Le gouvernement va légiférer pour instaurer l'état d'urgence durant trois mois. Décryptage de ce qu'implique cette situation. Selon des juristes, la France reproduit le « Patriot Act », la loi qui avait restreint les libertés aux Etats-Unis en 2001.
C'est un régime d'exception, qui touche aux libertés fondamentales. L'état d'urgence, décrétée samedi dernier au lendemain des attaques perpétrées par des djihadistes en plein Paris, a d'ores et déjà permis plus de 160 perquisitions, 23 interpellations et 104 assignations à résidence. Et ce mercredi, les ministres doivent adopter un projet de loi permettant de le prolonger au delà des douze jours légaux.
Cette mesure est appliquée pour « aller plus vite que le rythme de la justice », explique Nicolas Binctin, professeur de droit à Poitiers. Quid alors du respect des droits fondamentaux ? « Il s'agit de restreindre les libertés individuelles pour accroître la sécurité collective », résume le juriste. Une balance délicate. Au XVIII e siècle, Benjamin Franklin nous mettait déjà en garde : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux. »
« Pérennisation de l'urgence »
Instauré par une loi d'avril 1955, pendant la guerre d'Algérie, l'état d'urgence peut être déclaré en cas de « péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ou d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Le texte prévoit ainsi une batterie de mesures pour accroître notamment les pouvoirs des préfets et de la police. Instauration d'un couvre-feu, fermeture de bars ou de salles, interdiction de réunions, réglementation de la circulation ou du séjour, assignation à résidence par déclaration ministérielle, perquisitions sans passer par un juge, contrôle de la presse et de la radio... Autant de dérogations au droit commun.
L'état d'urgence permet aux préfets de décréter le couvre-feu.
« Ce n'est pas la fin de l'état de droit », tempère Nicolas Binctin. D'abord parce que le juge reste présent : seulement, il exerce son contrôle a posteriori, et non plus a priori. Ensuite, parce que l'état d'urgence ne peut être prolongé au delà de douze jours, sans vote du Parlement. D'où la volonté du gouvernement d'étendre à trois mois ce régime d'exception, « pérennisant ainsi l'urgence », dénonce le constitutionnaliste Bastien François. Une inquiétude partagée par le député socialiste Pouria Amirshahi : « Étendre ce délai est un recul, notre démocratie s'abîmerait à déléguer une part d'elle-même aux pouvoirs de police, pouvoirs exorbitants de droit commun », explique-t-il sur son site.
Surtout, il s'interroge sur l'efficacité de telles mesures : « Nous rognons sur nos libertés sans que ça n'empêche les attentats de se produire. » Inutile ? Concrètement, les 168 perquisitions menées depuis samedi n'auraient pas pu avoir lieu sans l'état d'urgence, puisqu'aucune enquête judiciaire n'existait. « Cela permet d'agir rapidement », assure Nicolas Binctin. Une source gouvernementale soutient ainsi : « Le contexte de menace très élevée, d'état de guerre, nécessite un cadre juridique adapté. »
Écoutes massives dénoncées par Edward Snowden
La guerre, voilà qui justifie également une possible modification de la Constitution : « Cette guerre d'un autre type face à un adversaire nouveau appelle un régime constitutionnel d'état de crise, afin de permettre aux pouvoirs publics d'agir, conformément à l'état de droit, contre le terrorisme de guerre », a ainsi déclaré François Hollande au Parlement réuni à Versailles, lundi.
Un discours cryptique qui mérite quelques explications. Aujourd'hui, la Constitution de 1958 ne prévoit que deux régimes d'exception, dérogeant au droit commun : l'état de siège (l' article 36), quand le pouvoir exécutif est assuré par les militaires, ainsi qu'une « sorte de dictature temporaire de salut public », résume Bastien François (l' article 16), où le président de la République dispose de pouvoirs extraordinaires.
Le président de la République devant le Congrès, à Versailles, lundi 16 novembre.
Le gouvernement veut donc ajouter un nouveau régime, « un état de crise », afin de permettre ensuite l'adoption de lois restrictives des libertés : déchéance de la nationalité française pour des binationaux, interdiction de retour sans permis d'entrer pour des Français partis en Syrie, renforcement des possibilités de rétention ou de surveillance. Autant de mesures aujourd'hui contraires aux droits fondamentaux édictés par notre Constitution.
« Il s'agit de créer une sorte d'état d'urgence permanent, analyse Bastien François. Et surtout, d'établir les bases d'un Patriot Act à la française. » Aux États-Unis, le traumatisme provoqué par les attentats du 11 Septembre avait entraîné l'adoption d'une loi « pour unir et renforcer l'Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme ». Un texte très controversé sur son efficacité, qui a notamment conduit au scandale des écoutes massives dénoncées par Edward Snowden.
« L'impression d'une précipitation, d'un amateurisme dangereux »
Alors que penser de cette annonce présidentielle ? « Tout cela reste très flou, s'inquiète Françoise Dumont, présidente de la Ligue des droits de l'Homme. Nous avons l'impression d'une précipitation et d'un amateurisme dangereux, car on ne joue pas avec les libertés fondamentales. » Pour elle, la volonté de rassurer ne doit pas conduire à un « concours Lépine des propositions, sans réflexion ni débat démocratique ».
Le ministère de la Justice, place Vendôme, à Paris.
Du côté des écologistes, on frémit : « On ne peut toucher aux libertés publiques qu'en tremblant, a ainsi lancé Cécile Duflot, lors de son allocution à Versailles, lundi. Ce serait permettre aux terroristes de gagner que de faire reculer nos droits fondamentaux. » Julien Bayou, porte-parole d'EELV, parle, lui, d'un « cadeau » fait à l'État islamique. « Notre législation est adaptée à la situation, ce qui manque, ce sont les moyens », ajoute-t-il. Le président a d'ailleurs annoncé la création de 5.000 emplois dans la police et la gendarmerie d'ici à deux ans, ainsi que 2.500 postes supplémentaires au ministère de la Justice. En revanche, Emmanuelle Cosse, la secrétaire nationale d'EELV, a expliqué hier soir que son parti allait « certainement soutenir » la prolongation de l'état d'urgence, « en attendant tout de même le texte de loi et tout en rappelant que l'exception doit rester exceptionnelle ».
Source : Lorène Lavocat pour Reporterre
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