Bien que datant de septembre 2014, cet article permet à chacun d'un peu mieux appréhender ce qu'est "Daech", l'État islamique.
Par Sara Daniel
D'où viennent-ils ? Qui les finance ? Que veulent-ils ? Comment les combattre ? 6 questions sur les nouveaux maîtres de la terreur, plus puissants, connectés et sanguinaires qu'Al-Qaida.
De quoi l'État islamique est-il le nom ? Entité monstrueuse qui est née sur les décombres du conflit syrien (250.000 morts), cette organisation terroriste est le symptôme de la maladie qui ronge le Moyen-Orient. Nihiliste et millénariste, elle est le résultat terrifiant de la vacuité politique dans cette région, où les mouvements qui ont suscité un espoir, du panarabisme aux révoltes arabes de 2011, se sont jusqu'ici soldés par un échec. Elle dit aussi l'abandon de l'Occident, qui a préféré détourner les yeux pendant que le monstre grossissait. Les décapitations des otages, terribles mises en scène de la barbarie, qui se sont succédées, ont laissé l'Occident hébété au point que Barack Obama a d'abord confessé qu'il n'avait "pas de stratégie face à l'État islamique". Ces actes barbares ont fini par fournir - enfin - un prétexte aux États-Unis et à leurs alliés, soutenus par les opinions publiques, pour réagir et intervenir. Mais qui sont, au fond, ces fondamentalistes contre lesquels s'est formée une coalition internationale d'une ampleur inédite ? Que veulent-ils ? Comment assurent-ils leurs recrutements ? D'où vient l'argent qui finance leur action ? Pourquoi leur succès est-il en train de précipiter la chute d'un ordre mondial hérité de la Première Guerre mondiale ? Et enfin comment les combattre ? Voici quelques-unes des questions auxquelles nous avons tenté de répondre.
1 - Comment est né l'État islamique ?
Ce mouvement est né en Irak, lorsque, pour combattre l'occupation américaine de 2003, une poignée d'anciens officiers de l'armée de Saddam Hussein et de fondamentalistes irakiens, rejoints par des djihadistes venus d'Afghanistan, prêtent allégeance à Al-Qaida. Dès 2004, ce groupe commence à diffuser des vidéos de décapitations d'otages occidentaux puis d'Irakiens, "traîtres" supposés. La logique fratricide de l'EI les conduit à déclencher une guerre confessionnelle contre les chiites. La barbarie de leurs exactions met bientôt le groupe au ban des plus fondamentalistes. Al-Qaida les réprimande, et les tribus sunnites, encouragées par les Américains, finissent par les chasser de leur fief d'Al-Anbar, en Irak. En 2007-2008, leur mouvance se réduit à une poignée de fanatiques qui se terrent dans le désert irakien. Deux facteurs expliquent le retour en force des barbares de l'État islamique. D'abord la haine que suscitent, chez les sunnites, le régime du Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, et ses milices chiites soutenues par l'Iran, qui se livrent à un véritable nettoyage ethnique et vident une partie de Bagdad de ses habitants sunnites. Ce sont ces mêmes tribus qui avaient chassé les fondamentalistes en 2007 qui les appellent cette fois au secours. Ensuite, le déclenchement de la révolution en Syrie en 2011 va faire du groupuscule un acteur majeur du djihad. Devant la montée des aspirations démocratiques, le clan Assad, issu de la minorité alaouite, une branche dissidente du chiisme, exploite les divisions confessionnelles et relâche des centaines de combattants salafistes détenus dans ses prisons. Ceux-ci viennent grossir les rangs des deux principales organisations fondamentalistes. La première, le Front al-Nosra, créé en janvier 2012, a prêté allégeance à Al-Qaida. La seconde Daesh, acronyme arabe de l'État islamique, qui apparaît en Syrie début 2013, est beaucoup plus ambitieuse et entend bien supplanter Al- Qaida sur la scène du djihadisme mondial.
2 - Qui le dirige ?
Le calife autoproclamé de l'organisation est un homme qui se fait appeler Abou Bakr al-Baghdadi. Le FBI a mis sa tête à prix à 10 millions de dollars. Il cultive le secret, et l'on sait bien peu de choses de lui. Même son nom de guerre est un leurre : Abou Bakr fait référence au premier calife et compagnon du Prophète, Al-Baghdadi signifie simplement de Bagdad. L'homme qui est né dans la province de Diyala, dans l'est de l'Irak, en 1971, a grimpé tous les échelons de l'organisation terroriste pendant l'occupation américaine de l'Irak. Champion de la guerre contre les chiites, ceux que son organisation appelle les "Safavides haineux", il a aussi organisé 60 attaques simultanées qui ont fait 110 morts en un jour, dès ses débuts à la tête de l'État islamique en Irak, en mai 2010. Les quelques discours qu'il a postés sur internet, dont le dernier après avoir conquis la ville de Mossoul en juin 2014, montre que le chef de guerre sanguinaire est aussi un érudit de l'islam. Extrêmement ambitieux, le nouveau Ben Laden entend supplanter Al-Qaida et son terrorisme des grottes. Ses discours en rimes, psalmodiés selon les règles strictes du tajwid, en font la synthèse improbable d'un prédicateur médiéval barbare et d'un télévangéliste du câble.
3 - Qui sont les djihadistes de l'État islamique ?
Des quatre coins du monde, des volontaires affluent vers le pays de Cham, le nom islamique de la Syrie, pour rejoindre le plus grand djihad transnational jamais mené. Ce sont des laissés-pour-compte de l'intégration dans leurs pays respectifs qui y trouvent une identité fantasmée et une justification à leur violence. L'État islamique, grande entreprise de blanchiment de la délinquance, les attire comme un aimant. Ces volontaires sont persuadés que la fin des temps approche. On le voit dans leurs discussions sur les réseaux sociaux, tous veulent faire partie de cette ultime bataille qui se déroulera en Syrie contre les "croisés". Comme l'a montré Jean-Pierre Filiu, cette sinistre collusion entre la technologie moderne et les superstitions les plus obscurantistes s'illustre par le titre du magazine de l'organisation " Daqib ". Daqib est une localité du nord de la Syrie, sur la route entre Alep et la Turquie, mentionnée dans une prophétie apocalyptique très populaire chez les djihadistes comme le lieu de la confrontation décisive entre les musulmans et les "infidèles". Aujourd'hui, plusieurs centaines d'Européens se sont placés sous la coupe de l'EI et sont destinés à être renvoyés dans leur pays d'origine en vue d'y perpétrer des attentats, comme Mehdi Nemmouche, accusé de la tuerie du Musée juif de Bruxelles.
4 - Comment l'EI se finance-t-il ?
Dans un premier temps, les groupes fondamentalistes qui se battaient en Syrie, comme le Front al-Nosra ou l'État islamique, ont bénéficié de la générosité de donateurs privés ou étatiques établis dans les monarchies du Golfe. Mais depuis qu'ils se sont emparés des réserves de la banque centrale de Mossoul, deuxième ville d'Irak qu'ils ont conquise en juin dernier, l'organisation est autonome. Elle pratique le racket et l'impôt révolutionnaire dans les zones de Syrie et d'Irak qu'elle contrôle. Les prises d'otages lui procurent de grandes sources de revenus. Et elle a noué des relations d'affaires avec toutes les mafias intéressées par le pétrole sur lequel ses combattants ont mis la main. Résultat, l'organisation disposerait d'un trésor de guerre évalué entre 1 et 2 milliards de dollars.
5 - Que veut cette organisation ?
Pour le groupe fondamentaliste, la lutte contre le régime de Bachar al-Assad ou contre celui de Bagdad est secondaire. Il s'agit surtout d'abolir les " frontières Sykes-Picot " qui découpent le Proche-Orient depuis la Première Guerre mondiale, de gagner des territoires et de porter la guerre sainte à deux pas de l'Arabie saoudite et de la terre de la mosquée d'Al-Aqsa (Jérusalem). Dans le même temps, l'État islamique veut consolider les territoires qu'il a conquis, ce qui le pousse à un certain pragmatisme. Il évite ainsi des confrontations frontales trop hasardeuses avec certaines milices chiites ou l'armée kurde.
6 - Comment le combattre ?
Le groupe terroriste a prospéré dans les zones grises du Moyen-Orient. Il a occupé les portions de territoire irakien négligées par le pouvoir central et le nord-est de la Syrie parce que le régime comme l'opposition modérée lâchée par ses parrains occidentaux ont abandonné cette région. La reconquête des territoires pris par l'État islamique doit donc combiner des moyens politiques et militaires. Sur le plan militaire, les frappes aériennes américaines ne suffiront pas, et la reprise des territoires doit impliquer en Irak le retournement des tribus sunnites contre leurs alliés et, en Syrie, un soutien militaire à l'opposition modérée. Sur le plan politique, le nouveau gouvernement irakien dirigé par Haïdar al-Abadi devra, comme le prévoit la Constitution, instaurer un régime fédéral dans lequel les provinces sunnites seraient dotées de pouvoirs plus importants. Mais est-ce seulement possible, alors que l'État islamique ne cesse de consolider son pouvoir sur les villes qu'il a conquises et que les sunnites de la région, marginalisés et humiliés, ne semblent pas encore prêts, comme ils l'avaient fait en 2007 à se retourner contre les fondamentalistes qui les occupent ? Ce qui est sûr, c'est que les États-Unis et leurs alliés sont engagés durablement dans cette bataille, une nouvelle fois happés dans le bourbier du pays de Cham.
7 - Comment les nommer ?
En arabe, l'acronyme de l'État islamique en Irak et au Levant donne "Daech", ad-Dawla al-Islamiyya fi al-Iraq wa-s-Sha, un terme utilisé de manière péjorative par ses opposants. L'organisation fondamentaliste utilise plutôt le terme de "Dawla", l'État. Comme l'explique Jean-Pierre Filiu, Daech a enregistré une grande victoire en se faisant appeler "État islamique". Le groupe n'est évidemment pas un État, mais une machine de guerre qui contrôle un patchwork de territoires.
Faut-il pour autant utiliser une périphrase pour désigner les terroristes ? Les crimes odieux dont s'est rendue coupable l'organisation ont rejailli sur son nom, désormais synonyme de terreur. Sans être dupes de la propagande du groupe des coupeurs de têtes, ils rendent sans doute inutiles d'autres précautions sémantiques.