10/04/2016 tlaxcala-int.org  9min #111140

Nous sommes tous l'État islamique

 Chris Hedges

La vengeance est le moteur psychologique de la guerre. Les victimes en sont la monnaie de sang. Leurs corps servent à sanctifier des actes de meurtre indiscriminés. Ceux définis comme l'ennemi et ciblés pour être massacrés sont déshumanisés. Ils ne sont pas dignes d'empathie ou de justice. La pitié et la peine sont l'apanage des nôtres. Nous faisons vœu d'éradiquer une masse déshumanisée incarnant le mal absolu. Les estropiés et les morts de Bruxelles ou de Paris et les estropiés et les morts de Raqqa ou de Syrte perpétuent les mêmes convoitises sinistres. Nous sommes tous l'État islamique.

"La violence n'engendre que de la violence”, écrit Primo Levi, "dans un mouvement pendulaire qui grandit avec le temps au lieu de s'amortir ».

Le jeu du je-te-tue-tu-me-tues ne cessera qu'après épuisement, lorsque cette culture de mort nous aura brisés émotionnellement et physiquement. Nous utilisons nos drones, nos avions de chasse, nos missiles et notre artillerie pour éventrer des murs et des plafonds, exploser des fenêtres et tuer ou blesser ceux qui sont dedans. Nos ennemis portent des explosifs au peroxyde dans des valises ou des gilets explosifs et pénètrent dans des terminaux d'aéroports, des salles de concert, des cafés ou des stations de métro pour nous faire exploser, et bien souvent eux avec. S'ils possédaient notre niveau de technologie de mort, ils seraient bien plus efficaces. Mais ce n'est pas le cas. Leurs tactiques sont plus brutes, mais nous ne sommes pas moralement différents. T.E. Lawrence a appelé ce cycle de violence : « les anneaux de la tristesse ».


"Cher Jésus, protège-nous de cet insensé culte musulman de la mort"
Michael Leunig
La religion chrétienne épouse la notion de "guerre sainte”, avec autant de fanatisme que l'Islam. Nos croisades valent le concept du jihad. Lorsque la religion sert à sanctifier le meurtre, il n'y a aucune règle. C'est une lutte entre la lumière et l'obscurité, le bien et le mal, Satan et Dieu. Le discours rationnel est banni. Et « le sommeil de la raison », comme dit Goya, « engendre des monstres ».

Les drapeaux, les chants patriotiques, la déification du guerrier et les balivernes sentimentales noient la réalité. Nous communiquons à l'aide de clichés creux et insensés, d'absurdités patriotiques. La culture de masse sert à renforcer le mensonge selon lequel nous sommes les vraies victimes. Elle travestit le passé pour le faire se conformer au mythe héroïque national. Nous sommes censés être les seuls à posséder la vertu et le courage. Nous sommes les seuls à avoir le droit de vengeance. Nous sommes hypnotisés et plongés dans une somnolence commune, un aveuglement orchestré par l'État.

Ceux que nous combattons, n'ayant pas accès à nos machines industrielles de mort, tuent de près. Mais tuer à distance ne nous rend pas moins moralement déformés. Les tueries à longue distance, incarnées par les opérateurs de drones des bases militaires aériennes US, qui rentrent diner chez eux, sont tout aussi dépravées. Ces techniciens opèrent la vaste machinerie de la mort avec une terrifiante stérilité clinique. Ils dépersonnalisent la guerre industrielle. Ils sont les « petits Eichmann ». Cette bureaucratie organisée de la mort est l'héritage le plus marquant de l'Holocauste.

"La destruction massive d'êtres humains, mécanisée, rationnelle, impersonnelle et soutenue, organisée et administrée par les États, légitimée et mis en marche par des scientifiques et des juristes, approuvée et popularisée par des universitaires et des intellectuels, est devenue une base de notre civilisation, le dernier héritage, périlleux et souvent réprimé, du millénaire », a écrit Omer Bartov dans «Murder in Our Midst: The Holocaust, Industrial Killing and Representation (Le meurtre parmi nous : l'holocauste, la tuerie industrielle et la représentation) ».

Nous torturons des prisonniers kidnappés, beaucoup captifs depuis des années, dans des sites secrets. Nous entreprenons des « assassinats ciblés » de soi-disant cibles de haute valeur. Nous abolissons les libertés civiles. Nous causons le déplacement de millions de familles. Ceux qui nous combattent font pareil. Ils torturent et décapitent reproduisant ainsi le style d'exécution des croisés chrétiens avec leur propre marque de sauvagerie. Ils règnent en despotes. Douleur pour douleur. Coup pour coup. Horreur pour horreur. Cette folie présente une symétrie redoutable. Elle se justifie par la même perversion religieuse. Il s'agit du même abandon de ce que signifie être humain et juste.

Comme l'a écrit le psychologue Rollo May:

Au début de chaque guerre... nous transformons rapidement notre ennemi à l'image du démon; puis, puisque c'est le diable que nous combattons, nous pouvons nous mettre sur le pied de guerre sans nous poser les questions gênantes et spirituelles que la guerre soulève. Nous n'avons plus à faire face à la réalisation que ceux que nous tuons sont des personnes comme nous.

Les tueries et les tortures, plus elles durent et plus elles contaminent leurs auteurs et la société qui avalise leurs actes. Elles privent les inquisiteurs professionnels et les tueurs de la capacité de ressentir. Elles nourrissent l'instinct de mort. Elles propagent la blessure morale de la guerre.

22 vétérans de l'armée US se suicident chaque jour. Ils le font sans ceinture explosive. Mais ils ont en commun, avec les kamikazes, le besoin urgent de quitter le monde et le rôle sordide qu'ils y ont joué.

"Il vaut mieux souffrir certaines injustices que les commettre”, comme l'avaient compris Albert Camus et Emmanuel Kant. Mais les politiciens, les experts et la culture de masse considèrent cette sagesse comme une faiblesse. Ceux qui parlent sainement, comme Euripide avec son chef d'œuvre anti-guerre « les Femmes de Troie », sont vilipendés et bannis.

Qui sommes-nous pour condamner les meurtres indiscriminés de civils? Avons-nous oublié nos bombardements des villes allemandes et japonaises lors de la seconde guerre mondiale, qui tuèrent 800 000 civils, femmes, enfants et hommes ? Et ces familles oblitérées à Dresde (135 000 morts), à Tokyo (97 000 morts), Hiroshima (80 000 morts) et Nagasaki (66 000 morts) ? Et ces trois millions de civils morts après notre passage au Vietnam ?

Nous avons largué 32 tonnes de bombes par heure sur le Nord-Vietnam entre 1965 et 1968 des centaines d'Hiroshima. Et, comme Nick Turse l'écrit dans son livre "Kill Anything That Moves: The Real American War in Vietnam (Tuez tout ce qui bouge : la véritable guerre US au Vietnam)”, " ce tonnage ne tient pas compte des « millions de litres de défoliants chimiques, des millions de kilos de gaz chimiques, et des innombrables bidons de napalm, bombes en grappe, balles explosives, bombes coupe-marguerites qui effaçaient tout sur une surface de 10 terrains de football, des missiles anti-personnel, explosifs, incendiaires, des millions de grenades, et de la myriade de mines différentes”.

Avons-nous oublié les millions qui sont morts dans nos guerres directes et par procuration aux Philippines, au Congo, au Laos, au Cambodge, au Guatemala, en Indonésie, au Salvador et au Nicaragua? Avons-nous oublié le million de morts en Irak et les 92 000 morts en Afghanistan ? Avons-nous oublié les presque 8 millions que nous avons chassés de leur foyers en Irak, en Afghanistan, au Pakistan et en Syrie ?

Il y a eu 87 000 sorties ariennes de la coalition au-dessus de l'Irak et de la Syrie depuis le début de la campagne aérienne contre l'État islamique. Il s'agit du tout dernier chapitre de notre guerre perpétuelle contre les damnés de la terre.

Comment pouvons-nous nous indigner vis-à-vis de la destruction de monuments culturels comme Palmyre par l'État islamique alors que nous avons nous-mêmes laissé tant de ruines ? Comme Frederick Taylor le souligne dans son livre « Dresden », durant la seconde Guerre Mondiale et le bombardement de l'Allemagne nous avons détruit d'innombrables « églises, palais, bâtiments historiques, bibliothèques, musées », y compris « la maison de Goethe à Francfort » et les « os de Charlemagne de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle », ainsi que « l'irremplaçable contenu de la bibliothèque d'État vieille de 400 ans de Munich ». Se rappelle-t-on qu'en une seule semaine de bombardement durant la guerre du Vietnam, nous avons oblitéré la majeure partie du complexe de temples historique de My Son ? Avons-nous oublié que notre invasion de l'Irak a causé l'incendie de la Bibliothèque nationale, le pillage du mMusée national et la construction d'une base militaire sur le site de l'ancienne Babylone ? Des milliers de sites archéologiques ont été détruits en raison de nos guerres en Irak, en Syrie, en Afghanistan et en Libye.

Nous avons perfectionné la technique du meurtre de masse aérien et de la destruction massive que nous appelons "tapis de bombes”, « bombardement à saturation », « bombardement de zone », « bombardement d'oblitération », « bombardement massif », ou dans sa dernière version « terreur et effroi ». Nous avons créé, à travers notre richesse nationale, les systèmes de gestion et de technologie que le sociologue James William Gibson appelle « technoguerre ». Que furent les attaques du 11 septembre sinon une réponse aux explosions et aux morts que nous avons semés sur la planète ? Nos assaillants se sont exprimés à l'aide du langage dément que nous leur avons enseigné. Et, comme les assaillants de Paris et Bruxelles, ils savaient parfaitement comment nous communiquons.

Les marchands de mort, les fabricants d'armes, font partie des happy few qui en profitent. La plupart d'entre nous sont pris dans un cycle de violence qui ne cessera pas tant que l'occupation US du Moyen-Orient perdurera, qui ne cessera pas avant que nous ayons appris à parler dans une langue autre que le cri de guerre, de meurtre et d'annihilation primitif. Nous recouvrerons un langage humain lorsque nous en aurons eu assez, lorsque trop des nôtres seront morts pour le maintien de ce jeu. Les victimes continueront à être principalement des innocents, piégés entre des tueurs sortis de la même matrice.

La définition de la démence, c'est faire et refaire toujours la même chose et attendre un résultat différent

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