Le Premier ministre grec Alexis Tsipras les a, à très juste titre, décrits comme des attaques « barbares ». Six jours après les attentas de Paris, qui à l'instar des attentats de 2001 aux USA, ne souffrent en aucun cas d'être relativisés, nous voyons en accéléré les mêmes paradigmes et les mêmes discours que ceux qui régissaient alors la discussion publique dicter aujourd'hui les options d'action : le président François Hollande, dont le taux de popularité se trouve au plus bas, a déclaré l'état d'urgence. En l'espace de quelques heures, la France et la Belgique sont devenues des zones complètement militarisées.
On s'habitue vite à une telle situation. Lorsque cinq jours après les attentats de Paris j'entends dire à la radio qu'une personne a été abattue pendant les razzias à Saint-Denis, dans la banlieue parisienne, j'en viens presque à oublier que nous vivons, en Europe, dans des États de droit, où les exécutions pendant les arrestations sont tout sauf conformes à la loi. Dans cette procédure accélérée, le choc, le deuil, la peur et peut-être aussi la colère ensevelissent les acquis dont la France républicaine a toujours été si fière.
Les partenaires de la France au sein de l'UE et de l'OTAN discutent en ce moment de l'opportunité d'une alliance de défense mutuelle. Exactement comme ce fut le cas après le 11 septembre 2001. Ce débat nous confronte au fait qu'il est difficile de concilier le droit international et ce qui a légitimé le maintien de l'OTAN après l'effritement de la confrontation des deux blocs. Car aujourd'hui comme en 2011, on n'a affaire à une attaque d'un État contre un autre pour légitimer une telle alliance. Voilà pourquoi on observe un mécanisme semblable à celui de l'après-11-septembre.
Rafat Alkhateeb, Jordanie
À l'époque, l'Afghanistan, tourmenté par la guerre civile, avait été déclaré bouillon de culture du terrorisme. Aujourd'hui c'est la Syrie, elle aussi en proie à la dictature et à la guerre civile, qui est hâtivement - peut-être à raison, d'ailleurs, mais nous ne le saurons que bien plus tard - pointée du doigt comme lieu d'implantation des instigateurs des attaques, et où des actes de guerre sont conséquemment entrepris sur le champ par la France. Le reste de l'Europe et du monde occidental soutiendra cette intervention si ce n'est pas déjà le cas.
Quelle que soit l'alliance qui se conclura, la France ne sera pas laissée à son sort dans cette situation. Hollande a déjà appelé, à titre préventif, à une alliance de défense mutuelle au niveau européen. Ici encore, selon toute vraisemblance, les mêmes paradigmes que ceux en vigueur au début de la guerre en Afghanistan s'appliqueront. L'Allemagne ne combattra pas en première ligne, mais tâchera malgré tout de donner à la France l'impression que son partenaire européen le plus grand et le plus important ne la laisse pas tomber. Comme du temps de la guerre en Afghanistan, dont on a raconté aux Allemands des années durant que l'armée fédérale n'avait un mandat que pour y creuser des puits, le Ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, avec la prudence qui le caractérise, trouvera un moyen pour que l'Allemagne s'engage militairement en Syrie avec retenue.
La conséquence prévisible des interventions contre l'EI en Syrie sera une opération militaire de sans doute plusieurs années, voire plusieurs décennies, menée par l'alliance occidentale en Syrie - tout comme ce fut le cas en Afghanistan, en Irak et dans les Balkans. La seule question vraiment intéressante reste de savoir comment la Russie se comportera en Syrie. La coordination des attaques aériennes russes et françaises et les images des entretiens entre Barack Obama et Vladimir Poutine prises peu de temps en marge sommet du G20 à Ankara montrent en tout cas que l'Occident a appris de ses interventions au Proche et Moyen-Orient qu'il faut discuter avec la Russie s'il veut minimiser le risque d'un échec cuisant.
En France, les attaques de Paris mèneront quoi qu'il arrive à une poussée de la droite. Lors des dernières élections déjà, on comptait 28% de voix en faveur du Front National dans les régions rurales, comme la Bourgogne où j'ai passé de nombreuses années de ma vie. Il devient difficile d'expliquer aux habitants de ces régions pourquoi c'est précisément maintenant que l'ouverture d'esprit et la générosité sont primordiales. C'est là aussi ce qui distingue nettement la situation actuelle de celle consécutive aux attentats contre la rédaction du magazine satirique Charlie Hebdo en janvier dernier. Charlie Hebdo occupant une place bien établie dans la presse française - dont ne peuvent que rêver des magazines allemands comparables comme « Titanic » - les Français ont avant tout vu dans les attentats de janvier l'expression d'un conflit politique.
Les meurtres du 13 novembre, en revanche, sont perçus à juste titre comme une attaque contre l'art de vivre français dans son intégralité. Avec les tendances xénophobes de plus en plus répandues en France, que la crise des réfugiés ne va que contribuer à accentuer, et une méfiance totale à l'égard des deux grands partis que sont le PS et Les Républicains, auquel les deux partis de gauche n'opposent que très peu de résistance, le terrain se prépare plus que jamais pour Marine Le Pen, qui a déjà le vent en poupe. Les élections régionales du 6 et du 13 décembre prochains montreront si la rhétorique guerrière du président français sera parvenue à contrer cette tendance.
À cela s'ajoutent deux facteurs dont on tient peu compte en Allemagne : d'abord, le fait que la France - du moins le sud du pays - s'identifie davantage aux pays d'Europe du Sud contraints à l'austérité qu'avec l'Allemagne, qui opère en Europe de manière toujours plus hégémonique. Des déclarations du type « Nous sommes solidaires avec les Grecs, car nous vivons un peu la même chose qu'eux » ne sont pas rares. Il n'est pas sûr qu'une renaissance de la « Pensée du midi », élaborée au début des années 30 par des intellectuels français tels qu'Albert Camus, soit en train d'avoir lieu ici. Plus vraisemblablement, c'est la droite qui s'imposera politiquement en France, ainsi que le Nord du pays, très attaché à une UE reposant sur l'alliance entre France et l'Allemagne - quels que soient les effets négatifs qu'une telle politique aura dans le sud de l'Europe. Néanmoins, les conséquences de la crise économique jouent un rôle non négligeable en France et contribueront, avec les événements actuels, à renforcer les forces centrifuges de l'Europe.
Rappelons ensuite le fait que la France fait déjà la guerre en Afrique depuis un bon bout de temps - au Mali par exemple. L'élargissement de l'intervention en Syrie conduira donc à une intensification de l'engagement déjà assez important de l'armée de métier française. Ces opérations engloutiront beaucoup d'argent dans les années à venir et ne seront pas finançables, ni réalisables, sans une solide fixation politique sur l'unité nationale française.
Bref, ces attentats n'auraient pu toucher la France à pire moment. Pour empêcher des développements dans la réduction des droits civiques et l'élargissement des compétences de l'armée et des services secrets (dont les échecs, malgré les appareils gigantesques mis en œuvre, n'ont jamais été aussi évidents que ces dernières années) comparables à ceux de l'après-11-Septembre 2001, il y aura besoin d'un dialogue de grande envergure. Il faut également se demander pourquoi des gens comme ceux qui ont perpétré les attentats à Paris se cherchent aujourd'hui un avenir dans le combat contre les sociétés occidentales alors que nous pensions encore, il y a quelques années, que la citoyenneté française et belge et les droits qui y sont associés contribuaient suffisamment à leur intégration. Autrement dit, une discussion critique autour de nos valeurs européennes et occidentales s'avère également nécessaire.
En effet, c'est seulement en continuant à réfléchir et à propager nos valeurs de participation sociale équitable - en matière aussi bien de prospérité que de culture - que nous pourrons contrer un tant soit peu les forces qui amènent des jeunes Européens issus de l'immigration à rejoindre massivement des groupes extrémistes en Afrique du nord et au Proche et Moyen-Orient. La France aurait pu se rendre compte de ce problème depuis longtemps puisqu'elle a subi, en conséquence de sa politique coloniale en Afrique du Nord ces trente dernières années, de plus en plus d'attentats perpétrés par de jeunes Français issus de l'immigration. Depuis longtemps déjà, l'Etat français aurait pu et aurai dû agir avec plus de détermination.