Quelques remarques après le coup d'État manqué de la nuit du 15 au 16 juillet 2016
Nota bene : Le resetting de l'État turc occasionné par ce coup d'État ne fait pas l'objet de cette note. Il est un peu tôt pour en prendre l'exacte mesure.
Alors que l'on recherche encore des membres du commando qui a tenté dans la nuit du 15 au 16 juillet de prendre d'assaut l'hôtel de Marmaris où ne se trouvait plus le président de la République, alors que des affrontements sporadiques se poursuivent (à Trabzon, 3 policiers tués le 19/07 vers 12h.), alors que le bilan exact, humain (1) et matériel, n'est pas encore tout à fait connu, alors que les mises en garde à vue se poursuivent, alors que ceux qui ont vécu les événements à Ankara et Istanbul sont encore sous le choc et que l'AKP continue à demander à ses sympathisants de veiller chaque nuit en investissant les espaces publics, qu'il nous soit permis ici de synthétiser quelques-unes des analyses les plus éclairantes lues jusqu'alors (2).
Avant cela quelques précisions factuelles sur la chronologie des événements. Le coup d'État, qui était programmé pour le 16 juillet à 3 heures du matin, a été lancé plus tôt dans la précipitation, le 15 à 21 h (avec l'arrestation du chef d'État-major, de son adjoint et du chef de l'armée de terre) en raison des fuites. En effet les Renseignements turcs (MIT) semblent avoir été informés de l'imminence d'un coup d'État le 15 à 16h (d'après, entre autres sources, Abdülkadir Selvi). Aussitôt alerté, le chef du MIT a prévenu d'abord le chef d'État-major l'Orgeneral (4 étoiles, voir le tableau ci-dessous pour les titres de la haute hiérarchie militaire) Hulusi Akar, puis le chef adjoint l'Orgeneral Yaşar Güler. À 18h une réunion secrète s'est tenue à l'État-major général des armées turques à l'initiative du chef des Renseignements pour mettre en place la réplique. À l'issue de cette réunion, dès 18h30 des instructions sont envoyées à toutes les forces armées turques en vue de fermer l'espace aérien turc, d'interdire tout vol d'avion militaire et tout mouvement de troupes et de tanks au sol. En outre, des instructions spéciales sont données pour surveiller le QG de l'armée de l'air, principal foyer des félons. Jusque-là le pouvoir politique ne parait pas au fait de ce qui se trame. Mais l'échec du futur coup d'État est déjà certain, compte tenu de la position loyale prise d'emblée par le chef d'État-major, son second et le chef de l'armée de terre. Donc plus que tout autre facteur, c'est le non ralliement aux putschistes des principaux responsables des forces armées qui a tué dans l'œuf le « soulèvement (3) ». Et le message posté sur le site de l'État-major à 23h20 comme le texte lu à 23h50 à la radio-télévision d'État (TRT), sont des initiatives « pirates (4) » qui ne reflétaient pas la position des plus hautes autorités militaires.
Alireza Kazeri, Iran
1. Quels sont les auteurs du putsch ?
Metin Gürcan dans son article du 17 juillet distingue trois groupes qui auraient conclu une alliance - très fragile selon Ahmet Şik - pour organiser ce putsch.
- Des officiers sympathisants de Fethullah Gülen (5), dont le processus de radicalisation - pour se lancer dans cette « opération-kamikaze » (selon l'expression de Gürcan) - reste à expliquer. À ce sujet rappelons que dès 2009 un ancien officier du renseignement militaire avait alerté l'opinion publique sur l'existence de ces éléments au sein de l'armée de l'air notamment (cf. Ahmet Hakan, Hürriyet, 19 07 2016, p. 4). Et qu'un précédent chef d'État-major entre août 2008 et août 2010, Ilker Başbug, avait tenté d'attirer l'attention de Recep Tayyip Erdogan sur ce qu'il considérait comme une sérieuse menace.
- Des officiers non partisans avérés de F. Gülen, mais à la sensibilité laïque extrême et farouchement opposés au gouvernement.
- Des officiers engagés dans cette aventure par calcul, pour leur carrière militaire personnelle. Sachant que le système pyramidal de distribution de privilèges de l'institution militaire peut nourrir des ambitions très matérielles, nourrir les aigreurs et aiguiser les rivalités. La vague d'épurations annoncée à l'occasion de la Haute Assemblée Militaire (YAŞ) annuelle prévue du 1er au 4 août 2016 a aussi peut-être suscité quelques craintes chez ceux soupçonnés de ne pas être très fidèles au pouvoir civil. Pour Gürcan, les motivations idéologiques des putschistes sont mêlées. Il suffit pour cela de lire le texte officiel lu à la radio-télévision et posté clandestinement sur le site de l'État-major : on n'y trouve que l'expression stéréotypée d'une vague idéologie kémaliste, étatiste, nationaliste, laïque et universaliste à la fois (6). Ce texte en soi a quelque chose de « hors-sol ».
Par ailleurs, ajoutons que nombre des putschistes avaient orchestré les opérations récentes de « nettoyage » dans l'est du pays. Un lien doit donc être établi entre la folie témoignée par certains militaires au cours de ce putsch et la situation de guerre au Kurdistan, terrain de prédilection de l'armée turque, où celle-ci fait et refait la preuve de sa raison d'être et renforce sa légitimité (ses privilèges) sans devoir rendre des comptes à la nation. L'état d'exception, banalisé à l'est, rend possible tout abus et confère même une espèce d'immunité à l'institution militaire qui peut se croire détentrice d'un chèque en blanc. Les F-16 qui ont bombardé l'Assemblée Nationale seraient ceux qui ont bombardé Kandil en Irak du nord. Ou ceux du massacre de Roboski/Uludere le 28 décembre 2011 (7). Les putschistes, comme le révèle la presse du 20 juillet, auraient à cet égard utilisé comme "menace-prétexte” le PKK pour justifier l'opération contre le lieu de vacances du Président aux yeux des troupes engagées. En outre, d'après les premières révélations sur le plan des putschistes, après les députés de l'AKP, ceux du HDP étaient dans le colimateur (8)- et devaient aussi être arrêtés -, et l'enlèvement, voire l'assassinat d'Abdullah Öcalan était programmé dans le but de soulever la population kurde, d'accroître le désordre et de justifier toutes les formes de répression extraordinaire.
2. Quelle est la mécanique interne du putsch ?
Pour Gürcan, ce putsch est d'abord un putsch contre l'armée, et s'apparente à une opération suicidaire. Trois étapes et trois espaces : d'abord Ankara (État-major), puis Istanbul (surtout les QG militaires les plus sensibles), puis les garnisons de l'ensemble du pays pour l'instauration de l'état de siège (sikiyönetim), et les relais dans la société civile. Dès la première étape le putsch a échoué avec le refus de l'armée de terre de s'engager dans l'aventure.
Du point de vue des forces ayant participé aux opérations des putschistes, quatre bases aériennes acquises à ces derniers ont joué un rôle crucial : celle d'Ankara (Akinci ana üssü) - principal centre de commandement du putsch -, celle de Çigli (9) (région d'Izmir), pour les commandos envoyés à Marmaris, et celles de Diyarbakir et Malatya. C'est des deux dernières qu'ont décollé les avions qui ont bombardé l'Assemblée Nationale et le QG des forces spéciales de la police.
Quand on considère les armes et les rattachements des auteurs du putsch on constate que l'armée de l'air (qui ne représente que 8% des effectifs des Forces Armées Turques ou TSK) et la gendarmerie (15% des effectifs) ont été à la pointe, suivies de la marine (12% des effectifs). L'armée de terre, 65% des effectifs totaux des TSK, est restée largement hors de l'aventure.
Le putsch semble par ailleurs d'abord une affaire de hauts gradés, à l'exception des plus hauts responsables, directement nommés par le Président de la République et en relation/articulation avec le pouvoir civil. Les plus gradés impliqués dans la clique putschiste sont un Orgeneral commandant des Forces aériennes (Akin Öztürk), le commandant de la deuxième armée, Adem Huduti, et le commandant du 2ème Corps d'armée d'Istanbul, le Korgeneral (lieutenant-général, 3 étoiles) Erdal Öztürk. En outre on estime qu'un tiers des tuggeneral/tugamiral (généraux de brigade et contre-amiraux) a été placé en garde à vue et 10% des tümgeneral/tümamiral (généraux majors, vice-amiraux). Il ne s'agit donc pas d'une insurrection désespérée de jeunes officiers.
Grades les plus élevés dans les Forces Armées Turques (TSK)
Terre Air Marine
Généraux et Amiraux
Mareşal Mareşal Büyükamiral
Orgeneral Orgeneral Oramiral
Korgeneral Korgeneral Koramiral
Tümgeneral Tümgeneral Tümamiral
Tuggeneral Tuggeneral Tugamiral
Officiers
Albay Albay Albay
Yarbay Yarbay Yarbay
Binbaşi Binbaşi Binbaşi
Yüzbaşi Yüzbaşi Yüzbaşi
Üstegmen Üstegmen Üstegmen
Tegmen Tegmen Tegmen
Astegmen Astegmen Astegmen
Source : tr.wikipedia.org
3. Pourquoi le putsch n'a pas réussi ?
Selon M. Gürcan, le fait que le Korgeneral Ümit Dündar, le commandant de la Première armée d'Istanbul n'ait pas suivi les putschistes et ait prévenu le Président de la République aurait été déterminant dans le destin avorté du putsch. En effet, cet appel a décidé la Président à ne pas rentrer à Ankara - où la situation était alors très confuse -, mais plutôt à se diriger sur Istanbul. Le passage à la télévision privée du même haut gradé pour expliquer que ce coup était totalement illégitime et se déroulait en contradiction avec les plus hautes autorités et, qu'en conséquence, ne pas appliquer le principe d'obéissance aveugle aux ordres s'imposait, semble aussi avoir été de la plus grande importance. En outre, le risque pris par le Président, après s'être adressé par téléphone à la population, de se rendre à Istanbul malgré les troubles, a eu pour effet de renforcer son charisme et de galvaniser les foules dans leur tentative de résister aux militaires. De plus, toujours selon Gürcan, le manque de combativité des soldats de base envoyés dans les rues par les putschistes - pour intimider ou pour contrôler des points jugés stratégiques - n'a pas été sans conséquence non plus. À ces causes s'ajoutent l'attitude courageuse de la population civile face aux insurgés, l'unanimité du Parlement (10) et l'engagement presque total de la police - force de sécurité aux moyens et aux prérogatives considérablement consolidées ces dernières années - contre les putschistes.
Pour Ahmet Şik, les différentes composantes - hétéroclites selon lui - de la fragile (contre-nature ?) coalition putschiste sont très rapidement entrées en désaccord et se sont « vendues » les unes les autres.
Pour Mete Yarar, spécialiste des questions de sécurité (Hürriyet, 20 07 2016, p. 9), on peut distinguer quatre causes principales de l'échec : 1.Le comportement du chef d'État-major qui a refusé de signer la déclaration des putschistes. 2. L'appel du Président de la République à descendre dans la rue et la réponse populaire immédiate à cette invitation. 3. Le comportement « héroïque » de certaines unités des forces spéciales, à Marmaris comme à Ankara. 4. L'attitude de la presse, qui n'a pas cédé aux pressions et intimidations des putschistes.
Enfin, dans son « anatomie » du 17 juillet Gürcan parle aussi de « causes profondes » de l'échec. Parmi celles-ci il range le fait que le putsch se soit déroulé hors de la chaîne d'obéissance hiérarchique propre à l'armée, le fait que les haut gradés soient totalement coupés des réalités du peuple (qui n'est plus dans un rapport de soumission aveugle à l'autorité militaire et a su développer, depuis des années, des comportements citoyens autonomisés, à travers les pouvoirs locaux ou les associations), le fait que l'organisation putschiste soit apparemment dénuée de toute extension civile (ou de tout relais dans la population) et enfin le fait que les conflits d'intérêt et de position au sein de la junte aient vite éclaté.
En conséquence, le qualificatif de « coup d'État hors-sol » peut être retenu, tant le putsch a été conçu loin des réalités sociales du terrain, dans le déni total de la complexité de celles-ci par des gradés de l'armée de l'air et autres officiers perdus dans leurs illusions élitistes et coupés de leur société par une institution militaire fonctionnant encore trop en vase clos.
Notes
- 240 "martyrs” selon la presse du 20 juillet, dont 100 à Istanbul. Auxquels il faut ajouter les morts parmi les putschistes et ceux placés sous leurs ordres (80 personnes ?), que des imams refusent d'enterrer.
- Notamment celles de Metin Gürcan : t24.com.tr ; d'Ahmet Şik ( jiyan.us et : dw.com), de Murat Yekin ( t24.com.tr), d'Abdülkadir Selvi (Hürriyet, 19 07 2016, p. 7), de Mete Yara (Hürriyet, 20 07 2016, p. 9) ou du site Haber7.com ( haber7.com).
- Pour reprendre le terme utilisé par les responsables politiques turcs aux premières heures du 16 juillet.
- Pour reprendre l'expression utilisée aussitôt après par le ministre de la Défense Fikri Işik.
- Gürcan reprend le qualificatif de FETÖ (soit : « Organisation Terroriste de Fethullah Gülen ») qui est devenu "banal” dans la presse pro-gouvernementale depuis deux années. À cette abréviation est parfois ajouté l'acronyme PDY (A ne pas confondre avec le PYD syrien ! On se demande dans quelle mesure cette proximité confondante n'a pas été sciemment créée) pour « Structure de l'État Parallèle ». Dans la langue du gouvernement, on est passé en quelques années de l'« État profond » de l'époque des procès Ergenekon à l'« État parallèle ». À ce stade, malgré l'implication évidente de sympathisants fichés de Gülen et de personnes redevables envers la néo-confrérie - et cette question n'a pas fini d'occuper les observateurs comme les diplomates -, le lien direct et organique entre la personne de Gülen et le putsch demeure obscur.
- On retrouve cette caractéristique dans le nom - paradoxal - donné à l'opération : « Mouvement pour la paix dans le pays », qui fait directement référence à la rhétorique kémaliste éthérée et figée par l'institution militaire depuis des décennies.
- Voir : en.wikipedia.org
- C'est en ce sens qu'après l'échec du putsch, AKP et HDP pourraient reprendre un dialogue, sur la base d'une condition commune de « victime » principale des putschistes... Même si les déclarations du gouvernement ne vont pour l'instant pas de ce sens - les mesures exceptionnelles annoncées pour mercredi 20 juillet à l'issue du Conseil National de Sécurité (MGK) semblent viser à la fois FETÖ et le PKK -, des indices par ailleurs laissent espérer que l'occasion de renouer pourrait être saisie. Àla condition que le PKK observe la trêve que de facto il observe depuis le putsch ; et qu'aucune force obscure ne joue la provocation...
- Qui est décrite depuis longtemps comme un foyer de gülenistes très opposés à Recep Tayyip Erdogan. On sait que F. Gülen a des liens forts avec la région d'Izmir où il avait été éloigné entre 1972 et 1980.
- Des doutes sont cependant émis sur une fraction dissidente du MHP, qui aurait été mise tôt au courant et aurait entrevu dans ce coup l'occasion de s'imposer sur ses rivales ; voir à ce sujet : sabah.com.tr