Propos recueillis par Sébastien Le Fol
Le Point : Après l'annonce des attentats du 13 novembre, vous avez écrit sur Twitter : « Droite et gauche qui ont internationalement semé la guerre contre l'islam politique réoltent nationalement la guerre de l'islam politique. » N'avez-vous pas l'impression de faire le procès de la victime plutôt que celui du coupable ?
Michel Onfray : Le travail du journaliste est de commenter ce qui advient, celui du philosophe, de mettre en perspective ce qui est avec les conditions qui ont rendu possible ce qui advient. Le chef de l'État parle d'« acte de guerre ». Les Républicains et le Parti Socialiste aussi. Tout le monde semble enfin convenir qu'il s'agit d'actes de guerre. C'est déjà un progrès ! Il y a peu, on parlait encore d'actes commis par des déséquilibrés, de gens au passé psychiatrique lourd, de loups solitaires. Dès lors qu'il s'agit de guerre, il faut la penser. Le journalisme télé a moins le souci de penser la guerre que de mettre en scène le spectacle de la terreur et de le commenter en se contentant de dire ce que chacun voit à l'écran. Le philosophe se demande d'où elle vient ? Qui l'a déclarée ? Quand ? Pourquoi ? Quels sont les belligérants ? Pour quelles raisons ? Il faut dès lors sortir du temps court du journaliste qui vit d'émotion pour entrer dans le temps long du philosophe qui vit de réflexion. Ce qui a eu lieu le vendredi 13 novembre est certes un acte de guerre, mais il répond à d'autres actes de guerre dont le moment initial est la décision de détruire l'Irak de Saddam Hussein par le clan Bush et ses alliés il y a un quart de siècle. La France fait partie depuis le début, hormis l'heureux épisode chiraquien, de la coalition occidentale qui a déclaré la guerre à des pays musulmans. Irak, Afghanistan, Mali, Libye... Ces pays ne nous menaçaient aucunement avant que nous leur refusions leur souveraineté et la possibilité pour eux d'instaurer chez eux le régime de leur choix. La France n'a pas vocation à être le gendarme du monde et à intervenir selon son caprice dans tel ou tel pays pour y interdire les choix qu'il fait.
Faire porter la responsabilité à l'État français, qui est engagé militairement en Syrie, n'est-ce pas une manière de dédouaner les terroristes ?
Non. C'est se demander ce que signifie faire la guerre à un peuple qui est celui de la communauté musulmane planétaire, l'oumma. La France est-elle à ce point naïve qu'elle imagine pouvoir déclarer la guerre à des pays musulmans sans que ceux-ci ripostent ? Le premier agresseur est occidental, je vous renvoie à l'Histoire, pas à l'émotion. Il est même identifiable : il s'agit de George Bush, qui invente d'hypothétiques armes de destruction massive pour attaquer l'Irak en 2003. La situation dans laquelle nous sommes procède donc d'une longue chaîne causale qu'il revient au philosophe de décrire. L'acte terroriste en tant que tel est le dernier maillon de cette chaîne.
Considérez-vous vraiment les terroristes comme des militants de l'islam politique ?
Comme quoi, sinon ? Comme des fameux loups solitaires, d'inévitables déséquilibrés, d'incontournables malades au passé psychiatrique qui, tous, crient des slogans de l'islam radical au moment de leurs forfaits, mais qui n'auraient évidemment rien à voir avec l'islam ? Tous sont fichés comme relevant de la mouvance islamique radicale, mais il ne s'agirait pas d'islam politique ? Pareille dénégation signifierait un aveuglement coupable, dangereusement coupable. Il s'agit bien de la frange radicale et politique de l'islam salafiste. Commençons par nommer les protagonistes correctement.
Leur radicalisation obéit-elle à un choix rationnel ?
Bien sûr. C'est une guerre menée par l'islam politique avec autant d'intelligence que l'Occident mène la sienne, mais avec moins d'armes ou avec d'autres armes que les nôtres - des couteaux et non des porte-avions, des kalachnikovs à 500 euros et non des avions furtifs coûtant des millions de dollars. Ils ont leurs théologiens, leurs idéologues, leurs stratèges, leurs tacticiens, leurs informaticiens, leurs banquiers, leurs intendants militaires. Ils ont aussi leurs soldats, aguerris et déterminés, invisibles mais présents sur toute la planète. Plusieurs milliers, dit-on, en France. Ils ont des plans. Ils disposent également d'une vision de l'Histoire, ce que nous sommes incapables d'avoir, tout à notre matérialisme trivial, qui obéit aux combines électorales, aux mafias de l'argent, au cynisme économique, à la tyrannie de l'instant médiatique. Le Califat a clairement livré ses intentions. Mais notre dénégation est coupable. Leur dénier le droit de dire qu'ils sont un État islamique doublé de l'invitation politiquement correcte à dire qu'il s'agit de Daech (alors qu'il s'agit du sigle d'État islamique en arabe...), faire d'eux des barbares (alors qu'ils font à la disqueuse et au marteau piqueur ce que l'Occident fait avec des avions furtifs - je vous rappelle qu'une partie des sites mésopotamiens ont été détruits par les bombardements américains sans émotion internationale...), les qualifier de terroristes (alors que, certes, ils tuent des victimes innocentes avec des kalachnikovs ou des couteaux mais que l'Occident fait de même à plus grande échelle avec des bombes lâchées à haute altitude sur des villages, bombes qui tuent femmes et enfants, vieillards et hommes qui n'ont rien à se reprocher, sinon d'habiter le pays associé à l'« axe du mal »), tout ça fait que nous sous-estimons en tout point leur nature véritable qui n'est pas à mépriser. Surtout si on envisage un jour une solution diplomatique, comme il est à souhaiter.
Même sans une intervention en Syrie, ne pensez-vous pas que Daech aurait frappé la France ?
Je ne fais pas de politique-fiction en supposant ce qu'auraient fait des pays pour justifier que de manière préventive on les bombarde pour les empêcher de faire ce qu'on suppose qu'ils auraient fait ! La fameuse « guerre préventive » de Bush et des siens procède de ce genre de procès d'intention qui justifie l'attaque parce qu'on a décidé d'attaquer. Prenons garde à faire trop peu avec ce qui est et trop avec ce qui pourrait être. Par ailleurs, ce n'est pas la Syrie que nous payons, mais l'Irak et ses suites, dont la Syrie, qui est la partie la plus récente, donc la plus médiatiquement visible de cette guerre déclarée en 1990 - pour information, juste après la chute du mur de Berlin, autrement dit dans la perspective de reconstruction du monde à leur main par les Américains débarrassés de la guerre froide...
Dans son communiqué de revendication, Daech parle à propos des victimes du Bataclan de « centaines d'idolâtres dans une fête de perversité ». Ces gens-là ne haïssent-ils pas avant tout ce que nous sommes ?
C'est en effet une guerre de civilisations. Mais le politiquement correct français interdit qu'on le dise depuis que Samuel Huntington en a excellemment fait l'analyse en 1993. La civilisation islamique à laquelle renvoie l'État islamique est en effet puritaine. Je vous signale que votre question permet de comprendre que la France dispose d'une « identité nationale » qu'on voit d'autant plus volontiers quand l'identité islamique la met en lumière dans le contrepoint historique du moment. Mais comme il est également idéologiquement criminel de renvoyer à l'identité française, il n'a pas été question, pendant longtemps de dire qu'il y avait en effet un mode de vie occidental et qu'il n'était pas le mode de vie islamique. Les thuriféraires du multiculturalisme avouent qu'il y a bien plusieurs cultures et, parmi celles-ci, certaines qui défendent le rock dans des soirées festives alors que d'autres font de ce même événement une « fête de la perversité ». Les cultures se valent-elles toutes ? Oui, disent les tenants du politiquement correct. J'ai pour ma part tendance à croire supérieure une civilisation qui permet qu'on la critique à une autre qui interdit qu'on le fasse et punit de mort toute réserve à son endroit...
(Suite de cet interview sur lepoint.fr)