital et le personnel de MSF avait contacté les responsables militaires US aussi récemment que le 29 septembre pour reconfirmer l'emplacement précis de l'hôpital.
Enfin, quelques jours après l'attaque, le général américain John Campbell a confirmé que les frappes avaient été menées sous les ordres directs d'officiers américains, dans le cadre des opérations militaires à Kunduz, conduites par les forces spéciales américaines.
La demande de bombardement aérien de l'hôpital « a dû passer par une procédure américaine rigoureuse pour permettre la direction des frappes sur le terrain », a dit Campbell, dans son témoignage devant le Comité des services armés du Sénat. « Nous avions une unité d'opérations spéciales à proximité qui communiquait avec les avions qui ont effectué ce bombardement ».
Comme la présidente de MSF l'a correctement fait remarquer en réponse aux remarques de Campbell, ces déclarations constituent « l'aveu d'un crime de guerre ». Citant des « incohérences » entre les versions mises en avant par Washington et Kaboul, MSF a appelé à la formation d'une commission d'enquête indépendante basée sur la Convention de Genève pour examiner les détails liés à l'attaque.
Dans les jours qui ont suivi l'attaque, les responsables américains et afghans avaient cherché à se rejeter la faute et à occulter les faits essentiels. L'armée américaine avait d'abord tenté de faire porter la responsabilité à l'armée afghane, tout en modifiant chaque jour sa propre version des événements.
Dimanche, le ministère afghan de la Défense a d'abord affirmé que des combattants talibans utilisaient l'hôpital comme « bouclier humain » au moment des frappes, et que les forces nationales afghanes avaient par conséquent demandé l'appui aérien américain contre le complexe médical.
Parlant au nom du Département d'Etat, l'amiral américain John Kirby écarta l'appel de Liu pour une enquête indépendante. « Le précédent pour ce genre d'enquête sur ce genre d'incident est bien établi, certainement, au cours des quatorze dernières années de la guerre. Le département de la Défense est éminemment capable d'enquêter sur les mésaventures et les accidents et a fait là-dessus un superbe travail au cours de la dernière décennie ou plus », a-t-il dit.
Quelles que soient les excuses qu'Obama et les chefs militaires américains présentent en public, en privé, ils comprennent bien que de tels incidents sont effectués délibérément, font partie de la politique américaine et que leur nombre va continuer d'augmenter à mesure que les États-Unis se lancent dans des opérations militaires accrues en Afghanistan, en Irak, en Syrie et d'innombrables autres pays du globe.
Loin d'être une aberration, la sauvagerie déployée par les forces américaines à Kunduz ce week-end fait partie des innombrables atrocités de leur part durant la longue occupation de l'Afghanistan. Des incidents encore plus sanglants ont été étouffés par les médias américains. Quelques semaines après l'invasion américaine, en novembre 2001, les États-Unis et les forces spéciales britanniques ont supervisé le massacre de centaines de prisonniers de guerre talibans lors d'un assaut contre la prison de la forteresse de Qala-i-Janghi près de Mazar-i-Sharif, incident qualifié maintenant de 'bataille de Qala-i-Jangi'.
Pendant six à sept jours insoutenables, les troupes occidentales au sol avaient coordonné les bombardements et les attaques de milices affiliées à l'Alliance du Nord et orchestré une attaque totalement inégale contre des prisonniers de guerre, soi-disant en réponse à un « soulèvement » de leur part, en tuant jusqu'à sept cent.
Les prisonniers de guerre avaient été capturés à Kunduz avant d'être poussés dans la forteresse de la prison de Qala-Janghi. Des combats ont éclaté dans la prison après qu'une équipe d'éléments paramilitaires de la CIA ont commencé à interroger les prisonniers alors que des combattants de l'Alliance du Nord leur liaient les mains. Le personnel de la CIA a appelé en renfort des commandos américains et britanniques, qui ont organisé en masse le meurtre de la grande majorité des prisonniers la semaine suivante.
Le World Socialist Web Site a dénoncé le massacre ( Crime de guerre américain: des centaines de prisonniers de guerre massacrés à Mazar-i-Sharif) à l'époque et exigé des poursuites criminelles contre l'armée américaine et les responsables politiques impliqués.
« Le massacre était une conséquence directe des décisions des principaux stratèges américains en Afghanistan », a écrit le WSWS. « Ceci est un crime aux proportions énormes qui hantera l'élite dirigeante américaine. À un certain point, des figures de proue de l'establishment militaire et du gouvernement Bush peuvent très bien aller en prison pour leur rôle dans le massacre de Qala-i-Janghi »..
Le WSWS a maintenu dès le début que la guerre américaine en Afghanistan était une guerre d'agression criminelle et prédatrice, pour laquelle les officiers supérieurs du Pentagone et ceux de multiples administrations présidentielles américaines devaient être jugés et punis. Le récent massacre de Kunduz occupera une place de premier plan dans un futur tribunal des crimes de guerre contre le gouvernement Obama et ses collaborateurs de l'establishmentmilitaire et du renseignement des États-Unis.
Thomas Gaist
Article paru en anglais, WSWS, le 8 octobre 2015