« L'individu est handicapé en se retrouvant face à face avec une conspiration si monstrueuse qu'il ne peut pas croire qu'elle existe. »
(J. Edgar Hoover, Elks Magazine, août 1956)
Le 23 mai, Sean Adl-Tabatabai a écrit ce qui allait devenir un article prophétique : « Erdogan se prépare en vue d'un coup d'État militaire en Turquie. »
L'auteur lançait cet avertissement :
« Le président Recep Tayyip Erdogan semble avoir perdu le contrôle. Il musèle l'opposition, emprisonne ses opposants et saisit les organes de presse (...). Le dirigeant turc a menacé de dissoudre la Cour constitutionnelle. » Tout cela à un moment où (...) « les problèmes de sécurité se sont envenimés alors que sévit une vague de terrorisme. »
Par ailleurs :
« Ces événements font en sorte que les militaires turcs reviennent dans le paysage politique après avoir été marginalisés pendant de nombreuses années sous le règne du sultan Erdogan. Les divisions entre les militaires turcs et Erdogan remontent à loin, mais sont aujourd'hui amplifiées par les événements tumultueux à l'intérieur et à l'extérieur du pays. Par exemple, les hauts gradés militaires s'opposent à la volonté de créer une zone tampon au nord de la Syrie et d'envoyer des troupes turques en Syrie et en Irak. » (soulignement ajouté)« Les militaires turcs se sont longtemps considérés comme les gardiens de la démocratie turque, cet État résolument laïque créé par Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque moderne. »
Faits liés à la préparation d'un putsch militaire menant à un « coup d'État raté »?
Le 5 mai, Erdogan a limogé le premier ministre Ahmet Davutoglu, ce qui a amené Murat Yetkin à écrire ceci dans le quotidien Hurriyet : « Tant qu'Erdogan sera président, le poste de premier ministre n'aura pas d'importance. »
Davutoglu semblait peu disposé à endosser le plan d'Erdogan de changer la constitution de la Turquie, dans le but de créer un système présidentiel à l'américaine, mais sans les garanties constitutionnelles qui existent aux USA (même si certains les jugent inadéquates) et dans d'autres démocraties présidentielles.
Le 24 mai, Erdogan a remplacé Davutoglu par son proche allié et ancien ministre des Transports Binali Yildrim. Yildrim était aussi responsable de la censure gouvernementale et a étendu la surveillance de l'État. Les mesures de répression contre des milliers de sites Web ont amené Cyber-Rights.org à affirmer que « la loi turque en place sur le contrôle du contenu Internet, qui comporte d'importantes lacunes procédurales, est destinée à censurer et à réduire au silence le discours politique. »
En plus de se heurter constamment à des allégations d'activités financières douteuses, Yildrim est aussi accusé d'être ségrégationniste (on dit que sa femme est assise à l'écart dans les dîners officiels). Il aurait aussi refusé de se rendre à une université en particulier après avoir vu des étudiants et des étudiantes ensemble dans les jardins ce qui, d'après lui, l'entraînerait dans la mauvaise voie.
Deux jours après la nomination de Yildrim au poste de premier ministre, le président du parlement turc, Ismail Kahraman, a déclenché des manifestations quand il a parlé de la nouvelle constitution que le président Erdogan espérait adopter : « Premièrement, la nouvelle constitution ne devrait pas être laïque »,a‑t‑il dit selon les médias turcs.
« Elle doit parler de la religion (...). Elle ne devrait pas être irréligieuse; la nouvelle constitution, elle devrait être une constitution religieuse. »
Le Parti de la justice et du développement (AKP) d'Erdogan, qui a ses racines dans l'Islam politique, cherche ainsi à remplacer la constitution en place par la charia. En sa capacité de président du parlement, Kahraman supervise le travail d'élaboration du nouveau texte constitutionnel. Ses propos ont été largement perçus comme un ballon d'essai politique au nom du président.
Pour mettre les choses en contexte, dans le plus récent sondage détaillé (avril 2013) concernant les attitudes à l'égard de la charia dans les pays où la population est majoritairement musulmane, le Pew Research Center a indiqué que seuls 12 % des Turcs voulaient en faire la loi officielle de leur pays.
Tout compte fait, la Turquie, cet allié de l'OTAN aspirant à faire partie de l'UE, naviguait en eaux troubles sur le plan politique avant le putsch, qui soulève d'ailleurs bien des interrogations.
Le président Erdogan était en vacances à Marmaris, une ville portuaire d'une beauté à couper le souffle sur la côte méditerranéenne au sud‑ouest de la Turquie, lorsqu'il a été informé de la crise le vendredi 15 juillet. On nous a dit qu'il s'est enfui quelques minutes seulement avant qu'un gang se précipite à son hôtel pour le liquider.
Soit dit en passant, Marmaris a connu bien des drames dans son histoire et nombreux sont ceux qui y ont échappé. La région où elle se trouve a été envahie par Alexandre le Grand en 334 av. J.‑C. et prise par Mehmet le Conquérant au milieu du XV e siècle. En 1798, l'amiral Lord Nelson « et l'ensemble de sa flotte ont accosté au port (...) en route vers l'Égypte pour défaire l'armada de Napoléon pendant la campagne méditerranéenne ». En 1958, la ville a été pratiquement détruite par un tremblement de terre, qui n'était cependant pas politique. (Wikipédia.)
Quelques minutes après qu'Erdogan eut quitté l'hôtel, « Environ 25 soldats à bord d'un hélicoptère sont descendus (sur l'hôtel) en tirant (...) dans une tentative apparente de s'en emparer », d'après CNN Turk.
Ne l'ayant pas trouvé, les soldats n'ont curieusement jamais pensé utiliser leur hélicoptère pour poursuivre le véhicule transportant Erdogan sur la route menant à l'aéroport le plus proche, Dalaman, à 90 minutes de là.
Plus tard, une fois Erdogan à bord de son avion, un ancien officier militaire au courant des faits a affirmé ceci :
« Au moins deux F-16 ont harcelé l'avion d'Erdogan alors que celui‑ci volait en direction d'Istanbul. »« Ils ont verrouillé leurs radars sur l'avion et sur deux autres F‑16 qui protégeaient celui‑ci. »
« Pourquoi ils n'ont pas tiré reste un mystère. » En effet.
Une fois arrivé au palais présidentiel lourdement endommagé (le parlement a été ravagé aussi, il y avait des débris partout et l'on comptait déjà 265 morts et 1 440 blessés), le président Erdogan aurait déclaré que la tentative de coup d'État était « un cadeau d'Allah ».
La purge contre les conspirateurs a aussitôt commencé, avec l'arrestation de 2 839 membres du personnel militaire et la mise en détention de 2 745 juges et avocats.
En moins d'une semaine, 60 000 personnes ont été congédiées ou détenues et 2 300 institutions ont fermé leurs portes sous les ordres d'Erdogan. Les derniers chiffres s'élèvent à 70 000 personnes travaillant dans les secteurs des médias, de la santé, de l'éducation et de la justice ayant été congédiées ou détenues selon l'agence de presse Anadolu, que parraine l'État. Ce pourrait bien être le seul organe de presse qui reste, car « au moins 131 journaux, stations de télévision et de radio, magazines, maisons d'édition et agences de presse ont reçu l'ordre de fermer cette semaine seulement. » (The Independent, 31 juillet 2016)
Le président dont le pays est membre de l'OTAN et a le statut de candidat à l'Union européenne n'est certes pas un grand fervent de la liberté de la presse. Des rapports indiquent que même avant la tentative de putsch (depuis 2014), 1 845 journalistes, critiques et auteurs ont été accusés d'insulte au président, qui peut mener à une peine d'emprisonnement.
Au sujet de la plus récente répression, les propos de Tyler Durden (2), sur le site Web Zero Hedge, sont stupéfiants :
« En vertu de son premier décret attribuant des pouvoirs d'exception, (...) Erdogan a autorisé la fermeture de 1 043 écoles privées, 1 229 organismes de bienfaisance et fondations, 19 syndicats, 15 universités et 35 hôpitaux (...). Le gouvernement a aussi annoncé qu'il allait saisir les biens de toutes ces écoles, universités et institutions privées. »
Un beau petit gain, comme qui dirait, qui est sûrement l'une des plus grosses prises de biens immobiliers de l'histoire. Fait intéressant, les saisies ont eu lieu seulement deux jours après que Standard and Poor « a réduit encore plus la notation de la Turquie à l'état de pacotille, en disant que la tentative de putsch a compromis l'économie et le climat d'investissement du pays ».
« Elle a désormais une notation double B avec perspectives négatives, ce qui laisse présager d'autres baisses de notation. » (Wall Street Journal, 20 juillet)
Il n'y a rien de tel que des biens immobiliers de premier ordre pour se reprendre quand les temps sont durs.
Cette prise de biens immobiliers est-elle légale? Il se pourrait bien qu'à l'instar des droits de la personne, le droit lui-même soit mis en veilleuse, puisque les juges sont devenus une espèce menacée.
D'autres chiffres liés à la purge donnent des frissons dans le dos. Selon The Independent, le 21 juillet 2016 :
· 9 000 policiers ont été congédiés
· 6 000 membres du personnel militaire ont été arrêtés
· 15 200 enseignants et autre personnel de l'éducation ont été congédiés
· 6 500 employés du ministère de l'Éducation ont été suspendus
· 1 577 doyens d'université ont été sommés de démissionner
· 8 777 employés du ministère de l'Intérieur ont été suspendus
· 1 500 employés du ministère des Finances ont été congédiés
Deux cent cinquante membres du personnel de Turkish Airlines, le quatrième transporteur aérien en importance en Europe, ont été congédiés, dont certains s'occupaient de fonctions d'administration et de gestion.
L'opérateur de téléphonie fixe Turk Telekom, dont 30 % des actions appartiennent à l'État, a congédié des employés en « coopération avec les forces de sécurité », certains cadres ayant été convoqués par des procureurs.
À cela s'ajoutent 50 000 annulations de passeports.
Amnistie internationale a déjà publié un rapport alarmant (3) :
« (...) des rapports crédibles selon lesquels la police turque à Ankara et Istanbul aurait maintenu des détenus dans des positions douloureuses jusqu'à 48 heures, en les privant de nourriture, d'eau et de soins médicaux (...). Dans les pires cas, certains ont été roués de coups et torturés, parfois violés. »« (...) Les détails sinistres recensés ne sont qu'un aperçu des abus commis dans les lieux de détention », a déclaré le directeur d'Amnistie internationale Europe John Dalhuisen. »
Aussi :
« des détenus se trouvent dans des centres de détention non officiels, comme des complexes sportifs et une écurie. Certains, dont au moins trois juges, sont détenus dans des couloirs de palais de justice. »
En outre :
« (...) entre 650 et 800 soldats - tous des hommes - étaient détenus dans le gymnase du siège de la police d'Ankara. Au moins 300 présentaient des marques de coups. Certains souffraient de contusions, de coupures ou de fractures osseuses. Une quarantaine étaient même incapables de marcher. Deux étaient incapables de tenir debout. Une femme également détenue dans un autre bâtiment présentait des contusions au visage et sur la poitrine. »« D'après les avocats, les détenus ont été présentés aux procureurs pour être interrogés alors que leur chemise était couverte de sang. » La lecture du rapport en entier concernant un allié de l'OTAN et membre aspirant de l'UE a de quoi choquer, tout comme le quasi-silence des pays membres de l'OTAN et de l'UE. L'Occident est remarquablement sélectif à l'endroit des présumés despotes qui « torturent et tuent leurs propres ressortissants ».
Autre atrocité rapportée :
« Le principal responsable de la lutte anti-terroriste chargé de la campagne de la Turquie contre le groupe armé État islamique s'est rendu à une réunion au palais présidentiel à Ankara. On l'a retrouvé les mains liées derrière le dos, atteint d'une balle dans le cou, selon un haut responsable. » (4)
Ironiquement, la Turquie est membre du Conseil de l'Europe et assujettie aux articles de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle est aussi signataire de la Convention des Nations Unies contre la torture.
On a aussi rapporté que M. Erdogan a l'intention de proposer des changements constitutionnels pour que les services du renseignement et le chef de l'état-major de la Turquie relèvent directement de lui. Seulement quatre jours après le putsch présumé, il a parlé de ramener la peine capitale et de l'imposer à ce nombre effarant de 8 777 personnes qui n'ont même pas encore été accusées et encore moins jugées.
Il aurait demandé :« Pourquoi devrais-je les garder et les nourrir en prison pendant des années? » (5)
Il convient de se demander comment il se fait que le président et ses partisans, pris par surprise par la tentative de coup d'État, ont pu organiser la logistique nécessaire à l'arrestation, à la capture et au congédiement de 70 000 personnes en un si court laps de temps.
Dresser des listes de noms, d'adresses et de lieux de travail, organiser les équipes chargées d'arrêter des gens, d'écrire des lettres ou d'annoncer leur congédiement. Une opération d'une telle magnitude prend sûrement des semaines, voire des mois à organiser.
En abordant la question avec un homme d'affaires turc perspicace et bien avisé sur le plan politique, il a donné son point de vue : « Non, il ne l'a pas planifié, mais il a obtenu tout ce qu'il pouvait en tirer. Là encore, qui l'a placé aux commandes?
Soit dit en passant, la définition au dictionnaire du terme « cui bono » est la suivante : principe voulant que la responsabilité probable d'un acte repose sur celui qui en retire un avantage (Merriam Webster.)
Felicity Arbuthnot
Article original en anglais :
Turkey's Attempted Coup - Cui Bono? An Organized Gift From Allah? publié le 2 août 2016
Traduit par Daniel pour Mondialisation.ca
Notes
3. amnesty.org
La source originale de cet article est Mondialisation.ca
Copyright © Felicity Arbuthnot, Mondialisation.ca, 2016