Mercredi 18 novembre, Thomas de Maiziere [ministre allemand de l'Intérieur, NdT] a fait appel au "crédit de confiance" et Schäuble songe de nouveau à engager l'armée dans le pays. Les événements de Paris ont une longue ombre portée.
Sur Internet, comme d'habitude, fleurissent toutes sortes de spéculations sur les bizarreries des attentats parisiens. Cela commence par la découverte de passeports, une fois encore, puis passe à l'organisation au moment opportun d'un exercice d'urgence des services d'incendie et de sauvetage pour en arriver au fait, qui se répète, qu'aucun auteur présumé des attentats ne reste en vie, et donc qu'il n'y a personne dont il faudra vraiment établir la culpabilité. Naturellement, ce débat ne se terminera pas ; et c'est sur ce débat que les confiants et les sceptiques se divisent.
C'est pourtant un résultat souhaité et donc presque inévitablement faux. Car les attentats de Paris, les hypothèses sur les auteurs et les responsables sont une chose, mais la manière de les gérer en est une autre. Les deux aspects ne sont liés qu'en apparence ; en réalité, la manière dont l'Etat réagit est le résultat d'une décision qui doit être considérée indépendamment du moment du déclenchement. Pour détecter une mauvaise intention derrière la réaction politique, il n'est pas nécessaire de pouvoir prouver que l'événement déclencheur lui-même a eu lieu avec le consentement ni même sur ordre du gouvernement. Les conséquences Parlent d'elles-mêmes
De manière surprenante, les gouvernements français comme allemand ont immédiatement réagi par l'engagement de forces de police supplémentaires. Le gouvernement fédéral a même décidé de prolonger l'engagement de l'armée au Mali. Ce n'est pas du tout si surprenant - toutes ces décisions étaient prises déjà avant les attentats. La seule chose intéressante là-dedans est de savoir comment Uschi-la-flingueuse [Ursula alias Ursulator von der Leyen, ministre de la Défense, NdE] aurait vendu l'engagement au Mali à l'opinion allemande si les attentats de Paris n'avaient pas eu lieu.
La France n'est pas seulement soumise à l'état d'urgence, qui doit immédiatement être prolongé de trois mois; de nombreuses lois ont aussi été préparées - qui s'en étonnera? - qui réduisent significativement les libertés civiles. Donc cela ne vise pas seulement le retrait de nationalité aux "personnes représentant une menace" (bon, on trouve justement des passeports syriens à des prix compétitifs), des bracelets électroniques sont aussi prévus sur simple soupçon, et tous ceux qui représentent une menace, aux yeux de la police française, sont loin d'être des islamistes. (Et avant que quelqu'un ici ne s'appuie, détendu, sur le dossier de sa chaise : depuis l'an dernier, le Service allemand de protection de la Constitution observe aussi les pro-russes). C'est la même méthode, comme chaque année : un attentat réel (ou même seulement supposé) est suivi d'un nouveau renforcement de la surveillance.
Mais cette réaction, précisément par rapport aux attentats de Paris, est absurde. Les médias parlent beaucoup de logistique et de planification; effectivement, le bain de sang de Paris, si l'on considère l'effort de planification, n'était rien d'autre qu'un immense Columbine [une fusillade meurtrière dans une école US, en 1999, NdT]. Comparé à l'image du terrorisme qui imprègne encore la République fédérale allemande, les actions de la Fraction armée rouge [la «bande à Baader», NdT], c'est tout simplement ridicule. Alors, les attaques visaient certaines personnes choisies, et elles devaient être soigneusement étudiées et préparées. Quelle préparation faut-il pour tirer à l'aveuglette avec une arme automatique dans une foule? Lorsqu'aucun plan de repli n'est prévu? Il ne faut pas beaucoup plus que se procurer des armes et des munitions. Partons de l'idée que les deux choses sont devenues beaucoup plus faciles en Europe de l'Ouest depuis le début de la guerre civile en Ukraine.
L'efficacité des mesures de surveillance est cependant directement liée à l'effort logistique. Lorsque quelqu'un loue plusieurs voitures avec de faux papiers (comme c'est arrivé dans les années 1970), cela laisse des traces qu'on peut suivre. Lorsque quelqu'un, seulement pour rejoindre la cible d'une attaque, monte dans sa propre voiture ou en vole une dans le même but parce que l'identification du véhicule ne joue aucun rôle, il existe bien des informations sur celui-ci, mais seulement après coup. La surveillance d'objets n'a de sens que contre des auteurs qui accordent de l'importance à des objets précis. Mais s'il n'y en a aucun, mais si les objectifs sont aléatoires, peu importe combien de policiers ou de soldats sont déployés sur le terrain, ils seront toujours trop peu nombreux.
Il ne faut donc pas chercher à justifier logiquement les conséquences juridiques en France, puisqu'elles sont totalement inutiles pour le cas présent. Elles figuraient depuis longtemps déjà sur la liste de vœux et elles ont été tirées du coffre à poisons quand l'occasion s'est présentée.
Mais n'ont-elles pas un sens pour tranquilliser la population?
Après les gros titres qui marquent la période depuis le week-end dernier et hurlent sans cesse le mot guerre en gros caractères, on peut le supposer. Il n'y a toutefois pas de légitimité à réagir au terrorisme en recourant au terme de guerre. Il n'y a pas non plus de nécessité à faire passer le grand pathos politique à la place du chagrin humain normal, comme c'est arrivé après Charlie Hebdo et de nouveau maintenant. Il ne faut même pas rappeler la longue liste des événements qui n'ont pas suscité la même émotion (ou ont même été totalement passés sous silence), d'Odessa à Beyrouth. Il suffit de comprendre que la douleur serait quelque chose de tout différent de l'invocation renouvelée des valeurs européennes, et que dans tout ce tapage étatique, il ne reste presque plus d'espace pour l'expression d'un deuil véritable, d'une vraie compassion, deux émotions qui se manifestent plutôt silencieusement et lentement. Le passage de la survenue d'un événement à son interprétation est si rapide qu'il n'est plus possible de ressentir le choc, car il faut du temps pour d'abord ne rien comprendre, puis pour commencer à poser des questions. Tout cela ressemble plutôt à un mécanisme solidement programmé, qui fait immédiatement disparaître les victimes concrètes, les dépouille de leur personnalité dans un récit officiel activable en tout temps et les fond dans un "nous" menacé aujourd'hui par le terrorisme.
On ne peut déjà plus parler du théâtre de Hanovre, ce coïtus interruptus de fermeté patriotique sur un terrain de football avec une chancelière comme envolée. Je ne suis sûrement pas la seule à avoir pensé à ce propos aux poseurs de bombes du Sauerland [une groupe de quatre hommes condamnés en 2010 en Allemagne pour terrorisme et soutien à l'Union du jihad islamique au Pakstan et en Afghanistan, NdE] et à n'être pas parvenue à me sortir de l'esprit, à propos de l'appel de de Maiziere au crédit de confiance, des mots comme NSU [Nazionalsozialistischer Untergrund, un groupe terroriste allemand des années 2000, NdT] et informateurs [le groupe NSU, auteur d'une série de meurtres racistes, était surveillé et infiltré par des agents de renseignement, NdE]. C'était comme si le gouvernement allemand éprouvait un crise de jalousie par rapport à l'état d'urgence en France et sortait quelque chose de sa manche pour pouvoir recevoir lui aussi ce beau jouet.
Guerre, guerre, guerre, de Hollande à Bild. En même temps, il faut aussi revenir à avant le putsch en Ukraine pour voir combien ce vocabulaire était encore exotique il n'y a pas si longtemps en Allemagne. Depuis, il nous est régulièrement servi au petit-déjeuner. Chaque événement semble être une occasion de mobilisation des esprits; il faut amener d'une manière ou d'une autre ce peuple obstinément pacifique à faire la guerre. Rien n'est plus approprié pour cela qu'un sentiment persistant de menace, et c'est précisément à cela qu'on a travaillé de nouveau de toutes ses forces ces derniers jours.
Il n'est donc pas surprenant que le pathos mis en œuvre glisse du côté wilhelminien d'après le style
La Bild-Zeitung a annoncé successivement 100,140 puis 153 morts à Paris, avant de poser la question :"Est-ce que la terreur va aussi arriver chez nous ?" [de gouvernement de l'empereur Guillaume II, entre 1890 et 1914, NdT] et donc ne laisse plus rien paraître du sobre style démocratique qu'on pouvait trouver dans la République de Bonn. «Car peu importe que nous ayons voulu cette guerre (et naturellement nous ne la voulions pas) - notre ennemi la mène chaque jour. La cruauté et la soif de sang dans les faits et la volonté de destruction dans les paroles de l'ISIS ne laissent place à aucun doute. Le monde civilisé a le devoir moral de ne pas reculer devant cette guerre», écrit le rédacteur en chef de Bild.de. Garde-à-vous !
Le deuxième niveau de la préparation mentale à la guerre, l'utilisation des réfugiés pour diffuser une atmosphère de guerre civile, ne pouvait naturellement pas rester ignoré. La déclaration de de Maiziere, affirmant que le passeport syrien trouvé à Paris est un false flag, remplit cette tâche de manière particulièrement perfide. Un truc propagandiste, l'implantation d'une information dans les têtes tout en s'en distançant en même temps, cela fonctionne aussi avec la phrase «Maintenant ne pensez pas à un éléphant bleu». Cette déclaration suit la double stratégie dont j'ai déjà parlé : les croyants qui accordent à de Maizière la confiance souhaitée discernent la distanciation et croient qu'il veut protéger les réfugiés, tandis que les incroyants, qui ne lui font pas confiance, voient dans sa déclaration la confirmation exacte de leur supposition qu'il y a des agents de l'ISIS parmi les réfugiés. Les deux versions servent au renforcement des deux camps qui doivent être constitués pour s'affronter, et pour atteindre enfin l'état d'urgence visiblement désiré (si une attaque réelle ou supposée de l'ISIS sur le sol allemand ne vient pas encore à la rescousse).
Quant à savoir si on agit effectivement contre l'ISIS, cela se manifeste moins par les bombardements français que par des éléments tout à fait différents. Par exemple si des projets de ventes d'armes à l'Arabie saoudite ne se réalisaient plus, ou si on agissait sérieusement contre tous ceux qui achètent du pétrole à bas prix à l'ISIS. En tout cas, je ne ferais pas confiance à Hollande, quoi qu'il affirme, et la seule chose qui me tranquillise pour le moment par rapport à la déclaration de Poutine d'hier annonçant que les unités navales françaises seront traitées comme des alliés est le fait que le Moskva [croiseur lance-missiles russe, NdE] peut envoyer le Charles-de-Gaulle [porte-avions nucléaire français, NdE] par le fond, si nécessaire. Les rêveries allemandes sur l'envoi de soldats de la Bundeswehr en Syrie peuvent déboucher autant sur le sauvetage de l'ISIS que sur la lutte contre lui. Finalement, ses troupes présentent toujours des avantages, du point de vue impérialiste. Pour desservir les installations pétrolières, la totalité de la population n'est de toute façon pas nécessaire, le groupe vend le pétrole volé aux peuples syrien et irakien à un prix formidablement bas et il est contraint de le faire parce que ce pillage est la seule source de revenus qui permet sa puissance ; il est facile d'éluder le fait que son comportement et son idéologie sont peu ragoûtants (et on pourrait parier sans risque que lors d'une tentative de reconstruction des monuments détruits aux explosifs de Palmyre, il manquera des morceaux essentiels, disparus dans les collections privées occidentales). La seule chose importante est de maintenir la fiction que l'Occident est la pauvre victime innocente de ce monstre.
La stratégie du chaos appliquée par les puissances occidentales en Libye, en Syrie et ailleurs, n'est, soit dit en passant, rien de nouveau. C'est tout simplement le procédé usuel lorqu'une puissance coloniale doit (de nouveau) être établie. Au siècle dernier, la première étape consistait déjà à briser les structures étatiques et les infrastructures existantes. Dans ce domaine, la conquête de l'Algérie par la France et les guerres de l'opium contre la Chine impériale se valent. La raison en est simple - aucune puissance coloniale n'avait suffisamment de troupes pour conquérir un pays dont l'Etat fonctionnait encore. Ce n'est que sur ses ruines que le contrôle peut être maintenu avec relativement peu de personnel.
De ce point de vue, l'ISIS est une pièce maîtresse d'une stratégie sur laquelle s'accordent tous ceux qui espèrent pouvoir se tailler un morceau du gâteau. La République fédérale allemande en fait aussi partie, qui n'a pas formé en vain, il y a déjà des années, un gouvernement syrien de remplacement, avec l'aide de l'Institut allemand pour les questions internationales et de sécurité [Stiftung Wissenschaft und Politik SWP, un important thik tank allemand, NdT], en collaboration avec les services US. Un gouvernement qu'on aimerait encore bien mettre en place. Si seulement cette idiote de Russie ne se mettait pas en travers...
Négociations de Vienne ou non, la réaction aux attentats parisiens prouve que les préparatifs de guerre se poursuivent, peu importe la rhétorique simulant la disposition à négocier. Il n'en reste pas moins qu'il ne faut pas compter sur des explications claires à la population à propos de la Syrie ou au sujet de l'Ukraine. Tant que la stratégie consistera en une inondation émotionnelle, il ne faut s'attendre à aucun changement de politique. Et rester très attentif aux mesures en direction d'un état d'urgence qui nous seront prochainement fourguées
PS : Dissimulé dans le programme religieux, un reportage a été diffusé dimanche qui, pour une fois, parlait du Donbass de façon assez sensée. Il s'agissait d'un Allemand de Russie qui sert dans l'armée de Donetsk. Au passage, il a été de nouveau prouvé où l'Etat allemand voit ses terroristes - le jeune homme est mis en examen pour «fondation et adhésion à une organisation terroriste»...