par David Servenay*, Gabriel Périès*
Tout est allé très vite, sans qu'il n'y ait le moindre débat. Deux heures après le début des attaques qui ont ensanglanté Paris, François Hollande intervient en direct à la télévision, le visage grave. Le président de la République décrète l'état d'urgence, car, dit-il, nous faisons face à un « acte de guerre ». Mais de quelle guerre parle le chef des armées ?
Comme une loi de 1955 lui en donne le pouvoir, le président utilise un dispositif inauguré par le gouvernement SFIO de Guy Mollet : l'état d'urgence. L'objectif est de militariser l'ordre républicain : perquisition de jour comme de nuit, assignation à résidence, contrôle de la presse, etc. Parallèlement, il appelle l'armée en renfort dans les rues de Paris pour contrôler l'espace urbain. Jusqu'à quand ? Et dans quel but ?
Le lendemain, le Premier ministre apporte un début de réponse. En dix minutes, à la télévision, Manuel Valls martèle, à treize reprises, la « guerre » contre une « armée terroriste, djihadiste ». Cette « guerre » a deux ennemis : « Daech, l'ennemi extérieur » et « l'ennemi intérieur ». Allons-nous, interrogent les journalistes, interner les personnes fichées S (pour sûreté de l'Etat) comme le réclame Laurent Waucquiez, député [du parti français] Les Républicains ? Réponse de Valls :
« Je suis prêt à examiner toutes les solutions qui sont réalistes, conformes au droit, à nos valeurs... et surtout - car c'est là l'essentiel que demandent les Français, c'est pas un débat juridique - qui soient efficaces. »
Autrement dit : peu importe les restrictions aux libertés publiques, désormais, seul le résultat compte.
Quelques heures auparavant, dans l'après-midi de ce triste samedi, une manifestation anti-réfugiés et anti-immigrés se déroulait à Pontivy (Morbihan), à l'appel de l'Adsav, un groupe d'identitaires bretons. Ils étaient peu nombreux (250 à 300 personnes), mais déterminés ainsi que le relate une commerçante interrogée par la radio France Bleu :
« Non loin de notre magasin, un monsieur d'origine maghrébine a été pris par le col, six personnes l'ont mis à terre. C'était un défoulement sur lui. C'était déchirant, on ne pouvait pas lui porter assistance. C'était terrible, terrible... C'est une haine, une haine... »
La « guerre », « l'ennemi intérieur », la « haine » et la « peur ». Autant de mots qui résonnent comme des marqueurs sémantiques d'une autre époque. Dans un livre (« Le Viol des foules par la propagande politique », éditions Gallimard) publié en 1939, l'écrivain anti-bolchevik Serge Tchakhotine analysait le mécanisme de la peur collective. La peur paralyse tout sujet dans un premier temps, puis permet d'obtenir son consentement par ralliement forcé. C'est le réflexe pavlovien. Au nom de la peur, une autorité peut ordonner à des hommes bien conditionnés n'importe quelle action, y compris les plus extrêmes.
Le tripode renseignement, police, justice
En libérant la parole publique à son plus haut niveau, l'exécutif vient donc de basculer dans une mécanique qu'il aura le plus grand mal à contrôler. D'autant plus que les hommes responsables de l'appareil d'Etat y sont prêts. Ce même samedi, l'Amiral (2e section) Alain Coldefy, directeur de la « Revue de la Défense nationale », publiait sur Internet un texte proposant quelques pistes « pour esquisser un cadre de débat utile aux décideurs politiques et militaires ». « La troisième (piste, Ndlr), écrit l'officier, est celle du rôle de l'Armée sur le territoire. Dans la situation actuelle, situation normale du temps de paix, le ministère de l'Intérieur a la responsabilité de la sécurité du territoire et l'exerce en particulier par l'intermédiaire des préfets. C'est le tripode renseignement, police, justice des lois ordinaires qui doit à mon sens, mais on peut en discuter, le rester pour lutter contre le terrorisme. » En résumé, nous sommes plutôt contre l'intervention de l'armée comme police, mais, donc, on peut en débattre... [1]
Alors, de quoi cette guerre est-elle le signe ?
En octobre 1997, la « Revue de la défense nationale » publiait un article visionnaire, « Retour à la guerre révolutionnaire », sur la résurgence d'une vieille tradition française. Fort de son expérience africaine, le lieutenant-colonel Grégoire de Saint-Quentin (aujourd'hui patron du COS, les forces spéciales) posait la question de la validité de la doctrine de la « guerre révolutionnaire » (DGR) dans les conflits à venir. La DGR fait référence à un arsenal tactique qui fut, pendant la guerre froide, l'outil principal de l'armée française. L'idée est simple : face à un mouvement « révolutionnaire », de type guérilla ou terroriste, il faut utiliser le peuple. Comment ? Par la peur et la propagande. Avec quels moyens ? Ceux des « hiérarchies parallèles » qui, milices s'articulant aux services de renseignement, à la police et à l'armée, vont, en temps de crise, supplanter les structures de l'Etat défaillant. Chaque individu devient, à son niveau, un instrument de la « guerre totale » [2].
La Constitution de la Vème République, celle de 1958, contient l'ensemble des dispositions pour appliquer cette doctrine : article 16 accordant les pleins-pouvoirs au chef des armées (le Président de la République et son état-major particulier), article 36 pour décréter l'état de siège. Concrètement, l'autorité militaire prend alors le pas sur l'autorité civile et policière, à tous les niveaux de l'Etat et de la société. Le résultat est toujours le même : sanglant bien sûr, mais surtout, il conduit à instaurer une dictature « pure, dure et cruelle » comme l'avait déterminé le colonel Lacheroy, chef du 5ème Bureau, celui de Guerre et d'Action psychologiques pendant la guerre d'Algérie.
Notre doctrine de « sécurité nationale »
En 2008, le « Livre Blanc » a introduit le concept us-américain de « sécurité nationale » appliqué en Amérique Latine pendant toute la guerre froide et reconduit dans le cadre de la lutte contre le narcotrafic. Une « nouveauté » prend portant soin de préciser le Président d'alors, Nicolas Sarkozy. Ce terme relève pourtant d'un état d'exception latent et permanent : « au nom de la sécurité nationale » disent les textes français et européens, on peut tout justifier. Point. En 2013, François Hollande a entériné cette stratégie qui réduit les libertés individuelles et collectives et consacre le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN déterminé par son prédécesseur, sans changer une virgule de cette doctrine de « sécurité nationale ».
Dans le nouveau « Livre Blanc », il a même renforcé la dimension « renseignement » de la réforme des armées, puisque c'est le seul secteur qui bénéficie d'une augmentation de crédits et d'effectifs. Il a ensuite enchaîné les opérations extérieures (Mali, Centrafrique, Sahel, Syrie...) sur le mode de la « guerre moderne », invisible aux yeux de l'opinion, car se déroulant sous la conduite des forces spéciales, de l'aviation et des drônes, loin des caméras. « Au nom de la sécurité nationale ».
Mais en s'engageant sur les terrains libyens puis syriens, les deux présidents successifs ont oublié un principe de base de la stratégie militaire. La guerre se joue sur deux axes : sur les avants du front, en direction de l'ennemi et sur les arrières, sur son propre territoire. Or, prendre pour ennemi un régime (celui de Tripoli ou de Damas) puis une entité (l'Etat islamique) définit sur une base « identitaire » - confessionnelle (sunnite), c'est aussi prendre un sacré risque dans un pays où des millions de personnes ont des pratiques religieuses ou politiques qui peuvent être radicales. En clair, la France définie sur la base d'un « conflit d'identités » s'exposerait à se voir frappée sur les arrières par une minorité fanatisée. Or, si vous définissez l'ennemi d'une façon hybride basée sur une identité essentialisée, par ce qu'il est supposé être, forcément en totale opposition existentielle à « l'ami » et non pour ce qu'il fait, il est impossible de sortir de la guerre, une guerre perdue d'avance.
Gabriel Périès et David Servenay
* Gabriel Périès, Professeur (HDR), docteur en Science politique (Paris I Panthéon-Sorbonne). Enseignant-chercheur à l'Institut Mines-Télécom/ Télécom-Ecole de Management, il est rattaché au LASCO/CNRS Paris V-Descartes. Il collabore également avec le Groupe de Recherche Sécurité et Gouvernance / Toulouse I Capitole. Il est l'auteur de nombreux travaux sur les doctrines militaires contre-insurrectionnelles.
* David Servenay, journaliste, co-fondateur de la Revue Dessinée
El Correo de la diaspora latinoamericana. Paris, le 25 novembre 2015