Par Pepe Escobar
«C'est la guerre». Le président français François Hollande en 2015 a fait écho à George W. Bush en 2001. La France est maintenant entrée dans sa propre guerre contre la terreur, complétée par son mini-Patriot Act (état d'urgence) contre ISIS / ISIL / Daesh.
Quittez la vie en rose. Entrez dans la guerre en rose. Et la guerre, dans la définition de Hollande, sera «impitoyable».
Il a fallu un carnage à l'establishment politique français pour qu'il sorte de sa splendide torpeur. Jusqu'au 11/13 - jour tragique à Paris - pour le Palais de l'Elysée, Bachar al-Assad et Daesh c'était pareil. De même que Petro Porochenko en Ukraine était le bon gars en lutte contre l'agression russe.
En effet, l'agression russe a fini par être agressée - via le crash de l'Airbus A321 Metrojet dans le Sinaï, les services secrets russes ayant reconnu un attentat à la bombe - avant même la frénésie des attentats à Paris.
L'agression russe avait déjà lancé une offensive sérieuse contre Daesh, dans le cadre de la coalition 4 + 1 (la Russie, la Syrie, l'Iran, l'Irak, plus le Hezbollah). La France, pour sa part, bricolait des frappes bizarres et négligentes dans le cadre d'une coalition menée par les USA, et remarquablement inefficaces, mettant en vedette, entre autres, l'Arabie saoudite et la Turquie, grands pourvoyeurs d'armes et de facilités financières aux djihadistes salafistes.
Le carnage de Paris a tout changé. Au G-20 à Antalya, pendant un face à face de 35 minutes, devenu maintenant iconique, entre le président Poutine et le président Obama, ce dernier semble enfin avoir compris le message : oui, il y aura la guerre. Mais l'ennemi n'est pas l'agression russe ; c'est Daesh.
Pas de sommeil jusqu'à Raqqa
La France martiale est maintenant tout feu tout flamme. Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, « a invoqué l'article 42.7», comme il l'a tweeté de Bruxelles. Ce qu'il voulait dire est qu'il a officiellement demandé l'aide des partenaires européens de la France. Selon le traité de Lisbonne, en cas d'agression armée, les pays de l'UE ont «une obligation d'aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir».
C'est la première fois que cet article des traités de l'UE est invoqué.
Ainsi, l'agression armée vient de Daesh ; un acteur non étatique se présentant comme un califat domicilié à Raqqa, sa capitale, dans l'est de la Syrie.
Avant même de demander l'aide de l'UE, la France a bombardé Raqqa, suite à ce que la Russie avait fait pendant des semaines. Maintenant, le plat du jour géopolitique est de bombarder Raqqa. Les experts en droit international vont grincer des dents sur la légalité de tout cela - considérant que les frappes aériennes russes ont, pour leur part, été officiellement autorisées par Damas.
Par euphémisme, la France veut «une participation militaire accrue» des autres pays de l'UE dans les théâtres d'opérations sélectionnés. En novlangue bruxelloise, cela signifie bombarder Daesh partout en Syraq.
Alors que la logique de la guerre est déjà là, la prochaine étape serait pour la France d'invoquer l'Article 5 de la Charte de l'Otan - qui dit qu'une agression armée contre un allié concerne tous les alliés ; leur donnant ainsi le droit de faire la guerre en état de légitime défense, en vertu de la Charte des Nations Unies.
L'Article 5 n'a été invoqué qu'une seule fois ; par les États-Unis après 9/11.
Le Pentagone, qui dirige l'Otan, est enthousiaste en mode crypté pour les nuls. La tête du Pentagone Ash Carter a laissé échapper : «Nous cherchons à faire plus, nous sommes à la recherche de chaque occasion pour entrer là-dedans et aller contre [Daesh], mais nous avons besoin que les autres... entrent aussi dans le jeu».
«Soyez de la partie» pourrait signifier n'importe quoi. Et penser que le pauvre Ash était si désespéré pour une guerre. La Russie ? Trop risqué. Ils ont tous les missiles et plein d'autres trucs qu'on ne sait pas. Alors un tas de crétins dans le désert ? Voilà qui est mieux. Shock and Awe me, baby. [Chéri fais moi peur, fais moi mal, NdT]
Alors maintenant, les vrais hommes vont à Raqqa. Attention : un choc Otan remixé Awe viendrait évidemment avec toutes les options intégrées, explosives, avec des conséquences imprévues d'une complexité à faire tourner en bourrique.
Qu'en est-il de la matrice ?
Bombarder la ville de Raqqa pour la ramener à l'âge de pierre ne peut pas aider la France, ni l'Otan, ni l'UE, ni la Russie. Une guerre aérienne ne pourra jamais briser Daesh. Rien ne changera si les membres de la coalition américaine en Turquie et en Arabie saoudite ne reçoivent pas l'acte anti-émeute.
Ankara est, au mieux, ignorant des voies d'approvisionnement de Daesh dans le nord de la Syrie, ou regarde ailleurs.
Après que les peshmergas kurdes ont eu repris Sinjar, les va-et-vient de Daesh sur la route entre Mossoul en Irak et Raqqa ont été brusquement stoppés. Le GPJ Kurde, pour sa part, contrôle la frontière syro-turque du nord jusqu'à l'Euphrate, plus une zone au nord-ouest d'Azaz.
Mais il y a une lacune importante au milieu, entre Azaz et Jarablus. Voilà exactement où Ankara veut installer ce qu'il appelle une zone de sécurité, en fait une base avancée turque de plus de 30 km de profondeur à l'intérieur du territoire syrien, théoriquement pour installer des centaines de milliers de réfugiés qui ne seront pas autorisés à fuir vers l'Euroland.
La Turquie joue maintenant essentiellement une délicate opération de racket à l'UE. Ankara veut trois choses de Bruxelles : 1) beaucoup d'argent; au moins 3 milliards d'euros. 2) un régime d'exemption de visa pour les citoyens turcs qui voyagent en Europe. 3) la zone de sécurité, qui est en fait le rêve de Erdogan, depuis le début, une zone d'exclusion aérienne dans le nord de la Syrie. La zone d'exclusion aérienne est dirigée contre Damas ; elle permettra certainement de garder intacts les corridors d'approvisionnement de Daesh.
Pour imposer la zone de sécurité, Ankara veut une couverture diplomatique de l'Otan dont il est un membre. Mais ce que Ankara veut vraiment ce sont des bottes sur le terrain, ce qui, à toutes fins pratiques, signifie une invasion de l'Otan.
Voilà où les souhaits du Pentagone pourraient finalement être exaucés, alors que la coopération militaire entre Ankara et Washington est déjà en vigueur.
Entre la Russie. Moscou n'acceptera jamais une invasion de l'Otan. Qu'est-ce qu'on fait de la possibilité terrifiante de voir les forces de l'Otan - même accidentellement affronter les forces de la coalition russe « 4 + 1? sur le terrain.
La Maison des Saoud pose un problème supplémentaire au double jeu de la Turquie.
Important rappel. Bandar Bush a été envoyé par la Maison des Saoud pour gérer l'opération de changement de régime en Syrie. Sa stratégie était de renforcer une avant-garde révolutionnaire de machines à tuer : ISIS / ISIL / Daesh, qui, jusqu'ici, n'avait eu qu'un impact local marginal.
Le wahhabisme pur et dur tel que pratiqué par Daesh a fini par transformer tous les rebelles modérés de Syrie en licornes [imaginaires,NdT]. Et les donateurs proverbiaux du Golfe, riches en pétrodollars, ont continué à nourrir le monstre, qui a promis de libérer non seulement Syraq mais aussi la Mecque et Médine.
Le wahhabisme saoudien est la matrice idéologique de toutes les nuances des opérations djihadistes, Daesh inclus. Il n'y a aucun moyen que Daesh soit vaincu si les questions du jeu géopolitique trouble de la Turquie et de l'intolérance wahhabite meurtrière ne sont pas abordées dans leur intégralité.
Maintenant, revenons à la guerre en rose.
Pepe Escobar
Article original en anglais : La Guerre en rose, sputniknews, 17 novembre 2015
Traduit par Daniel, édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone
Pepe Escobar est l'auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).
La source originale de cet article est sputniknews.com