Par Mohamed Daoud
Le dernier putsch raté en Turquie a mis au grand jour les clivages qui minent la société politique de ce pays. Ce qui n'était que de petites escarmouches que se livraient, depuis 2013, les deux alliés d'hier : Recep Tayyib Erdogan l'actuel président de la Turquie et le prédicateur Fethullah Gülen qui vit en exil (un exil préventif ?) en Pennsylvanie (USA) depuis 1999, se sont avérées une véritable fracture sociopolitique qui risque d'engendrer d'autres soubresauts. Mais au delà de l'euphorie des uns qui, enchantés par l'issue heureuse de ce coup de force, font des lectures idéologiques sans nuances ou tombent dans le raccourci des idées reçues et des condamnations de principe des autres, il serait plus utile de s'interroger sur ce revirement brutal dans les alliances, également sur la convergence et la divergence idéologique de ces deux partenaires, sur les conditions d'émergence et les modes de fonctionnement du mouvement ciblé par la répression, celui de Gülen en l'occurrence. Un décryptage sommaire de l'histoire de la Turquie contemporaine peut d'ailleurs servir l'analyse.
Fethullah Gülen: prédicateur ou gourou ?
Les récents aveux d'anciens adeptes de Gülen arrêtés dans le cadre de la répression post-putsch et rapportés par le journal londonien Alquds El Arabi1 renseignent sur la dimension religieuse aux vertus suprêmes qui dépassent l'entendement normal que se donne ce prédicateur. En mystique illuminé, il fait savoir, à quiconque veut l'écouter, qu'il possède des visions spirituelles, voire prophétiques, d'où sa réelle influence sur ses affidés. En fait Gülen (75 ans) est né 27 avril 19412 à Korucuk, dans la région d' Erzurum, en Anatolie orientale. Ramiz Gülen, le père de Fethullah Gülen imam de son état, lui inculquera les premiers enseignements de la religion musulmane. Une éducation religieuse, qu'il poursuivra dans la mosquée d'Erzurum. Son penchant pour le soufisme se manifestera dés l'âge précoce, il en sera profondément influencé par la lecture des textes des grands mystiques tels que le persan Djalāl ad-Dīn Muhammad Rūmī ( 1207 - 1273) et ceux du turc Badie-Ezzeman Said Nursi (1877-1960), fondateur du mouvement Nourdjou qui s'inscrit, plus ou moins, dans la continuité de la confrérie la plus influente en Turquie: la Tarîqa Naqshbandi a, dont l'histoire remonte au 14 e siècle à Boukhara en Asie centrale, et l'apport aux mouvements de réforme du 19e siècle en Turquie est très important. N'ayant pu suivre ses études interrompus depuis le primaire Gülen a pu accéder à une carrière professionnelle au sein de la Diyanet, un organisme officiel qui gère l'islam en Turquie et qui tient lieu de ministère des affaires religieuses. Imam dans la ville d'Iderne, à l'âge de vingt ans, il se consacre à sa vie de soufi et ne quitte la mosquée que pour des questions nécessaires. A partir de la ville d'Izmir où il était imam salarié de l'Etat, il lança son mouvement religieux avec comme objectif de faire de l'école un moyen de promotion intellectuelle, donnant l'occasion aux élèves de caresser des ambitions en matière d'enseignement et d'apprentissage. Et afin de faire connaitre ses idées, il sillonnera dans tous les coins du pays en animant des prêches et des conférences, ainsi plusieurs sympathisants formeront autour de lui un courant religieux. Dans les années 1980 qui coïncident avec la chute du bloc socialiste et la libéralisation de l'économie, le mouvement de Gülen prend une autre direction, celle de « concilier motivation religieuse, réussite économique et projets éducatifs ». A cette époque la libre entreprise va prospérer et « parmi ces entrepreneurs turcs figurent des hommes d'affaires, des éducateurs qui se reconnaissent dans les idées de Fethullah Gülen et dans sa vision de l'islam »3. Gülen a su allier l'Islam à la modernité en donnant une grande place aux sciences positives, en exprimant son accord pour la démocratie et le dialogue interconfessionnel d'où sa rencontre avec le Pape Jean-Paul II au Vatican (1998). Très actif, il s'impliquait dans tous les débats qui se rapportent à la société et à son organisation, à la place de la religion dans les institutions politiques et à la laïcité. Il voyage beaucoup et publie plus d'une soixantaine d'ouvrages traduits en 30 langues qui font de lui un intellectuel de valeur applaudi par divers milieux médiatiques à travers le monde. Il figurait parmi les « intellectuels les plus influents du monde » désignés par la revue américaine Foreign Policy. Penseur musulman et prédicateur hanéfite soufi, maitrisant plusieurs langues dont le persan, l'arabe et l'anglais. Dans ses écrits, il s'oppose à l'application de la Charia et à l'implication de la politique dans la religion. Dans les années 1970, il fonde son mouvement « Hizmet » (le Service), que les médias turcs nomment « Cemaat » (la Communauté) : un vaste et puissant groupe social à base religieuse, voire un ensemble de réseaux décentralisés et transnationaux, sans structure hiérarchique. La pensée de M. Gülen, exposée dans ses livres et dans ses rares déclarations publiques ou entretiens, lie et inspire les membres de cette communauté4. Et bien qu'éloigné de l'activité politique et évitant de faire des déclarations à la presse, Gülen est incontestablement un leader charismatique.
La grande puissance et l'envergure transnationale de ce mouvement et l'influence qu'il exerce sur ses disciples ont suscité plusieurs interrogations sur sa nature et sur ses desseins. Gülen est puissant de par ses milliers d'écoles, de son empire médiatique et financier, de ses entrées dans l'administration, la police, l'armée et la justice dans son pays natal. Ce qui met en évidence une entreprise colossale bâtie morceau par morceau et étape par étape. Et à ce propos Gülen insiste dans les orientations qu'il diffuse à l'intention de ses disciples, en affirmant: «qu'avec la patience d'une araignée, nous tissons notre toile pour attendre que les gens soient pris dedans ».
Ceci amène certains analystes à qualifier ce mouvement de « monde obscur » aux contours indéfinis et même de « secte » selon ses ex-membres, une « organisation secrète » qui conspire afin d'étendre son pouvoir en Turquie5. Les adeptes se comptent par millions disséminés à travers le monde, Gülen est leur leader, leur idole, leur gourou, bref «un idéologue qui ne tolère aucune contestation, et qui n'est intéressé uniquement que par le pouvoir et l'influence, non par la compréhension et la tolérance. Ils disent qu'il rêve d'une nouvelle ère dans laquelle l'islam dominera l'Occident »6. Un idéal de domination totale que caresse Gülen -même si c'est trop tard pour lui, vu son âge avancé et ses nombreuses maladies- et qui passe par la soumission totale de ses adeptes à son emprise. Dans ce genre de rapports, certains disciples de la secte peuvent être dépossédés « même leur capacité de discernement et de jugement. Ils seront donc entièrement assujettis au leader »7, ce qui facilitera le travail de fascination du leader et renfoncera les dispositions de crédulité, d'obéissance des disciples et de lavage de cerveau.
Le Gülenisme : mouvement politique ou secte religieuse?
A la différence des mouvements de l'Islam politique, Gülen s'appuie sur les écoles non sur les mosquées, son but est de constituer une élite très compétente qui occupera des fonctions au sein de l'appareil étatique. Ces différentes activités suscitent de nombreux avis contradictoires : «pieuvre qui étend lentement mais sûrement ses tentacules selon une stratégie de dissimulation de sa véritable nature (islamiste) pour les uns, arbre plein de vie, de générosité et de fécondité qui change positivement la vie de dizaines de milliers de personnes dans le monde pour les autres »8. Il faut préciser que le mouvement est né dans un contexte laïc où toute référence à la religion était suspecte.
En s'appuyant sur les réseaux crées par son père spirituel, le réformateur Said Nursi, il créa des centaines d'écoles en Turquie et à l'étranger. On parle d'environ 4000 écoles privées en Turquie et de plus de 500 dans d'autres pays. L'idée de départ était d'alphabétiser des classes populaires et moyennes en Anatolie, avec une visée lointaine qui était d'arriver à donner à cette élite acquise à son système de pensée les possibilités « d'éradiquer le sécularisme kémaliste de la société turque et des institutions d'état, avec l'objectif de les remplacer avec des valeurs islamiques »9. Pour ce faire Gülen va œuvrer à créer d'autres espaces et relais déployer son mouvement et lui assurer un ancrage populaire. Cette fois-ci il s'intéresse aux médias, il procède à la mise en place d'un important journal « Zaman », ce quotidien à grand tirage sera diffusé dans plusieurs langues, notamment en français10. Gülen lance subséquemment en 1993 une chaîne de télévision (Samanyolu), et en 1994 il crée une Fondation pour les Journalistes et les Ecrivains, dont il en sera le Président d'honneur. Il s'ouvrira par le biais de cet organe sur le monde des idées et des débats qui met face-à-face différents courants et nationalités. Gülen est très entreprenant, il fédère plusieurs énergies et compétences, dont « le Tuskon », un syndicat patronal actif jusque dans les couloirs de la Commission européenne à Bruxelles11, et il organise annuellement dans plusieurs villes de la Turquie, les "Olympiades de la langue turque" qui voient la participation d'un nombre important d'enfants qui viennent de plusieurs pays du monde.
Il a réussi à s'introduire dans les coulisses du Congrès américain où il a pu mobiliser 30 à 40 de ses membres afin de défendre ses intérêts. Il a même fondé à Washington, la Turkic American Alliance, destinée à encadrer des centaines d'associations culturelles affiliés à son mouvement12.
D'aucuns se posent les questions sur les rapports de Gülen avec les officines étrangères, dont le bosniaque Osman Softic, un spécialiste des mouvements islamistes contemporains, et qui y dévoile dans ses écrits, les grandes faveurs dont jouit Fethullah Gülen auprès de la Central Intelligence Agency (CIA) et même des amitiés13, à cause de son profond sentiment anti-communiste et d'une propension pour le capitalisme entrepreneurial. D'autres sources citent l'utilisation par cette officine des écoles de Gülen comme couverture pour 130 opérations d'espionnage de la CIA au Kirghizistan et en Ouzbékistan, ainsi les américains lui garantissent une protection dans leur pays et une promotion médiatique qui passe sous silence les activités obscures de son mouvement.
Reste à savoir comment l'argent est amassé lors de ces différentes activités, et comment il est distribué. La première modalité, reste la Zakat, à laquelle les musulmans s'y attachent beaucoup, étant le troisième pilier de la religion, et comme deuxième procédé : la culture du don (Es-Sadaga) qui est également essentielle pour les adeptes de l'Islam. En utilisant plusieurs instruments de rentabilisation financière (écoles, activités, revues, journaux, ONG, etc.), le mouvement « génère des sommes colossales, et il est possible de parler aujourd'hui de véritable empire financier »14. Des sources turques les évaluent à des dizaines voire des centaines de millions de dollars glanés chaque année. Les partisans du mouvement, quelque soit le lieu où ils habitent (en Turquie ou à l'étranger) et chacun selon ses moyens (fonctionnaire, homme d'affaire, avocat, médecin, etc.), doivent verser obligatoirement chaque mois, une certaine somme. Cet argent parvient à titre personnel et loin des circuits bancaires aux responsables du mouvement, qui en disposent à leur convenance. Le leader du mouvement Gülen reçoit également sa part, et selon certains de ses proches qui sont passé aux aveux lors des enquêtes sur le dernier putsch, un grand officier de la base militaire Engerlick lui fait parvenir de l'argent en se servant d'un avion (F 16) qu'il envoyait régulièrement pour maintenance aux Etats-Unis»15.
N'étant pas un parti politique au sens moderne du terme, à l'instar des « partis de cadres tels que les partis whigs et tories en Angleterre ou les partis de masse » selon la classification de Maurice Duverger, la structuration du mouvement Gülen pose problème. Généralement les partis politiques ont des structures organiques, un programme politique, des candidats à mandats électifs, un siège central et des ramifications locales et régionales. Contrairement à ce schéma plus ou moins admis, le mouvement Gülen n'a ni adresse, ni compte bancaire, ni boite mail et la « Cemaat » opère en secret et c'est à Gülen d'orienter le mouvement à travers ses écrits. Les membres qui sont proches du cercle restreint de Gülen contrôlent la plupart des organisations importantes au sein du mouvement, les maisons d'édition et les fondations et « les différentes régions du monde, comme l'Asie Centrale et l'Europe, sont gérées par un « frère ». En Turquie la hiérarchie s'étend tout du haut jusqu'au bas de l'échelle des «frères » nationaux et des «frères » locaux situés dans les quartiers des villes.
Les maisons de lumière (mélange de résidence d'étudiant collective et d'école coranique) fondées à l'étranger recueillent les jeunes «Fethullaci » (les fidèles de Gülen) pour suivre leurs formations dans diverses disciplines, et souvent à titre gracieux. Ces derniers seront redevables au mouvement toute leur vie et serviront la cause de Gülen. Pour garder l'homogénéité du mouvement certains membres sont appelés à se marier au sein du mouvement, d'autres à couper les liens avec leurs familles d'origine. Pour les internes, les privations sont nombreuses, pas de télé, pas de musique, pas de livres étrangers à l'idéologie du mouvement et surtout pas de livres de Darwin ou de Sartre. Certains n'hésitent pas à qualifier ce mouvement de secte semblable à « la scientologie », (un mouvement religieux lié à une église qui est apparu au 20 ème siècle et qui utilise de contestables techniques de lavage de cerveau)16, d'autres spécialistes à l'exemple du sociologue néerlandais Van Bruinessen voient des parallèles entre le mouvement Gülen et la société catholique secrète de l'Opus Dei 17, qui, en refusant toute transparence sur ses activités« excite la curiosité et l'hostilité, suscitant même quelquefois des fantasmes de complot»18.
En effet Les caractéristiques du mouvement güleniste ressemblent parfaitement à celles de l'Opus Dei fondée à Madrid en 1928 par un jeune prêtre, Josemaria Escriva de Balaguer dans l'Espagne franquiste (clandestinité discrétion, prosélytisme, haine obsessionnelle du communisme, valorisation du travail et de la réussite). L'Opus Dei se prétend toujours « laïque » mais ce sont les prêtres qui détiennent le vrai pouvoir et occupent tous les postes de commandement. L'indulgence de l'Opus, pour le fascisme a mené ses membres à s'engager dans le franquisme. En favorisant le culte de la réussite matérielle et le règne du capitalisme libéral, cette organisation a créé par là « une église dans l'église »19.
D'autres, parmi les analystes et les officiels turcs20 n'hésitent pas à le comparer à Ayatollah Khomeiny (à l'exemple de Michael Rubin, historien américain et spécialiste du Moyen-Orient) et, d'autres21 le comparent à Hassan Es-Sabah), on peut même faire le parallèle entre ce mouvement et les mouvements ésotériques et souterrains (Elharakat el batinya) de l'Islam médiéval tels que : les « outranciers » (ghulāt) des premiers siècles de l'islam, les adeptes du chiisme ancien ; l'ismaélisme pré-fatimide, le soufisme, le malāmatisme, les mouvements messianiques de l'époque post-mongole, et la philosophie mystique »22. Ces mouvements étaient très organisés et très hermétiques, donnant lieu à l'instauration de l'état fatimide (an 297 de l'hégire/ 910 après JC) et du mouvement des Qarmates, des Hachachine (secte des assassins) qui ont commis des assassinats au nom de l'Islam ».23 De toute manière il y a une ressemblance frappante entre Gülen et Hassan es-Sabah « le vieux de la montagne » et l'Imam Ayatollah Khomeiny « l'étrange hôte de Neauphle-le-château », de par leur réclusion et de par leur direction d'un mouvement politico-religieux, dans la perspective d'une prise de pouvoir. Certains analystes à l'instar du sociologue américain Joshua Hendrick se posent des questions sur la grande efficacité de la confrérie qui « a accompli en moins de quarante ans en Turquie ce qui a pris un siècle et demi aux mormons (une autre doctrine issue de l'église) aux États-Unis »24.
Pour les disciples de Gülen, dont on peut citer Bülent Kenes Bülent Keneş rédacteur en chef de Today's Zaman il est semblable à Mandela "pour son leadership", et à Gandhi "pour sa vision", et dit le voir "devenir plus démocrate et plus tolérant"25.
Ce mouvement opère de la même manière que les mouvements fondamentalistes, c'est-à-dire toutes les radicalités religieuses qui défendent une conception intransigeante de la religion, au risque d'une confrontation avec la société environnante », pour eux, il n'y a qu'une seule vérité et qu'on ne peut la discuter, ce qui fait que l'autorité normative « qu'elle soit placée dans une tradition, un leader, ou dans un texte, constitue un trait fédérateur pour tous les mouvements religieux radicaux »26.
Sauf que le mouvement Gülen est apparemment un mouvement tolérant et ouvert, puisqu'il entretient des relations avec diverses communautés, Ils possèdent à peu prés environ quinze «associations de dialogue », comme le Forum pour le Dialogue Interculturel (FID) de Berlin. Les conférences organisées par ces associations réunissent des hommes des différentes religions monothéistes. Le mouvement Gülen relève-t-il de la « religion civile » (civil religion), concept utilisé par la sociologie américaine (dont Robert Bellah est le principal promoteur), ce sociologue s'appuie sur le Contrat social (qui prône le vivre ensemble, tel que développé par Jean-Jacques Rousseau) pour désigner des mouvements à base religieuse se consacrant à des activités séculières au sein de la société27. Tout est fait par Gülen et ses disciples pour donner un caractère séculier à la pratique religieuse.
Seulement l'idéologie que prône Gülen n'est pas très différente des idéologies islamistes, on y retrouve pêle-mêle, la lutte contre le communisme, contre l'occidentalisation, la laïcité, l'athéisme et le darwinisme. Mais contrairement aux autres mouvements islamistes radicaux, la réislamisation de la société turque, passe par des moyens pacifiques,« les sympathisants de Gülen ne manifestent pas pour la charia et le jihad »28, il leur est dit d'opérer en sous-marins pour réaliser une nouvelle ère musulmane et d'ébranler l'État turc et le moment venu d'assumer la pouvoir, il leur conseille d'éviter les actions prématurées, qui seraient fatales au mouvement : « Vous devez pénétrer les artères du système sans que personne ne remarque votre présence jusqu'à ce que vous atteignez tous les pouvoirs centraux... jusqu'à ce que les conditions soient favorables »29.
La réalisation des objectifs du mouvement, l'oblige à rester loin des regards indiscrets et quiconque sera tenté de fouiner dans les affaires de la confrérie sera traité de conspiration et paiera lourdement son audace. Ilhan Cihaner, (aujourd'hui député du CHP : opposition sociale-démocrate laïque), en sait quelque chose. En tant que procureur dans la ville d'Erzincan en 2007, il a engagé des poursuites contre de la confrérie soupçonnée de détourner des fonds humanitaires et de donner des cours d'éducation coranique à des enfants d'âge préscolaire, et il fut arrêté et jeté en prison contrairement aux lois en vigueur30. Le journaliste Ahmet Sik établi à Istanbul, a été arrêté également en mars 2011 et le manuscrit, de son livre sur le mouvement Gülen, «Imamin Ordusu» (« l'armée de l'Imam»), confisqué.
Erdogan/Gülen :la révolte du « fils » contre le « père » ?
Telle une révolte filiale (comme décrit dans la mythologie grecque, où soit le fils ou la fille qui convoite le pouvoir réel sinon symbolique du père), Erdogan s'insurge contre son père spirituel Gülen, par la mise en œuvre de plusieurs actions afin d'affaiblir son mouvement « Hizmet », voire l'éradiquer totalement, (ainsi toute personne susceptible d'avoir des relations avec les gulenistes est soit arrêtée ou éliminée de l'appareil étatique et du parti AKP). Mais cette fois-ci c'est le « fils » qui a le pouvoir et c'est le « père » qui veut l'en déposséder.
Possédant la même base sociale et les mêmes ennemis, les deux sont arrivés à unir leurs efforts depuis 2002 et de neutraliser leurs adversaires politiques : les kémalistes au sein de l'armée, mais celle-ci affaiblie, « il était naturel que l'alliance conçue pour l'affronter en perdant sa principale raison d'exister finisse par se craqueler »31.
Quelles sont les raisons de cette dés-alliance, un problème d'ego ou autre chose ? Il est évident, de par son aura, Gülen est la personnalité religieuse la plus populaire en Turquie, il fait de l'ombre à son poulain d'hier. Erdogan a entrepris partir de 2013 des actions pour ne plus se soumettre à l'autorité spirituelle de Gülen, son alliance avec ce dernier était conditionnée par la rupture avec les thèses de Necmettin Erbakan, fondateur de l'islam politique turc influencé par l'idéologie des Frères musulmans arabes. Ainsi son arrivée au pouvoir en 2002 a été facilitée par la rupture avec l'islam politique révolutionnaire pour s'en tenir à un conservatisme plus consensuel, tendant vers plus de démocratie et de pluralité politique, un peu à l'exemple des mouvances chrétiennes démocrates d'Europe occidentale32. Puis surviennent en 2011 les soulèvements du « Printemps arabe », fort de ses succès économiques et populaires, Erdogan propose sa gouvernance comme un modèle à suivre pour les islamistes du Monde arabe, ce qui va déplaire à son rival qui va le critiquer sur ses ambitions de séduire les peuples arabes, en tentant de lever l'embargo sur Ghaza par le biais de la flottille humanitaire33.
Afin de déstabiliser le gouvernement d'Erdogan les disciples utilisent une méthode bien classique : ébruiter les affaires dans les médias puis mettre en branle l'appareil policier et judiciaire, dans lequel ils sont fortement infiltrés.
Présents dans tous les rouages de l'Etat, les gulenistes ont vu leurs appétits en matière de prérogatives grandir et menaçaient l'autorité du gouvernement. Ayant pris conscience de la dérive du mouvement qui « devenait pratiquement plus puissant que le gouvernement élu démocratiquement »34, Erdogan a pris un certain nombre de mesures allant à l'encontre des intérêts des gulenistes. Ce qui a donné lieu à un conflit qui allait grandissant. Tout d'abord la décision du gouvernement de fermer les « dershane », (écoles gulenistes), avec l'approbation du Parlement turc35. En fermant ces écoles et centres privés de préparation aux concours universitaires AKP frappe la confrérie là où ça fait mal. C'est dans ces institutions éducatives que la confrérie a constitué le gros de ses troupes. Les parlementaires ont fixé au 1er septembre 2015 la date butoir pour la fermeture de ces écoles fréquentées par des millions d'étudiants turcs dans l'espoir de s'ouvrir les portes des grandes écoles et universités36.
La contestation qui a suivi le projet de transformer le parc Gezi en un grand centre commercial et financier à caractère international. Ce parc où toutes les rencontres s'y organisent: mariages, troupes de musique, jogging, etc., qui fait de lui un espace de liberté au quotidien et un concentré d'imaginaires, un lieu de sociabilité et de mémoire, symbole historique et politique37. Cette volonté de le transformer en forum et économique commercial a suscité plusieurs protestations qui ont pris de grandes ampleurs et dans plusieurs villes, réprimées violement par la police. Plusieurs politiques turcs y ont vu une dérive totalitaire d'Erdogan, dont le mouvement Gülen.
Autre question qui fait l'objet de litige entre les deux hommes, la tentative du gouvernement Erdogan de jeter les ponts avec l'opposition kurde, le mouvement les gülenistes ont émis des réserves et ont fait échouer, en révélant la teneur des négociations secrètes, par médias interposés en 2013 des médias pro-Gülen 38.
Défiant encore une autre fois l'Etat et le gouvernement élu démocratiquement, les gulenistes usent de leurs réseaux d'influence et de la présence de leurs membres au sein de la police et dans l'appareil judiciaire, et rendent publiques des enregistrements téléphoniques de responsables de l'AKP, et procèdent à l'ouverture d'enquêtes et à l'arrestation de responsables politiques liés au gouvernement. Suite à cette affaire, trois ministres soupçonnés de corruption, démissionnent. Pour le gouvernement d'Erdogan : c'est une conspiration orchestrée par la confrérie des gulenistes.
Le 19 janvier 2014, le réseau Gülen bien infiltré dans l'appareil étatique intercepte un camion appartenant aux services secrets turcs (MIT). Ce camion contenait des armes qui devraient être confiées aux opposants syriens, et de déstabiliser le gouvernement AKP les informations ont été divulguées aux médias.
Un autre point de discorde entre les deux mouvements, c'est la politique étrangère. Contrairement à son rival, Gülen a toujours prôné le dialogue avec l'Occident, les Etats Unis en tête, avec les autres religions et civilisations. Erdogan s'est inscrit dans une autre orientation en appuyant les thèses des Frères musulmans en Egypte et en tendant la main à l'Iran39.
Autre affaire très grave, celle-ci, remonte au procès « Ergenekon » en 2013 qui consiste dans la découverte des armes et des explosifs lors d'une opération antiterroriste en 2007 chez un ancien officier de l'armée. Le procès conduit par des magistrats et policiers proches de Gülen à semé le trouble entre les deux personnalités.
Le putsch manqué : l'œuf cassé avant terme ?
Au vu de l'ampleur des arrestations et purges que subissent les membres de la confrérie de Gülen qui mène une existence de reclus et d'austérité dans les montagnes de Pennsylvanie, et qui nie toute accusation émanant d'Ankara, on pourrait supposer que ce leader a prédit cette situation, dont il se plaisait à dire à ses disciples : « S'ils(les fidèles) font quelque chose de prématuré, le monde écrasera nos leaders, et les musulmans souffriront partout. (...) vous devez attendre jusqu'à un tel moment que vous ayez en main tout le pouvoir de l'État (...) Jusqu'à ce moment, se contenter d'un pas franchi sera trop prématuré - comme casser un œuf sans attendre les 40 jours entiers nécessaires à son éclosion. »40. Gülen nie toute implication de son mouvement dans ce coup d'Etat raté, mais au vu du dispositif des ressources humaines formées et introduites dans l'appareil étatique, et dont l'enjeu était le contrôle de l'Etat, tout l'accable. Cependant le coup a été apparemment bien préparé mais mal exécuté, ce qui a été une grande opportunité pour Erdogan de renforcer ses pouvoirs et de nettoyer les institutions de tous ses adversaires politiques. En attendant d'autres éclaircissements et informations sur les tenants et aboutissants de ce coup de force avorté, il est évident que l'échec du putsch du 15 juillet 2016 a renforcé Erdogan.
Le soutien populaire dont il jouit, et de l'appui de la majorité des partis politiques turcs, de droite comme de gauche, l'ont confirmé dans son rôle de l'homme fort du moment. Sa normalisation avec la Russie aura des retombées sur les nombreux conflits dans la région du Moyen-Orient, la Syrie, en particulier, qui vit un cauchemar qui dure depuis cinq années. Les deux pays divergent quant au maintien de Bachar El Assad au pouvoir. Mais il est trop tôt de se prononcer, même si sur les questions des échanges économiques et commerciaux entre les deux pays, tout parait bien marcher surtout au niveau de la coopération en matière d'infrastructures et d'armement, l'Union Européenne et les USA ont exprimé leurs inquiètes quant à ce rapprochement entre les deux Etats. Désormais les USA sont mis sous pression par le gouvernement d'Ankara qui les accuse d'avoir soutenu le putsch manqué. La livraison de Gülen aux autorités turques semble plus facilitée par la tournure des événements, les Américains étant plus pragmatiques, ils ont sacrifié leurs amis pour préserver les intérêts. Ainsi l'avenir du mouvement Gülen semble complètement scellé, c'est la disparition totale qui le menace, l'argent glané par le mouvement amplifiera certainement les divisions en son sein, elles seront plus farouches avec la disparition du vieux Fethullah Gülen.
Professeur Mohamed Daoud,
Université Ahmed Benbella Oran 1
4 www.monde-diplomatique.fr/2014/03/
6 Idem
10 havredesavoir.fr/mouvement-gulen-les-dessous-dune-confrerie-religieuse-qui-reve-de.
11 www.lexpress.fr/.../turquie-fethullah-gulen-l-imam-qui-fait-trembler-erdogan_13228.
12 Idem.
18 Idem
19 Idem
20 alquds.co.uk : idem
21 Erdogan (interview avec France 24 du ?)
24 www.lexpress.fr/.../turquie-fethullah-gulen-l-imam-qui-fait-trembler-erdogan_13228
25 Idem
27 Le monde diplomatique du Mars 2014, page 6
28 www.turquieeuropeenne.eu › Articles › Articles 2012 › 03 - Troisième trimestre 2012
29 turquieeuropeenne.eu -2nde-partie.html
31 sciencespo.fr/.../entre-mysticisme-et-politique-le-mouvement-de-fethullah-guelen-en-t.
32 www.alterinfo.net › ALTER INFO
33 Idem
34 havredesavoir.fr/mouvement-gulen-les-dessous-dune-confrerie-religieuse-qui-reve-de.
35 Idem
36 www.institut-bosphore.org/upload/publication/758291396357615.pdf
37 www.lemonde.fr/.../2013/.../gezi-parki-un-lieu-symbolique-de-la-liberte_3425519_3.
38 www.lorientlejour.com/.../erdogan-et-gulen-lhistoire-dune-alliance-qui-a-tourne-au-vi
39 www.lexpress.fr/.../turquie-fethullah-gulen-l-imam-qui-fait-trembler-erdogan_13228..
40 www.turquieeuropeenne.eu › Articles › Articles 2012 › 03 - Troisième trimestre 2012
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