25/07/2016 tlaxcala-int.org  5min #115667

 Le coup d'Etat en Turquie a bien réussi

Turquie : Huit questions sur la tentative de coup d'État du 15 juillet 2016

 Ruşen Çakir
(1) Comment le nommer?

Un coup d'État bien sûr. Ou plutôt une tentative de coup d'État. Ne prendre en considération que son échec, et les conséquences probables de cet échec, et le définir comme « une mise-en-scène » ou « un coup de théâtre » etc., ne seraient pas très justes. Il s'agit d'une opération à laquelle plusieurs officiers haut-gradés ont participé, et qui ont pris tous les risques, y compris celui d'assassiner des civils.
(2) Qui l'a fait?

Je pense que le noyau dur et l'État-major des putschistes sont constitués par des officiers en liaison avec la Communauté de Fethullah Gülen. Il peut y avoir aussi certains individus qui les ont rejoints avec des causes et des attentes personnelles. On sait que la Communauté de Gülen est assez habile en ce qui concerne le recrutement.
(3) Pourquoi la Communauté de Gülen aurait voulu faire un coup d'État?

Au prochain rendez-vous du Conseil militaire suprême (YAŞ, au mois d'août), on s'attendait à une opération d'envergure ciblant la structure de la Communauté dans l'Armée. Je pense qu'ils ont donc voulu prendre les devants et avoir une dernière chance. Par ailleurs, il semble que la Communauté ait voulu porter un 'coup fatal', en réponse à la guerre totale que le pouvoir de l'AKP mène à son encontre, dans le pays et partiellement à l'étranger.
(4) Comment la Communauté a pu s'organiser à ce point dans l'armée?

On sait que la Communauté travaille systématiquement depuis des années pour s'infiltrer dans l'Armée. Et l'Armée tente de repérer les officiers susceptibles d'avoir des rapports avec la Communauté, à commencer par les élèves de l'École militaire, pour pouvoir mener ensuite des épurations systématiques en son sein. Mais elle n'y est pas entièrement parvenue. Et surtout, la Communauté, à l'époque où elle faisait coalition avec l'AKP, a réalisé une grande épuration au sein de l'Armée par l'intermédiaire des procès d'Ergenekon, de Balyoz, et de l'Espionnage militaire, tout en ouvrant rapidement et sérieusement la voie à des officiers fidèles à la Communauté. Dans ce contexte, le pouvoir de l'AKP porte une grande responsabilité dans cette tentative de coup d'État du 15 juillet.


(5) Pourquoi cette tentative a échoué?

On pourrait énumérer toute une série d'arguments pour répondre à cette question. Par exemple, le fait que cette tentative n'ait pas été menée en respectant l'ordre hiérarchique. Ça peut être une raison, mais ça n'a sans doute pas été déterminant, avec la neutralisation du Chef de l'État-major de l'Armée et des autres haut-gradés, y compris des commandants d'armées. On pourrait dire beaucoup d'autres choses sur certains détails de cette tentative, mais à mon avis, la vraie raison de l'échec est que ce Coup d'État n'avait pas de répondant dans la société. A tel point que, cette tentative n'a même pas suscité de sympathie évidente chez ceux qui n'approuveraient pour rien au monde le Président Erdogan, et qui pensent qu'il ne peut être renversé qu'avec un coup d'État, et non pas par voie électorale. Par contre, c'est un fait que l'appel d'Erdogan au peuple pour qu'il descende dans la rue a eu un certain effet, et a rendu les choses encore plus difficiles, voire impossibles pour les putschistes. Nous avons ainsi constaté que la polarisation politique en Turquie et la montée de la haine contre Erdogan, parmi les tenants d'un de ces pôles, n'étaient pas suffisantes pour préparer le terrain à un coup d'État. Si les officiers affiliés à la Communauté avaient engagé une tentative identique, en parallèle aux enquêtes judiciaires contre la corruption des 17-25 décembre derniers, nous aurions peut-être connu d'autres développements.
(6) A partir du quel moment la tentative de coup d'État a-t-elle été vouée à l'échec?

Je pense que l'intervention du Président Erdogan par Face Time en direct sur CNN Türk pour défier les putschistes et pour faire appel au peuple en lui demandant de descendre dans la rue, a constitué un point de rupture. Si les putschistes avaient pu neutraliser Erdogan comme ils l'ont fait avec le Chef de l'Etat-Major, ou si Erdogan ne s'était pas adressé au pays aux premières heures de la tentative, cela aurait pu changer le cours des choses. A ce point, il faut souligner l'importance du choix de la chaîne CNN Türk. Car les putschistes ont voulu se venger en donnant l'assaut à CNN Türk.
(7) Qu'est-ce qui attend la Communauté désormais?

Avant tout, le processus d'épuration de la Communauté va s'accélérer. Déjà, dès le premier jour, la destitution de milliers de juges et de procureurs, et les gardes à vue dans certaines institutions-clés comme HSYK (le Haut-Conseil des Juges et des Procureurs) et le Conseil d'État, sont des signes importants. Le bombardement de l'Assemblée nationale, les tirs sur la population et la police, les menaces soutenues par des chars... autant d'actes qui permettront désormais facilement de qualifier la Communauté d'« organisation terroriste ».

Dans ce contexte, on va assister à des pratiques d'État beaucoup plus impitoyables contre les dirigeants de la Communauté, ses membres, ses sympathisants, et les personnes et les institutions qui la soutiennent dans diverses situations. Enfin, on peut affirmer que Gülen va avoir beaucoup de mal pour maintenir sa présence aux USA.
(8) Qu'est-ce qui attend désormais la Turquie?

C'est vraiment très très bien que la Turquie ait réchappé à cette tentative de coup d'État. Mais cela ne signifie pas, pour autant, des jours meilleurs pour notre pays. Nous avons vu que les 50 % qu'Erdogan disait « ne pas pouvoir retenir chez eux » pendant la mobilisation de Gezi, peuvent descendre dans la rue, et de quoi ils sont capables quand ils descendent dans la rue. Il n'y a aucune garantie que ces foules qui descendent dans la rue à l'appel d'Erdogan contre les putchistes ne soient pas mobilisées demain contre des masses qui réclameraient les droits fondamentaux, liberté et démocratie. Car Erdogan, qui s'est encore fortifié en écartant cette tentative de coup d'État, ne donne pas pour autant des signes promettant plus de libertés, de démocratie pour toutes les parties de la société. Par contre, on attend plutôt qu'il passe à la première occasion en action pour instaurer le système présidentiel. Nous devons souligner aussi qu'Erdogan, dont l'image avait bien pâlie au niveau international, s'est refait une santé relative, grâce à cette tentative de coup d'État.

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