"Reconquérir les « territoires perdus de la République » à la manière de la contre-insurrection”: ça y est, c'est dit. La pensée militaire française, confrontée à la "guerre asymétrique" menée par l'ISIS, retourne à ses fondamentaux : la "contre-insurrection”, cette doctrine élaborée par les académies militaires occidentales pour les guerres coloniales (Indonésie pour les Hollandais, Congo-Rwanda-Burundi pour les Belges, Angola-Mozambique-Guinée pour les Portugais, Malaisie pour les Britanniques, Philippines puis Vietnam pour les USA, Madagascar, Cameroun, Indochine puis Algérie pour la France). Le principe cardinal de la "contre-insurrection” est celui-ci : puisque l'ennemi (la guérilla) est dans le peuple comme un poisson dans l'eau, il faut retirer l'eau au poisson. Donc quadriller, enfermer, ficher, casser la population civile au milieu de laquelle les combattants ennemis se cachent, bref amener cette population à collaborer avec nous. En Indochine et en Algérie, cela prit notamment la forme de "hameaux stratégiques" ou de "nouveaux villages" (Plan de Constantine, 1958-1961), où la population était "concentrée" (comme dans un camp), c'est-à-dire enfermée hermétiquement, surveillée et travaillée au corps (propagande, école, services sanitaires, promotion de collaborateurs émérites). On commence à voir en France un début de "contre-insurrection" adaptée se mettre en place. Mais comme on n'est plus au temps béni des colonies, il faut prendre des précautions -on est en démocratie, que diable ! - et donc élaborer d'abord l'arsenal juridique qui justifiera les mesures contre-insurrectionnelles. Mais la mise en place d'un dispositif contre-insurrection à l'ère d'Internet demande aussi une réflexion innovante capable d'imaginer les équivalents post-modernes des "villages de la vie nouvelle". C'est pourquoi il est important de suivre les réflexions des penseurs militaires français. L'un d'eux est le colonel en retraite des troupes de marine Michel Goya, qui a l'âge de l'Algérie indépendante - il est né en 1962 - et a une vaste expérience du "terrain", de la Nouvelle-Calédonie à la Guyane, en passant par le Rwanda, la Centrafrique et Sarajevo. Il a publié le 25 octobre sur son blog un article prémonitoire, Le jour d'après la grande attaque . Ci-dessous une interview où il analyse le rapport entre opérations sur le front "intérieur" (France) et "extérieur" (Syrie/Irak).-Tlaxcala
Centre de regroupement de populations rurales, Algérie, 1960
Daoud Boughezala. Le chef d'état-major Pierre de Villiers estime que l'armée a les moyens d'assurer sa mission de sécurité sur tout le territoire. Mais les attentats du 13 novembre n'ont-ils pas révélé les failles de notre dispositif de protection et de renseignement (recueil et analyse des données) ?
Colonel Michel Goya. L'opération Sentinelle, consiste à protéger un certain nombre de sites et de zones sensibles avec un effectif déployé d'au maximum 10 000 soldats. Les armées, l'armée de terre en particulier qui en assure la plus grande part, sont effectivement capables d'assurer cette mission. Le but de cette opération est essentiellement psychologique, il s'agit de rassurer les Français par la présence visible de soldats et de montrer que l'on « fait quelque chose ». Dans les faits, cela est relativement peu efficace. Outre que, bien sûr, ces hommes ne sont pas déployés en permanence, ils ne peuvent assurer la sécurité de tous les lieux publics. Les soldats de l'opération Sentinelle ne protègent donc qu'une très faible partie de l'ensemble des zones susceptibles d'être attaquées. Ils le font d'ailleurs, par obligation de visibilité, plutôt en position de vulnérabilité par rapport à une attaque surprise.
Surtout, ce déploiement, à la fois forcément insuffisant et très important en volume pour une armée de terre dont on n'a cessé de réduire les effectifs, perturbe considérablement le fonctionnement des unités opérationnelles. On utilise des soldats couteux à former et à équiper pour effectuer des missions de vigiles alors même que leur mission première est de mener des opérations offensives contre l'ennemi hors des frontières. Vu de l'Etat islamique ou des autres groupes djihadistes ennemis, l'opération Sentinelle c'est des milliers de soldats « fixés » en France où il est relativement facile de les éviter au lieu de les avoir en face de soi.
L'opération Sentinelle ne pouvait donc empêcher les attaques du 13 novembre. On ne peut pas lui demander plus que ce qu'elle peut offrir en termes de sécurité. La véritable sentinelle c'est évidemment le système de renseignement, et, par principe, si les attaques ont pu avoir lieu c'est qu'il a échoué quelque part. L'enquête systématique menée après chaque attaque permettra de déterminer quelles ont été ses failles et quelles adaptations sont nécessaires.
Village de regroupement ou "Nouveau Village" de Sidi Brouni, au sud de Bordj Okhriss, secteur d'Aumale, actuellement Sour El Ghouzlane, Algérie, 1960. Photo Marc Garanger
La multiplication des fonctionnaires armés (policiers, militaires, voire une future Garde nationale ?) limitera-t-elle vraiment le risque terroriste ?
Il y a un lien direct entre la densité d'hommes armés (et compétents dans l'usage des armes) au sein d'une population et la rapidité d'intervention. Ce n'est évidemment pas une garantie, ces hommes et ces femmes, comme celui qui était affecté à la sécurité de l'équipe de Charlie Hebdo, peuvent être aussi surpris que les autres par une attaque soudaine. Ils peuvent cependant ensuite intervenir plus vite et peut-être arrêter une agression ou au moins la freiner et la limiter en attendant l'arrivée des unités d'intervention. L'expérience des villes d'Israël où la première intervention armée, même limitée, contre une attaque est toujours très rapide doit nous inspirer.
S'il n'est pas question de libéraliser l'usage des armes, à la manière américaine (par ailleurs peu efficace pour empêcher les tueries), il est possible d'augmenter cette densité en augmentant bien sûr le nombre de policiers et de gendarmes dans les rues, ce qui supposera peut-être une réorganisation interne et en tout cas des recrutements internes. Une mesure simple, proposée depuis longtemps, consisterait déjà à accorder à ces fonctionnaires la possibilité de conserver leurs armes hors service. On peut imaginer aussi l'emploi, dans un cadre très précis, de sociétés privées ou bien sûr, celui de réservistes, le tout à la place notamment de militaires bien plus utiles ailleurs.
Une dizaine de milliers de citoyens français seraient fichés S. Comme le préconise Nicolas Sarkozy, serait-il efficace de les assigner à résidence afin de prévenir de futures attaques terroristes ? Plus globalement, comment gérer les poudrières que sont certaines banlieues belges ou françaises ?
Il faut rappeler d'abord que les fiches S, comme « sureté », sont de simples notes d'information qui ne visent pas seulement les radicaux islamistes. Sinon, un des principes d'un Etat de droit est qu'on n'incarcère pas sans preuves. L'arsenal juridique français est sans doute suffisant mais il faut améliorer et notamment accélérer son fonctionnement. Cela passe avant tout par des moyens.
Pour le reste, il y a évidemment une reconquête à mener des « territoires perdus de la République » à la manière de la contre-insurrection. Cela ne peut passer que par une sécurisation forte et permanente de ces espaces, préalable indispensable au retour de l'Etat de droit.
Tout cela ne peut s'extraire d'un effort important sur les moyens des ministères régaliens, intérieur-défense-justice et diplomatie- ceux-là même qui assurent la sécurité des Français. La France ne leur consacre plus que 2,8 % de la richesse qu'elle produit chaque année contre 4,5 % à la fin de la guerre froide et 6,5% en 1960.
Ces derniers jours, la France a intensifié ses frappes aériennes sur Raqqa, le fief syrien de l'Etat islamique. Sans appui au sol, cette stratégie n'est-elle pas de la poudre aux yeux destinée à rassurer l'opinion ?
Les campagnes aériennes seules n'ont jamais détruit aucun ennemi. L'armée de l'air israélienne a réalisé plusieurs campagnes à plusieurs milliers de frappes contre le Hamas ou le Hezbollah sans que ces deux groupes soient anéantis, loin de là. La coalition contre l'Etat islamique en a réalisé plus de 7 000 en quinze mois, ce qui, comme c'était évident dès le départ, n'a eu aucun effet décisif. Il est, réalité, relativement simple, de se protéger de frappes aériennes par la dispersion, le camouflage, l'enfouissement, l'emploi de moyens civils ou l'imbrication dans les populations. On peut cependant améliorer la capacité de frappes et de raids en combinant des moyens variés comme les hélicoptères ou même des forces d'infanterie légère. Pour autant, vaincre impose nécessairement d'occuper le terrain mais même cela ne suffit pas. Détruire l'Etat islamique impose, au moins autant qu'occuper Raqqa ou Mossoul, de répondre au ressentiment et aux attentes des arabes sunnites.
L'un des kamikazes de vendredi dernier serait un migrant syrien. Comment éviter l'afflux de terroristes parmi les migrants, sinon en fermant définitivement nos frontières, ce qui est inconcevable au sein de l'espace Schengen ?
Il est logique que les groupes djihadistes utilisent les flots de migrants pour pénétrer sur les territoires européens mais il existe aussi d'autres possibilités d'infiltration terroriste.
Le Mezdour, village de regroupement construit "à la Vauban", Algérie, octobre 1960. Le Panopticon dans sa splendeur ! Photo Marc Garanger